Nom

Laurent MURAWIEC

CV

Diplômé de l'Université de la Sorbonne /

Senior Fellow à l'Hudson Institute (Washington DC) /

Il a enseigné à l'Ecole des Hautes Etudes sociales de Paris et à la George Washington University (USA) /

 Il a été le premier Français à être engagé comme analyste auprès de la RAND Corporation, une société proche du Pentagone /

Laurent Murawiec a donné des conférences aux Universités Columbia, Cambridge, à l'académie navale des Etats-Unis, à l'Université des forces armées canadiennes et à l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (Paris) /

Ses articles ont paru dans le Washington Post, the Financial Times, National Review Online, Le Figaro, Le Monde, Die Welt…/

Il a notamment donné une conférence sur l'Arabie Saoudite au Defense Policy Board, un organe dépendant du Pentagone /

Il a écrit, entre autres, une traduction de Clausewitz (Perrin, 1999), et deux livres consacrés à l'Arabie Saoudite (La Guerre d'Après, Albin Michel, 2003 et Princes of Darkness: the Saudi Assault on the West, Rowman & Littlefield, 2005) 

En 2004, Laurent Murawiec a publié une étude intitulée "les vulnérabilités de la machine de guerre chinoise" pour le compte du Département de la Défense américain. Sa dernière étude pour le Pentagone, consacrée à l'islam radical, a été publiée en deux volumes en septembre 2008 (Mind of Jihad, Cambridge University Press).

1h30 minutes d'interview par téléphone !


2eme partie : La complexité des politiques moyen-orientales américaines : 
 


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 LEB BLOG DRZZ ] MARC B. :  La Guerre anti-terroriste a t- elle généré une dépendance accrue d’Israël vis-à-vis des Etats-Unis ou, au contraire, peut-on dire que les liens, le partenariat stratégique, se sont renforcés (concernant Israël/Etats-Unis) ?

 

MURAWIEC : Ecoutez, il me semble qu’à mesure que les choses s’aggravent, dans le monde arabo-musulman : 1) la Turquie n’est plus un allié sûr des Etats-Unis comme durant ½ siècle, 2) l’Egypte est dirigée par un despote vieillissant, avec un gros point d’interrogation  sur ce qui vient après … dans ce contexte, les Etats- Unis ont en Israël un allié stable, extrêmement important. C’est un rapport stratégique qui est extrêmement étroit, dans le militaire, le renseignement …

D’autre part, quand on analyse les rapports israélo-américains, il faut se méfier des simplifications. Elles sont très faciles en l’occurrence. Parce qu’il n’y a pas, jamais, pour le Moyen-Orient comme pour le reste, une seule politique américaine : il y a une coexistence de plusieurs politiques qui se déploient simultanément. Le gouvernement des Etats-Unis, lui-même,- contrairement à ce que croient beaucoup de gens dans le reste du monde-, n’est pas une espèce de monolithe qui agit d’un seul tenant. Il y a toujours plusieurs lignes qui coexistent y compris pour le Moyen-Orient. Depuis 1944, la ligne dominante est celle qui dit : « – au Moyen-Orient il y a du pétrole. Au-dessus du pétrole, il y a des émirs et des dictateurs, sunnites en général, c’est donc avec eux qu’il faut faire affaire et rien d’autre ne compte ».

C'est une des lignes permanentes. Une autre dit : « – mais non mais non, Israël, pays démocratique compte énormément, c’est un allié sûr, on l’a vu en 67 et 73, contre les Soviétiques, on l’a vu depuis. On peut compter sur eux, Israël est un allié précieux » … Mais, ces deux lignes ne sont pas les seules, au-dessus il y en a encore bien d’autres…

Nous parlons d'un pays aussi extraordinairement puissant que les Etats-Unis, avec des intérêts mondiaux aussi multiples et une situation nationale aussi  diversifiée,…  Il n’y a pas « une » politique pétrolière américaine, il y en a même plusieurs. Pourquoi ? Parce que les compagnies pétrolières n’ont pas les mêmes objectifs, les mêmes réserves, les mêmes fournisseurs, donc les mêmes intérêts…

J’essaie toujours de souligner à quel point les simplismes pour le Moyen-Orient ne sont vraiment pas de mise. L'action des Etats-Unis est toujours la résultante de forces et de lignes extrêmement diverses.

