C’était un copain, de bamboche parfois, et je lirai tous ses livres. C’est très stupide, on ne s’y attend pas ; il n’est pas mort, mais décédé subitement. C’était un « petit frère » de 53 ans (il était né en 1957, et me dominait d’une bonne tête), et je croyais que j’avais le temps de lire Cannibale, et ses autres romans, essais, &c., pour les évoquer avec lui à l’occasion.
Je ne suis pas le mieux placé pour parler de Bolya. Cherchez via un moteur, vous trouverez de nombreuses références, d’autres évocations plus pertinentes. Il était né à Kinshasa (Léopoldville), mais vivait, parfois un peu précairement, à Paris. On le trouvait près du marché d’Aligre, à la galerie Marassa Trois, dans d’autres lieux, et nous nous sommes croisés parfois faubourg Saint-Denis.
Nous nous sommes parfois assoupis chez Bénédicte Auvard, renonçant à guetter le potron d’une minette, ou à trouver, près de la station Ledru-Rollin, un café tôt ouvert. J’avais encore sous la main le manuscrit d’un livre de Jean-Guy Rens sur le Zaïre, et je m’étais promis maintes fois de le lui passer. Il connaissait beaucoup de monde, notamment Bernard Kouchner, condisciple rue Saint-Dominique, à Sciences Politiques, ou de nombreuses figures de l’humanitaire, comme Rony Brauman, et on riait ensemble en parlant de la « coopération » (en sénégalais des rues : « magouille »).
Nous évoquions Jean-Edern Hallier, des souvenirs communs que nous ne nous promettions pas d’approfondir, puisque nous nous retrouverions assurément. C’est raté.
Bref, je le regrette très sincèrement : au-delà du copinage, de la convivialité, il avait tant et tant encore à m’apprendre, à moi et au monde, oui, au monde entier. Son essai, La Profanation des vagins, devrait figurer au corpus des cursus de toutes les études féministes. Il dénonçait les « nouveaux sauvages », blancs, noirs, jaunes, casqués par l’ONU ou les milices, ou en costard-cravate, avec ou sans gilet pare-balles. « Le viol devient un “instrument de génocide”, écrivait-il, jamais autant de femmes et de fillettes n’ont été souillées… ».
Afrique, le maillon faible, ne lui a pas valu que des amis. D’ailleurs, moi-même, je n’étais pas tout à fait en phase avec sa chronique sur les zozos (elles et ils n’en étaient pas tous) de L’Arche de Zoé. Mais, sur le fond, l’idée que « le tout humanitaire cannibalise tout », nous aurions pu disserter très courtoisement, et avec quelques doses d’humour – politesse des désespérés gardant l’espérance –, c’est hélas trop tard. « Ceux qui ont aimé Beyrouth vont adorer Mogadiscio, » écrivait-il avant que nous évoquions le séisme d’Haïti. Il dénonçait le « tout.com », qu’on pouvait traduire de manière polysémique (tout communication ou tout « point » « commercial »). On passait à autre chose, et je le prenais parfois en photo (je les réserve à la famille et respecte son choix en publiant celle que j’ai reçu d’elle). Il était de ces « bouffons » shakespeariens qui avaient renoncé à influencer les rois ; il en agitait parfois la marotte, et avait adopté un chapeau pour bonnet (on lui en vola un dernièrement, nous nous échangeâmes des adresses de fournisseurs).
Ses amis d’Afrik.com ont trouvé les mots pour saluer sa mémoire : « lorsque son frère Olivier nous a appris qu’il était décédé, avons-nous pensé que Bolya, l’homme au chapeau et au verbe haut, réapparaîtrait dans un éclat de rire, très amusé de l’effet produit sur nos visages par cette mauvaise plaisanterie… ». Nous, nous plaisantions, au sujet du général-baron Tombeur « sbire de Léopold II, boucher du Congo belge » (selon mes termes, car il avait des vues plus nuancées sur le personnage, que je partage par ailleurs). Il travaillait à un nouveau roman, sans doute destiné au Serpent à plumes. C’était un écrivain fécond, mais aussi un confrère (à double titre, journaliste et traducteur).
Olangiyo, comme certains l’appelaient, a eu droit, sur le blogue Patrimages, à cette épitaphe de René Char : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. » Alain Mabanckou, un proche, a écrit à son sujet : « Faut-il pleurer un écrivain ? Non. Il faut le lire, le relire, dénicher derrière chaque phrase la goutte de l’Immortalité de l’Art et l’espérance d’une humanité plus sereine. ». Il nous était, en France, et partout ailleurs, indispensable ; il le reste : l’humanisme africain, universel, a perdu avec lui l’un de ses plus éminents représentants.
Comme d’autres « romanciers noirs » (je songe évidemment à Didier Daeninckx), il était un écrivain de la continuité et de la rupture, soit de la mémoire et du désir de dénoncer l’imposture. Il écrivait : « le temps de la complaisance est révolu ». C’était pour ajouter, « il faut en finir avec une certaine Afrique » ; et il pensait « avec un (in)certain (im)monde ».
Il n’est pas mort, puisque les vivants qu’il a rendu plus intelligents, et tant d’autres, pensent comme lui. Le monde reste, grâce à lui, un peu, beaucoup plus intelligible. Il est décédé, je le pleure. Nous rirons encore en évoquant sa mémoire. Bolya, je te le promets : j’irai avec tes livres à Ouagadougou, pour les passer à deux jeunes lectrices, qui les prêteront à d’autres. Je te dois bien cela. Ces deux Françaises du Burkina contribueront, je le crois, à faire « ton » et leur Afrique, et « notre » monde quand, peut-être, nous nous retrouverons, « petit » frère.
Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement).
A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie.
Blague favorite :
– et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !
2 commentaires
Natacha Giafferi-Dombre
sur 6 septembre 2010 à 9 h 47 min
Bolya en tombant ce jour-là pour ne plus se relever nous a tirés de la torpeur stupide des vacances, ce temps dédié à l’hébétement et au chacun chez soi.
Cet été, Bolya l’aura passé à terminer son dernier livre, dans la plus grande précarité et une certaine marginalité. Mais même mort, c’est encore lui qui réunit. De ses dernières forces, il a sonné le lambi du rassemblement.
Soleil noir, je ne sais que dire sinon: pourquoi faut-il que l’on meure pour être entendu? Notre Mercure n’est plus..
poesophie
sur 11 septembre 2010 à 16 h 03 min
Article extrêmement touchant et assez édifiant. Merci. Difficile de retenir une larme.
Bolya en tombant ce jour-là pour ne plus se relever nous a tirés de la torpeur stupide des vacances, ce temps dédié à l’hébétement et au chacun chez soi.
Cet été, Bolya l’aura passé à terminer son dernier livre, dans la plus grande précarité et une certaine marginalité. Mais même mort, c’est encore lui qui réunit. De ses dernières forces, il a sonné le lambi du rassemblement.
Soleil noir, je ne sais que dire sinon: pourquoi faut-il que l’on meure pour être entendu? Notre Mercure n’est plus..
Article extrêmement touchant et assez édifiant. Merci. Difficile de retenir une larme.