Ce n’est certes pas avec un pareil titre qu’on attire le chaland. Placer « Dilemme » dans le titre serait beaucoup plus fécond. Le quotidien Libération ne s’est d’ailleurs pas trompé en plaçant, en tête de la page d’accueil de son site, ce lundi 7 juin 2010, un sujet sur Dilemme, la série de télé-réalité « trash indébile » de W9, filiale de M6. Anticipation d’un « choix des lecteurs » qui bouleverse déjà la hiérarchie de l’information ?
La hiérarchie de l’information est une notion journalistique complexe qui touche tant au choix du sujet qu’à l’angle selon lequel on le traite et à la manière qui présidera à son traitement : mots de la titraille, texte du « châpo » – l’introduction de l’article –, formulation de l’attaque, ou amorce, et de la chute du « papier » de presse écrite. En presse radiophonique ou télévisuelle, les mêmes principes sont peu ou prou transposés pour déterminer l’ouverture d’un journal, l’enchaînement des sujets, la forme de leur présentation. Idéalement, et c’était le cas pour les quotidiens « de qualité » anglais des années 1950-1960, ou du Monde de Beuve-Méry, l’événement du jour tenait la vedette mais la politique étrangère, en dépit de la loi dite « de proximité » (géographique et autre, du lecteur par rapport à la teneur de l’information), primait le plus souvent. Les faits-divers étaient tenus pour ce qu’ils sont, sauf s’ils faisaient vraiment l’événement (grands procès d’assises, catastrophes) ou se hissaient au statut de « faits de société ». La décennie 1980-1990 allait très sensiblement modifier cette donne, la suite la bouleverser totalement.
Autant l’écrire, ce type d’attaque est totalement anti-journalistique. Amorcer avec quelque chose comme « la marée blanche du porno télévisuel lave-t-elle plus blanc la marée noire ? », ou similaire (il est préférable d’éviter les interrogatives, par exemple, sauf pour un sondage…), est beaucoup plus efficace. Cela ne ressort pas que de l’intuition du rédacteur ou du secrétaire de rédaction, mais le fait est validé par les multiples études de lectorat que les services commerciaux communiquent aux services publicitaires qui le font valoir aux annonceurs. Les centres d’intérêts, sinon du lectorat, mais du « cœur de cible », sont de mieux en mieux cernés, notamment par des enquêtes, des réunions de panels de lectrices ou lecteurs, et tout numéro zéro d’un nouveau titre d’un grand groupe de presse fait l’objet de multiples tests. Il en est de même pour tous les grands supports, y compris ceux de la presse quotidienne régionale, depuis la fin des années 1980. Ce qui fait encore très fortement évoluer les choses est que, depuis la fin des années 1990, les sites liés aux supports permettent de piloter, en temps réel ou presque, le plus « vendable ». Il est aussi question, comme pour les traders du « back-office » disposant de systèmes réagissant à la fraction de seconde, de confier partiellement cette analyse à des logiciels.
Répondant à des motivations certes louables, diverses tentatives d’associer le lectorat au choix hiérarchique, voire à la formulation des contenus, veulent pousser plus loin cette logique, en quête (ou sous couvert ?) d’une meilleure crédibilité et pertinence des sujets traités. L’objectif du nouveau site du quotidien The Times n’est pas que d’associer plus étroitement ses visiteurs à la détermination de cette hiérarchie : le site est aussi destiné à « piloter » les éditions quotidiennes du titre imprimé, ses contenus, sa formulation. Dans un autre domaine, Bayard Presse testera cet été un module informatique dû à Glifpix, mis au point grâce à l’apport d’une subvention de plus de 240 000 euros. Les « États généraux de la presse », lancés par Nicolas Sarközy, ont eu diverses retombées positives pour les grands groupes de presse, du moins financièrement. Il s’agit seulement, jusqu’à nouvel ordre, d’attribuer automatiquement des indicateurs de pertinence à des commentaires et d’en réaliser une synthèse en temps réel. Voir à ce propos notre trop rapide première présentation de diverses tendances de la presse en ligne.