Ainsi donc, les rapports israélo-américains sont compliqués…

 

En ce qui concerne Israël, ça paraît plus facile, mais c'est finalement pas si simple que ça, puisqu’il n’y a pas que les Américains : en Israël, il y a aussi la gauche israélienne, dont la ligne n°1 depuis plus de 30 ans est de dire : il faut faire en sorte que les Américains forcent Israël à rendre les Territoires, Israël est trop puissant, pour son propre bien, il faut qu’il rende les territoires,… Ces idées ont été exprimées, pour la première fois, par le Général à la retraite Harkabi[1]. Et depuis, toute la gauche, toute une intelligentsia de gauche très active, a pour objectif n°1 de faire en sorte qu’Israël ait les poings liés par les Etats- Unis !… Et tous les Américains, (-heureusement !-) ne sont pas d’accord avec ça ! Mais ça donne un rapport éminemment complexe !

Cela dit, dans le Moyen-Orient présent, avec la question du nucléaire iranien en première ligne, les Etats-Unis ont besoin d’une alliance étendue avec Israël.

Ce qui me soucie le plus, je vous l’avouerais, c’est la présence, à Washington, d’un certain nombre de gens qui comptent sur Israël pour faire le « sale boulot » avec l’Iran, cette tendance est là depuis plusieurs années : « ils (les Israéliens) ont un problème de survie : ils vont, à tout le moins, nous gagner plusieurs années en écrasant une partie du programme nucléaire iranien, et de notre côté on pourra dire : « ah non ! C’est très vilain », et les féliciter par derrière,… je crains vraiment cette attitude.

MARC B. :  C’est ce qui semble se dessiner (notamment avec le rapport de la NIE –de novembre-décembre 2007) ?

 

MURAWIEC :  C’est ce que je disais, tout- à- l’heure, en parlant d’insurrection de la CIA contre Bush, ç’en est un exemple flagrant. Et aujourd’hui, même si le Patron de la CIA, lui-même et d’autres, ont laissé entendre que le titre – et non pas le rapport en totalité-, ou les premières phrases du rapport, étaient complètement faussées et délirantes, on souffre encore d'une absence de stratégie, de véritable politique de la part de l’Administration à l’égard de l’Iran ; d’où le danger : parce qu’il y a une disproportion des motifs : pour Israël c’est un problème existentiel à court terme, pour, admettons, les 5 à 10 années qui viennent, pour les USA c’est un danger stratégique à moyen terme.

La disproportion des motifs est telle que s’il y avait une vraie stratégie, une  politique cohérente, on se baserait sur le moyen et long terme, pour pouvoir agir à court terme. Nous ne le faisons pas, et donc ça laisse Israël, qui est pressée de beaucoup plus près, dans une position, à tout le moins, très inconfortable.

MARC B. :  Quand on parle des pouvoirs d’obédience chiites/sunnites : que penser depuis Doha de cette bipolarisation : avec, d’un côté, les pays arabes réputés « modérés »/ et de l’autre, ceux qui sont sous dominante et influence iranienne (chiites ou non) ?

