C'est sous forme de "petite contribution au débat sur les travers du théâtre contemporain" que Jean-Pierre Siméon apporte une réflexion sur la façon de faire du théâtre aujourd'hui. Fort de son activité de poète et de dramaturge, et d'une fréquentation assidue des lieux de création contemporains (dont les fameux CDN (a)), Siméon pointe notamment deux tares susceptibles d'éloigner le théâtre du public : l'esprit de sérieux et la haine du sentiment.
Les deux sont liés : si l'auteur se méfie de la seconde, ce n'est pas par anti-intellectualisme démagogue. Ce qu'il juge délétère, c'est la propension à coder et sur-coder la création artistique, jusqu'à faire du "savoir savant" "l'origine et la fin de l'œuvre" : "comme si on ne pouvait plus faire l'amour sans un livre d'anatomie à la main et sous l'injonction experte d'un sexologue qui aurait pris ses quartiers dans le lit même de l'acte" (28). L'esprit de sérieux qu'épingle Siméon, c'est l'intellectualisme desséchant incapable d'atteindre plus loin que le cercle des pédants ou des pseudos-intellos qui ne comprennent rien mais font comme si… celui qui refuse de "tomber dans le pathos", de se laisser aller aux larmes, ou -pire encore!- d'exalter ce qu'il y a de meilleur chez l'humain. Le "sentiment du oui", la célébration de la "part heureuse" de l'existence seraient ainsi devenus ringards au profit d'une nouvelle doxa : les guerres, les génocides, etc. prouvent bien à quel point l'homme est malsain jusqu'à l'os ! On pense forcément ici aux spectacles à scandales qui, à la fois par un désir quelque peu puéril de choquer le bourgeois et par conviction sincère que l'humanité est intrinsèquement négative, se complaisent dans l'affichages de corps monstrueux, hurlants, générateurs de sang et d'excréments, etc. Pourtant, rappelle de façon salutaire Siméon, "il n'y a pas de vérité du monde [et] si l'art et la littérature forment la saisie la plus avancée, la plus approchée d'une vérité introuvable, c'est justement parce qu'ils multiplient des points de vue irréductibles les uns aux autres" (22) : "il n'est pas question de nier que la condition humaine est noire autant qu'elle a de clartés, que les clartés ne peuvent être valablement célébrées qu'autant qu'elles sont comprises comme une lutte contre le noir" (24).
L'auteur reproche en outre à ce "théâtre à l'estomac" de se placer en opposition au public : non content de lui délivrer une vérité sur ce qu'est l'homme, on suscite exprès en lui "rejet et répulsion". L'adhésion, quelle ringardise ! Ce qui importe, c'est la mise à distance, l'ironie de ceux à qui on ne la fait pas. Il s'agit là d'une erreur de plus selon Siméon, qui prend l'exemple de la peinture : il explique ainsi que Le cri de Munch ou Guernica de Picasso émeuvent en parlant de la détresse humaine et suscitent la compassion, "qui implique le lien entre le spectateur et la misère montrée" (36). C'est ce type de relation entre le public et la scène qu'il s'agit de privilégier, pour éviter que le premier ne s'éloigne. "Que vaut-il mieux", demandait récemment Régis Debray, "le peuple privé d'art, dont l'idée effrayait tant Vilar, ou bien l'art sans peuple, autiste et heureux de l'être ?". Toutes les explications du monde, souligne Siméon, ne suffisent pas à faire oublier que la principale raison pour laquelle les gens ne vont pas théâtre, c'est qu'ils ont peur. Peur de s'ennuyer, peur de ne pas comprendre. D'où un double appel : premièrement, dédramatiser la relation à l'œuvre d'art, accepter que le théâtre, au fond, n'est pas quelque chose de grave, qu'il n'y a pas de quoi se la jouer; deuxièmement, inciter les CDN à proposer davantage de petites formes théâtrales, de durée courte mais intenses, dénuées de la sacralité qui fait parfois ressembler des salles de spectacle à des cathédrales. "Il faudrait [multiplier] les actes théâtraux et poétiques, petits, courts, légers dans leurs dispositifs, indemnes de l'obsession du remplissage, où l'on se rendrait comme par mégarde, plutôt insouciants" (46). Utopique ?
(a) Centre Dramatiques Nationaux
A lire : Jean-Pierre Siméon, Quel théâtre pour aujourd'hui?, Les Solitaires intempestifs, 2007 ; Régis Debray, Sur le pont d'avignon, Flammarion, 2005.