Jean Genet, centenaire, autrement « ouvert » et prolongé

Je ne sais si Le Balcon (1956), pièce de Jean Genet, a pu ou non inspirer en partie, autant que Sade, son Salò ou les 120 journées de Sodome à Pier Paolo Pasolini… J’aurais dû m’en informer, au cours d’une conversation à bâtons rompus, auprès de Brigitte Brami. Sans doute m’aurait-elle répondu « peu importe ». Brigitte Brami, spécialiste de Genet, animera, dimanche 5 décembre, à l’Hélicon Café (établissement parisien considéré musico-littéraire, artistique et féministe), une seconde « rencontre » sur Genet, centrée cette fois sur Le Balcon. S’y trouver au parterre vous incitera sans doute à dévorer l’œuvre de Jean Genet.

Mener un entretien avec Brigitte Brami relève de l’exploit. Surtout si on la connaît un peu. Peut-être parvient-elle à mener les entretiens qu’elle peut avoir avec des gens qui lui sont étrangers, sachant leur fournir un « fil » pour évoquer son approche osmotique contrariée – car non-réciproque : elle n’a sans doute jamais rencontré physiquement Genet, et j’ai oublié de lui poser la question – de l’œuvre poétique, romancée, théâtrale, et polémiste de l’auteur du Balcon. C’est une pièce, indique la quatrième de couverture de l’édition menée par Michel Corvin pour Gallimard (Folio théâtre), qui se déroule dans un singulier bordel, soit une « maison de passes » et sans doute d’estocades entre des gens qui jubilent (ou le tentent) en interprétant des personnages détenteurs du pouvoir : du sabre (général), du goupillon (évêque), de la balance (juge), du sceptre (un chef de la police aspirant à la fonction de guide, conducator, caudillo). Corvin fut l’un des profs de Brigitte Brami, et il la mentionne en note bibliographique. Elle parlera, lors d’une « causerie » à l’Hélicon Café (16 h 30, dimanche 5 déc., 99, rue de Charenton, Paris), de l’espace dans ou plutôt du Balcon. Peut-être se vérifiera-t-il que mon intuition relative à Pasolini et Genet n’est pas si sotte.

En tout cas, a posteriori, j’ai découvert en ligne un texte universitaire d’Arnaud Marie sur cette pièce qui évoque aussi Pasolini (et les balcons d’Orgie et d’Œdipe Roi) et Garcia Lorca (La Maison de Bernarda et Les Amours de Don Perlimplin). Avec Brigitte Brami, j’ai plutôt eu tendance à parler de balconnets (de bustiers) et de sensualités. Lesbienne qui ne mourra pas plus idiote (petite provoc’ destinée à faire hurler dans les chaumières saphiques et à écrire pour… Google) que Genet (homosexuel assez transgressif pour finir par, aussi, aimer – à sa manière – les femmes), Brigitte Brami a comme son « compagnon » découvert d’autres approches sensuelles en détention, puis en cavale.

 

Contrairement à une Jeanne Moreau ayant tôt découvert la marginalité et la voyoucratie (petite ou grande, et elle sera rabatteuse d’occasion, de beaux garçons pour Genet), Brigitte Brami fut, jusqu’aux abords de la trentaine, une « jeune fille rangée ». Tout bascule par hasard, sans qu’elle ait pu prendre garde, en consultant Michel Dubec, psychiatre et expert devant les tribunaux, qui finit par l’éconduire professionnellement. S’ensuit une vindicte réciproque : il la fait condamner pour harcèlement, elle mène une cabale contre son livre, Le Plaisir de tuer, purge six mois de détention à Fleury (sur un an prononcé, n’y reste que de juin à novembre 2008), puis, à l’issue d’un second procès lui étant défavorable, elle file en cavale d’octobre 2009 à la mi-avril 2010. La justice a fait fi d’une audition en garde à vue totalement hors les clous, mais se montre compréhensive par la suite. Elle a, assure-t-elle, totalement « tourné la page », et voue désormais Michel Dubec à son oubli. « La cavale est beaucoup plus éprouvante que la détention, en tout cas en courte peine, si la vie vous a un peu armée pour la supporter, car dans un cas, on est pris en charge, et de l’autre, c’est une lutte de tous les instants… ».

La détention, « contrainte par corps », l’a paradoxalement rendue « plus désirante », et la cavale rendue encore plus proche « des milieux interlopes des quartiers nord de Paris, la porte de la Chapelle, les Quatre chemins, de la proche banlieue, Aubervilliers, Montreuil » et de ces toxicos prostituées, vendant du sexe aux hommes, « femmes fortes, libres, malgré leurs possibles dépendances à des drogues, qui ont un rapport particulier au corps », dont celui des femmes, le leur et ceux d’autres femmes, dont celui de Brigitte. Entre quelques phases de répit en province, chez des amies, elle galère. « En cavale, il n’y a que les milliardaires et les menteurs qui peuvent dire ne jamais avoir connu de graves ennuis. On essaye d’avoir deux-trois longueurs d’avance sur ses poursuivants, mais en général, on n’en a qu’une, très courte… On se fait voler, parfois tabasser, guetter dans les parkings où on se réfugie, quittant un hôtel sordide à l’aube sans trop savoir lequel autre trouver pour la nuit suivante. ».