Le journalisme, tel qu’enseigné naguère dans des écoles professionnelles dont les programmes, les financements…, voire les intervenants, étaient alors majoritairement décidés paritairement (les syndicats étant plus ou moins associés aux décisions patronales), visait certes à éclairer ce qui est actuel et confus, mais aussi à tenter de rendre sensible et compréhensible ce qui semble porteur d’avenir, de conséquences à moyen ou long terme… La hiérarchie de l’information s’en ressentait, et des libertés prises avec la loi de proximité (psychologique ou géographique) en découlaient. De même, une illustration qui n’apportait rien en contenu informatif était-elle écartée. À présent, les images vides d’information, ou totalement redondantes par rapport au texte, sont un sine qua non : un papier qui ne pourrait être illustré sera relégué en pied de page, le plus souvent allégé. Ce n’est pas forcément par flagornerie que pratiquement tout sujet relatif aux dires, faits, gestes du président de la République s’accompagne d’un portrait photographique bien peu informatif par rapport à celui publié la veille ou l’avant-veille. Les préceptes de la mise en page priment sur toute autre considération : il faut une illustration. De là aussi ces images maintes vues et revues d’un véhicule de police pour illustrer tout fait divers, tant bien même la police ne serait survenue que bien après les faits ou que l’image soit issue d’une banque d’images. Un exemple : tout sujet relatif aux prisons françaises a été fort longtemps, et fort systématiquement, illustré sur Le Post (filiale du Monde interactif) par une photographie d’une cellule de la prison-musée d’Alcatraz, de source Corbis, banque d’images. La façade de la Santé ou de Fleury n’aurait pas été plus informative… ni même préférable.
À présent prime le choix du lectorat ciblé au plus étroit . Et la proximité de ses centres d’intérêts est soigneusement scrutée, l’adéquation des sujets aux attentes finement étudiée et élaborée. Pour les sites, le besoin de renouveler les contenus et augmenter les visites fait qu’un sujet plus récent supplantera le précédent mais que, les visiteurs se succédant, on conservera aussi longtemps visible que possible le sujet estimé le plus porteur. Il peut d’ailleurs revenir en tête de page d’accueil au cours d’une même journée sans que son contenu soit actualisé. Selon les titres, cette hiérarchie peut varier d’heure en heure, Le Figaro, par exemple, en milieu de journée, compte tenu de son lectorat, accorde une assez bonne place à l’actualité boursière et financière. D’étranges affinités « électives » peuvent évidemment faire varier ces dispositifs et on ne s’étonnera pas si, ce même jour, le site du Monde met en valeur et en tête le titre « Finkielkraut et BHL défendent Israël contre la “désinformation” » (avec l’un des sempiternels portraits du seul Bernard-Henri Levy, alors qu’on pourrait s’intéresser à l’aspect récent de son comparse, mais ce n’est pas uniquement parce que les attachées de presse de BHL sont plus promptes à fournir une photo que ce choix est opéré – de même voit-on une photo d’agence de gamin interchangeable pour accompagner un sujet sur les rythmes scolaires ; primat de l’image… quelle qu’elle soit, vide de sens ou non). En revanche, on ne s’étonnera guère que L’Humanité place en tête, non pas BHL, mais le titre : « Une seule solution : la levée du blocus » (de Gaza), avec une photo expressive, en gros plan, d’un anonyme manifestant pro-palestinien.
