Je vous propose avec ce billet de revenir sur les événements iraniens. Vous le savez, le bilan calamiteux d’Ahmadinejad, les témoignages sur place, et les incohérences statistiques attestent d’un trucage monstrueux des dernières élections présidentielles. Les manifestations visant à contester le résultat (victoire d’Ahmadinejad au 1er tour) sont donc parfaitement légitimes : les Iraniens se sont fait voler cette élection.

Avant quelques commentaires d’analyse « froide », je voudrais faire part ici de l’émotion que j’ai ressentie devant le reportage de Manon Loizeau (Envoyé Spécial, France 2) qui revient tout juste de ce pays. Jeudi soir, elle nous a donné à voir et à entendre des Iraniens qui ont eu le courage de braver la répression féroce des milices du régime, pour exprimer leur aspiration au changement, à la liberté. Les actes ignobles (coups, torture, assassinats) qui ont fait office de réponse à cette aspiration ont été mis en évidence, ainsi que le climat de peur qui gangrène cette société, infestée de « mouchards » à la solde du pouvoir.
L’empathie qui nous gagne pour tous ces Iraniens d’âge et d’origine sociale diverses, en quête de liberté, est à compléter par une tentative de compréhension de ce qu’est le régime iranien. Car après tout, les pro-Moussavi qui réclament les vrais résultats se sont rangés derrière un homme « du sérail », comme on dit : son élection aurait-elle vraiment changé les choses en profondeur ? On sait que la réalité du pouvoir est entre les mains du Guide de la Révolution (Khamenei), notamment sur la question du nucléaire. On sait qu’aucun des candidats ne remettait en cause la République islamique (et pour cause, avec un tel discours ils ne pourraient même pas se présenter !). On sait enfin que le « réformateur » Khatami, en son temps (1997-2005), avait énormément déçu les mêmes qui se sont mobilisés cette fois-ci pour Moussavi.

Il nous faut ici faire référence à Frédéric Tellier, un universitaire (1) quelque peu agacé par l’idée souvent colportée que le camp réformateur iranien pourrait progressivement amener ce pays vers la démocratie libérale, par une sorte d’évolution interne maîtrisée. Tellier soutient que la vraie nature de la République islamique est d’être un régime totalitaire, une « idéocratie » : selon lui, « la frange la plus traditionnelle de la société iranienne » a su s’emparer du pouvoir pour mener un projet « de transformation de la société et des individus en elle », qui nécessite de s’attaquer systématiquement à tous les espaces de liberté. Pour lui, la rivalité entre réformateurs et conservateurs n’invalide pas cette analyse : dans les autres expériences totalitaires, ceux qui détenaient le pouvoir connaissaient aussi des divisions et des luttes intestines. Quand on lui fait remarquer la vivacité de la société civile, il rétorque justement que la véritable opposition réside dans le face-à-face entre une société brimée et un régime oppresseur, davantage que dans les factions de ce régime, qui toutes s’en accommodent. En fonction de quoi, l’avènement de la démocratie ne sera possible que par la chute du régime, par une « rupture » qui ne viendra nullement d’une « transition réformatrice », pas plus que d’une dangereuse expédition militaire venue de l’étranger.

Il n’en reste pas moins que cette rupture, pour advenir, peut passer par des revendications qui n’attaquent pas de front le régime lui-même. C’est le cas des slogans des pro-Moussavi, qui réclament seulement que leur vote leur soit rendu. Mais il ne faut pas s’y tromper : derrière cette revendication, c’est l’espoir de la liberté contre le désespoir de l’intégrisme qui se manifeste. « Oui, ils rêvent d’un monde avec un minimum de religion possible, pour respirer enfin. Mais pour y arriver, comment on s’y prend ? », interroge Martine Gozlan dans Marianne (2). Réponse : se servir du camp réformateur et d’une partie des religieux chiites, afin de rappeler qu’un des moteurs de la Révolution de 1979 a été la fin de la tyrannie du Shah.

Aujourd’hui, le pouvoir semble avoir réussi à mater la révolte, ce qui s’est traduit par un renforcement des Pasadarans, les plus durs du régime. Mais ces journées n’auront pas été perdues, elles resteront dans les mémoires pour le jour où la soif de liberté sera capable de submerger la dictature. Je voudrais pour terminer citer cette phrase de Jean Daniel, le patron du Nouvel Obs, selon qui ces événements prouvent que « si un vote démocratique honnête peut parfois conduire à la victoire de l’islamisme, l’islamisme, lui, conduit toujours à la destruction de la démocratie » (3). Certains universitaires, dont certains n’hésitent pas à conseiller d’ « intégrer les intégristes » à la démocratie, devraient méditer ce constat.

(1) Frédéric Tellier a été attaché culturel à l’ambassade de France en Iran et est chercheur à l’EHESS. Il est l’auteur de « l’Heure de l’Iran » (Ellipses) et vient de publier, avec Ramine Kamrane, « Iran : les coulisses d’un totalitarisme » (Climats). A lire absolument, son débat avec Thierry Coville sur la nature du régime iranien : http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2220/articles/a345200-iran_totalitarisme_ou_revolution_invisible.html
(2) Martine Gozlan, « Quel est cet autre Iran ? », Marianne, semaine du 20 au 26 juin 2009.
(3) Jean Daniel, « Lettre à un jeune Iranien », Le Nouvel Observateur, semaine du 25 juin au 1er juillet 2009.