 

MURAWIEC :  Que nous avons laissé l’Iran se créer une position stratégique assez enviable : c’est la première fois, depuis les Fatimides du Caire[2], qu’une puissance Chiite a pignon sur rue, sur la Méditerranée, par exemple. C’est une chose qui, stratégiquement parlant, est d’une grande importance. Bon, d’un autre côté,  il n’y a pas, à proprement parler, « de croissant chiite »[3], parce que la Syrie –hors alliances stratégiques – n’est pas chiite. Si on devait faire quelque chose avec la Syrie, c’est avec la majorité sunnite qu’on aurait en face de nous, qu’il faudrait le faire ; quelque soit ce qui en sortirait, et là on peut douter – et s'inquiéter – de ce que cette société déstructurée pourrait engendrer, mais c’est une autre affaire …

 

Quand on regarde le Moyen-Orient, il me semble qu’on peut partir du principe d’analyse suivant : quand chacun des chefs d’Etats de la région se lève ce matin et se regarde dans le miroir pour se raser, – se regarde dans le miroir sans se raser pour certains-, il calcule ce qu’est le rapport de force du jour et se dit : « quel est le rapport de force ? – le Roi d’Arabie Saoudite, par exemple- : entre moi et l’Iran, moi et les Américains, x, y, et z ? ». Chacun fait la même chose, et se repositionne en permanence. Il fait une espèce de calcul intégral. L’art de gouverner des Arabes, c’est ça. Ce n’est pas de faire des choses, c’est de calculer le rapport de forces, au jour le jour, pour savoir si untel a la capacité de les tuer aujourd’hui ou demain. Ou si, lui, a la capacité de tuer l’autre ou celui qui le menace directement, aujourd’hui ou demain. Et tout le monde fait la même chose. Quand on parle de « politique arabe », « arabo-musulmane » ou d’ « axe sunnite/chiite »… Dès que les Etats-Unis agissent de façon un peu sérieuse, y compris vis-à-vis de l’Iran, -ça arrive-, untel ou untel, dirigeant arabe se dit : « – Tiens, les Américains… Attention, il faut que j’y mette 5% de plus »,

 

Quand l’Ambassadeur Américain rencontre l’Ambassadeur Iranien à Bagdad, c’est comme ça que ça se passe, le roi d’Arabie Saoudite se dit : « – tiens, il faut que je fasse quelques risettes aux Iraniens… tiens, il faut que j’invite Ahmadinedjad à Ryad… » ; en réalité c’est comme ça que ça se passe au jour le jour…

 

Quand les Américains sont arrivés à Bagdad, quand tout le monde a cru qu’on allait écraser le régime syrien, les Iraniens ont eu très peur [4] et ils ont baissé le ton sur un certain nombre de choses… 

 

Ou encore : quand la guerre de juillet 2006 a débuté, tout le monde s’est dit : Israël ne va faire qu’une bouchée du Hezbollah. Et l’Arabie Saoudite a émis, au début, un soutien absolument sans équivoque à Israël. Il y a eu une tapée de clercs saoudiens qui ont émis une fatwa condamnant l’action et la provocation du Hezbollah. Et, parce qu’on a vu qu’on s’était mis le doigt dans l’œil, que la stratégie israélienne était inepte, quand tout le monde a vu que ça n’allait pas dans le sens prévu, à ce moment-là…, on s’est dit : « ah, ben… »

 

MARC B. :  Je crois me souvenir de votre position, en 2002, après le 11 septembre, de votre exigence d’action énergique contre l’Arabie Saoudite, que vous considériez comme le problème et non comme un élément de la solution. Vous disiez que, parallèlement à l’Irak, il fallait aussi en faire payer le prix à l’Arabie Saoudite. Votre position est-elle identique aujourd’hui ou a t- elle évolué avec le temps… ?

 

MURAWIEC :  Le Djihad contemporain a deux grandes sources : la source wahhabite et la révolution islamique chiite iranienne, ça n’a pas changé du tout. Ce que j’ai proposé en 2002 au Pentagone, je ne vois, actuellement, pas de grandes raisons de changer d’avis : le royaume wahhabite, autant que l’Iran, est une vraie menace, parce que le Royaume est à la source du Djihad contemporain. Donc je suis toujours partisan de parler fort et de taper très fort du poing sur la table, j’avais préconisé au Pentagone de donner un ultimatum au Royaume : « – vous faites les choses qui suivent ou ça ira très mal ». C’est vrai qu’on s’est, sans doute, relativement affaibli dans notre capacité d’action depuis, mais la puissance américaine n’est pas entamée, donc il n’y a pas de raison de ne pas les mettre en garde.