D’autres options de ce jour sont plus énigmatiques. Ainsi celle de France-Soir (primat à une rafle dans le milieu marseillais, avec photo d’un banal contrôle d’identité sans aucun rapport). Pour illustrer le sujet sur les personnalités qui « abusent des services de sécurité de l’État », le choix de France-Soir d’une photo de Ségolène Royal peut être dû à des motivations circonstancielles (elle est plus immédiatement reconnaissable que Michel Charasse ou Pierre Joxe, la mise à disposition très rapide d’une photo d’archives peut avoir supplanté d’autres considérations). Daté de la veille, le sujet « Faut-il interdire les menus XL dans les fast-foods ? », très proche du lectorat populaire du quotidien autrefois vespéral, figure encore en très bonne place, mais supplanté dans la hiérarchie par la recette, très XL et hypercalorique elle-aussi, d’un « hamburger façon Ralph Lauren » au Ralph’, vendu 27 € dans ce bistrot qui doit faire rêver la ménagère s’imaginant « reine d’un jour ».
Quelle serait la nature de la hiérarchie de ces trois titres de presse quotidienne (et d’autres) si de savants algorithmes, analysant les réactions du lectorat, primaient sur toute autre critère ? Difficile de le prédire, mais il ne faudra sans doute pas attendre trop longtemps pour le savoir… en le constatant au fil des ans, si ce n’est des semaines et mois à venir.
Signalons au passage que la page d’accueil de Come4News (C4N, ici même) est générée de façon aléatoire et fréquemment renouvelée en fonction d’un cycle faisant varier les rubriques et aussi dépendant de la mise en ligne immédiate des articles les plus récents. Certes, sollicité ou non par l’une ou l’autre, un petit coup de pouce peut être accordé à tel ou tel sujet, selon des critères éditoriaux liés à la mise en valeur de la « participation citoyenne ». Les débats du moment, les articles préférés, sont certes de même mentionnés, mais en second (beaucoup plus bas). Un sujet peu commenté, moins évidemment populaire, peut bénéficier d’une bien meilleure visibilité qu’un autre, qu’on pourrait estimer plus « attendu » ou « bateau » (récurrent, suscitant un intérêt naturel plus large).
On ne peut bien sûr comparer un site informatif doté d’une forte rédaction (Le Post, Rue89, Mediapart) à d’autres, dépendant uniquement des contributions (dont les motivations sont parfois fort différentes), modérées (comme dans le cas d’Indymedia) en amont ou a posteriori. Sur Mediapart, on relève en une un entretien avec Florence Aubenas qui « s’est glissée pendant six mois dans la peau d’une femme de ménage », titré ainsi « Aucun journal n’aurait fait la une avec mon enquête à Ouistreham ». On pourrait ajouter qu’aucun journal n’a plus les moyens d’une telle enquête et qu’on ne sait trop si la signataire, Fanny Bragard, est une correspondante en Lorraine (les propos semblent avoir été recueillis à Metz), ou si elle a reçu un billet de train accompagnant une invitation du festival L’Été du Livre pour s’y rendre. Bien peu de manifestations littéraires en province bénéficient de l’envoi, aux seuls frais d’un titre, d’une ou d’un envoyé spécial. Cette pénurie induit aussi l’intérêt que le lectorat manifeste : il est en fait guidé par ce qui est à la portée d’une rédaction. On se rend au Ralph’ en métro, pour Metz, c’est une note de frais à négocier. Quant aux femmes de ménage, elles sont réputées lire peu et ne pas consommer en priorité les produits vantés par les annonces des magazines. Il n’est d’ailleurs pas du tout sûr que le lectorat puisse autant s’intéresser au sort des personnels d’entretien si l’auteure de l’enquête n’était pas Florence Aubenas, ancienne otage en Irak, journaliste fort médiatisée. Pour l’anecdote, on relèvera que Médiapart signale que dijOnscOpe est assigné en référé par la SA Le Bien Public et les Journaux de Saône-et-Loire (avec un dessin de presse pour illustration montrant une plumitive agitée, telle une marionnette, que nous reproduisons pour vous inciter à consulter l’article ).