Être en détention, en fuite, au contact de cet outre-monde, cela permet-il de mieux comprendre, appréhender, sinon Genet, du moins ses écrits, récits, entretiens ? « Genet ne se résume pas à la prison et pour moi, libre ou non, au contact ou à l’écart de ces fréquentations, il est surtout un soutien pour apprendre un savoir vivre, sans trait d’union. J’ai sans doute mieux appréhendé Genet depuis Fleury et la suite, mais ce n’est pas une compréhension intellectuelle. Le savoir est livresque, la connaissance est de l’ordre de la compréhension éprouvée, du sentiment qu’il exprima d’avoir vécu tant de fins du monde que celle-ci ne pourrait vous détruire… ».

 

C’est tôt, alors qu’elle est, vers 1995, en année de licence de lettres que Brigitte Brami s’ouvre, sous l’égide de Marie Redonnet, déjà « totalement », à Genet. Suit ce qui serait à présent un mastère, diverses publications universitaires sur l’œuvre, et un projet de thèse, non soutenue. « 15 ans plus tard, elle serait encore en gestation si je renonçais à l’exhaustivité que je tentais d’atteindre et surtout si je renonçais à l’honnêteté par rapport à un homme qui n’aurait sans doute pas trop aimé être ainsi institutionnalisé. Pour ne pas tomber dans l’imposture, il faut créer une œuvre à côté, ce que sera mon court texte : je mets mes pas dans les siens, à une toute autre époque, ayant vécu des choses similaires mais aussi tout autre chose… ». Ce sera, vers février 2011, un 32 pages pour Indigène éditions, et d’une certaine manière par et pour la cofondatrice de cette maison, Sylvie Crossman.

C’est sans doute grâce à la rencontre avec l’actrice, scénariste et réalitrice Brigitte Sy, qui avait tourné Les Mains libres (voir aussi le texte de Brigitte Brami sur C4N), film sorti depuis en DVD, qui la retrouvera peut-être pour un futur projet plus étroitement commun, qu’elle a osé décrocher son téléphone pour contacter Sylvie Crossman, des éditions Indigène. « C’était le 4 mai dernier, et cette rencontre aurait pu être qualifiée par André Breton d’hasard objectif, de “ farce de l’inconscient ”, que je fais la connaissance de Brigitte Sy. Rentrée chez moi, je visionne son court-métrage, Fruits de mer, véritable miracle poétique en trois minutes, qui me rend la foi dans la vie, brise un cercle vicieux d’une quinzaine d’années pour entamer un cercle vertueux. Tout s’enchaîne ensuite magnifiquement… ». Ce petit livre, La Prison ruinée (titre provisoire valant citation du Captif amoureux de Genet), s’est décidé une semaine après que Brigitte Brami a convaincu oralement Sylvie Crossman qu’elle n’écrirait pas sur Genet mais « dans la tradition genetienne ». Peut-être, estime-t-elle, « que le ton assez cru et l’écriture expressive de ce nouveau regard sur la détention, ont su séduire, tout comme la volonté de rendre Genet plus proche, moins académique : il faut inciter à lire Genet et moins les textes sur Genet, ce que ce petit livre à trois euros ne sera pas, le rencontrer dans ses pièces, ses textes… ». Brigitte Brami considère que l’auteur a été « bouffé » par ses critiques qui « tiraient la couverture à eux », comme le Sartre du Saint Genet, qui l’utilise pour développer ses propres thèses. Lire Genet, c’est lire tout Genet, et se laisser guider : « Derrida a estimé que Genet avait abandonné le monde grammatical pour aller partout dans le monde où cela saute, en Palestine, sur d’autres conflits. ». L’actuelle célébration du centenaire de sa naissance (il est décédé en avril 1986), a rarement suivi tout Genet. Les causeries de l’Hélicon café l’ambitionnent, en vous incitant à convoiter sa fréquentation.

crédits photos : Brigitte Brami par Brigitte Sy (DR) ; Jean Genet par Cocteau (1952, col. privée, DR).

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

Une réflexion sur « Jean Genet, centenaire, autrement « ouvert » et prolongé »


  1. L’après le grand succès d’HESSEL, la sortie d’un petit livre, aux mêmes éditions, dans la même collection Et cette fois-ci d’une inconnue moi : (Bigitte BRAMI (sic) !) : LA PRISON RUINÉ 40 pages pour 3 euros.

    Je précise que je ne suis pas décorée, je n’ai pas 93 ans, et ne possède pas de beau costume, pas plus que je n’ai été résistante (du moins pas de la seconde guerre mondiale….), et jamais je ne vous présenterai mes voeux comme un président…
    Mes seuls acte de bravoure résident en effet dans mon homosexualité assumée et ma demande en mariage à une autre femme en première page de LA PRISON RUINEE !

    Voici ce qu’en dit mon éditrice Sylvie Crossman : Brigitte Brami, 46 ans, a passé cinq mois à la maison d’arrêt des femmes à Fleury-Mérogis. Elle en rapporte ce petit chef d’œuvre de pensée et d’écriture, à contre-courant de tout ce qui s écrit et se dit sur la prison aujourd’hui, où la littérature retrouve sa force de vérité et d’engagement.

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