 

MARC B. : Et est-ce que le « message est passé » en toute ou partie ? Est-ce que cette voie de la « réforme » ou des réformettes a changé des choses ? Ou c’est encore un rapport de forces ?

 

MURAWIEC :  On donne des miettes au petit canard qu’est là ; le canard veut qu’on arrête d’enfermer les femmes dans des sacs à patates noirs, alors on donne quelques permis de conduire,… Tout ça, c’est du vent, il y a une oligarchie parasitaire de rois fainéants dont le seul talent est de piller, de prélever la djezia (pétrolière) sur les Dhimmis et de survivre. Rien n’a changé.

 

Le royaume saoudien, et la famille Al Saoud, se fonde depuis 1745 sur l’alliance wahhabite, sur l’interpénétration avec les clans les plus radicaux. Les deux sont consanguins, c’est un mariage consanguin sans cesse renouvelé, où l’élite du royaume résulte de branches incestueuses. Alors que Machin, Truc, parmi les Princes soit un alcoolique, ou ne pratique pas l’islam comme Al Wahhab le préconisait, moi je viens bien, qu’est-ce que ça change ? Vous savez, sous le Troisième Reich, l’homosexualité était extrêmement répandue chez les SA et SS, d’un côté ; et, de l’autre, ça n’empêchait pas le Reich d’enfermer les homosexuels, non membres du Parti, en camp de concentration. La Nomenklatura soviétique ne faisait pas ce qu’elle disait, mais ça ne l’empêchait pas de l’imposer aux autres. Ce n’est pas parce que certains prendraient des libertés que l’ordre en est modifié.

 

J’avais lu une étude qui avait analysé le cas de 150 djihadistes capturés en Irak sur une période assez courte, et, parmi eux, il y avait 65% de Saoudiens. Ils étaient le contingent n°1, de très loin, et c’est plus parlant que le baratin sur les réformes. Ils ont fait le Royaume d’une certaine manière et le Royaume selon la façon dont ils l’ont fait, est djihadiste.

 

MARC B. : Oui, on ne peut même pas penser qu’il s’agirait de « dissidents », de plus « extrémistes » ne trouvant pas à s’exprimer chez eux ?

 

MURAWIEC :  Le roi Abdallah a maintenu le contact avec les extrémistes, a conçu son pouvoir sur l’équilibre des forces avec les Djihadistes, c’est la même chose que ce qu’on disait tout- à- l’heure pour les rapports interarabes ; La politique saoudienne, se résume comme suit : le Roi reçoit, toutes les semaines, les chefs tribaux , des tas de gens qui veulent quelque chose. Il a son Majliss, chacun de ceux qui a accès au Roi fait la même chose, chacun des princes fait la même chose etc. C’est la structure tribale traditionnelle. Les princes ont constamment maintenu, certains plus que d’autres, le contact avec les extrémistes. On est globalement dans le même monde.

 

MARC B. :  Est-ce qu’on peut dire sensiblement la même chose concernant le Pakistan ?

 

MURAWIEC :  Le Pakistan, ce n’est pas le même type de société, beaucoup plus développée, évoluée, avancée. C’est une autre paire de manche, la situation au Pakistan était extrêmement pourrie, dégénérée, extrêmement difficile. Mais au Pakistan, il y a une société éduquée, civile, des universités qui fonctionnent sur un mode non-wahhabite. Il n’y a pas ce mépris du travail, si typique de l’Islam, qu’on retrouve en Arabie Saoudite, en premier lieu. Le paysan pendjabi est quelqu’un qui travaille très dur. Il y a de l’industrie, du commerce, le Pakistan n’est pas un parasite sur l’économie mondiale. Autant c’est un pays qui a échoué à se créer une vraie conscience nationale, mais autant il y a une différence formidable entre les rentiers tribaux d’Arabie Saoudite et un pays comme le Pakistan.