Tout cela n’est qu’évidence et portes ouvertes maintes fois défoncées, mais ce qui s’instaure en matière de mise en relation plus étroite entre le lectorat et les décideurs rédactionnels (de fait, aussi les responsables des ventes et de la publicité pour certains titres), peut faire évoluer grandement la perception et la réception de la hiérarchie de l’information. En bien, en mal ? Sans qu’il soit besoin d’attendre la mise en place d’un fumeux (ou « intelligent ») système informatique, à vous de nous le dire déjà…
Un mot sur ce qui oppose [i]Le Bien Public[/i] à Dijonscope… Le site Dijonscope ([url]http://www.dijonscope.com[/url])publie une revue de la presse locale. Les deux titres de la PQR locale ont considéré que cette « [i]revue du web porte atteinte à leurs sites internet et à leur droit à la propriété intellectuelle. Citons-nous les publications ? Oui. Proposons-nous un lien direct vers leurs sites ? Obligatoirement. Respectons-nous le travail de nos confrères ? Incontestablement, oui. Et pourtant, case tribunal…[/i] ».
Précisons d’emblée que notre présente « revue de presse » n’en est pas une. Le droit de citation est large pour l’écrit, très étroit pour l’image. Mais il est très difficile d’illustrer un tel article sans reproduire des créations graphiques. Signalons qu’il ne s’agit aucunement d’une revue de presse régulière. Quant au dessin tiré de Médiapart, du dessinateur Bloëm, on voudra bien croire qu’il ne s’agit pas de mettre en valeur cette contribution mais bien d’inciter à consulter [i]Mediapart[/i] ([url]http://www.mediapart.fr/club/edition/dijon-bourgogne/article/070610/la-pilule-dijonscope-passerait-elle-mal-au-bien-public[/url]). « [i]Nous voici en pleine jurisprudence. Pour la première fois en France, un média en ligne est donc attaqué par un confrère pour sa revue de presse. Soit, le droit et la bonne foi parleront. dijOnscOpe conservera son cap et encore plus ses valeurs que vous connaissez[/i], » lit-on sur le site de dijOnscope. Le cas est effectivement intéressant : combien de sites se contentent, sans valeur rédactionnelle ajoutée, de « pomper » les infos des nationaux et de la PQR ? Et la jurisprudence pourrait alors concerner des filiales de groupes de presse influents.
Au passage, qualifierait-on d’apparentement terrible cette coexistence d’une publicité et d’une photo de l’émission Dilemme en une du site de Libération ? On se souvient de la polémique des métiers de bouche au sujet de l’appellation « boucher de Lyon » (pour un collaborateur pendant l’Occupation). Les bovidés vont-ils s’insurger ?
[b]Je suis sûrement « Hors sujet », mais où mieux qu’ici puis-je venir dire que mes deux magazines préférés sont Valeurs Actuelles bien sûr (vue mes idées), mais je ne saurai pas me passer de MON MARIANNE, complété judicieusement par Marianne2 que m’envoie un lecteur de C4N depuis bien longtemps.
Super, jeff Tombeur, comme tout ce que vous « touchez du doigt »
Sophy[/b]
Merci Sophy. [i]Valeurs actuelles[/i], tiens, c’est un peu surprenant…
[b]Vous trouvez ?
De temps en temps « je joue aux réactionnaires, mais j’ai du mal à enlever ma carapace de libérale, et pourtant sur C4N, le libéralisme n’est pas très bien vu.
Je m’inspire souvent du courrier des lecteurs, plus encore que des infos du magazine pour me donner une idée d’article.
Mais Marianne2, un vrai délice.
Je n’oserai pas vous avouer que lorsque j’étais « très jeune », j’allais chercher en kiosque en même temps, deux quotidiens, qui faisait faire les yeux ronds à ma buraliste, et qui choquait les clients de la boutique :
Libération (celui d’avant pas celui complètement lobotomisé que l’on trouve maintenant)
Et « Minute ».
Je ne lisais ni l’un ni l’autre mais j’étais contente de ma provocation..[/b]
Ah, Libé circa 1974… J’y collaborais pour la rubrique « Femmes » dirigées par Martine Storti que j’ai revue récemment à la librairie Violette & Co…