Hassine Dimassi: Menace de crise alimentaire et question agraire en Tunisie

Le journal en ligne « Alternatives citoyennes » à publié dans sa dernière livraison un long entretien avec le Pr. Hassine Dimassi, en marge de la conférence des chefs d’État de la FAO,autour de la question: comment éviter à la Tunisie d’aller vers une crise alimentaire? Vu l’intérêt de la question, indépendamment de tout enjeux politiques, même si l’expert , comme le fait remarquer Nadia Omrane dans son introduction  » semble demeurer dans la logique actuelle, celle d’une dépendance en matière d’importation céréalière et en aliments pour le bétail. » est de fournir une présentation exhaustive de la question agraire en Tunisie en géneral qui peut servir à une approfondissement de réflexion.

Alternatives Citoyennes : Quelles sont les grandes orientations de la politique agricole tunisienne ? Favorisent-elles ou menacent-elles notre sécurité alimentaire ?

Hassine Dimassi : Vu ses multiples contraintes naturelles (pluviométrie très irrégulière, fertilité médiocre de la majorité des sols, …), ou sociales (extrême émiettement des exploitations agricoles, faibles maîtrise du savoir cultural, …), l’agriculture tunisienne ne peut pas tenir le coup sans le soutien de l’État. Or, depuis l’indépendance et jusqu’à nos jours, le comportement de l’État envers l’agriculture a connu trois principales étapes.

Au cours des années 60, l’État a tenté de prendre entièrement à sa charge, et de façon directe, l’agriculture tunisienne. C’est dans ce cadre qu’ont été créées les « coopératives de production agricoles » dans le nord du pays, et les « coopératives de polycultures » dans le centre et le sud. L’objectif de cette immense réforme des structures agricoles étant de créer des exploitations à dimensions optimales, de moderniser les méthodes culturales, de diversifier la production agricole, et d’assurer à la majorité des paysans des revenus stables et convenables. Pour différentes raisons, cette profonde réforme des structures agricoles a lamentablement échoué, et ce malgré ses nobles objectifs.

En termes d’indépendance, ou plutôt d’autonomie, alimentaire, la Tunisie a réussi jusqu’à présent le hors-d’oeuvre et le dessert (le maraîchage et l’arboriculture fruitière), mais elle a raté le plat de résistance (céréales et viandes).

  

Au cours des années 70, l’État a pris aussi entièrement en charge l’agriculture mais de façon plutôt indirecte. En plus des énormes investissements publics dans l’infrastructure agricole, et en particulier dans l’hydraulique agricole et les travaux de « conservation des eaux et des sols », l’État subventionnait très largement la quasi-totalité des intrants agricoles (eau d’irrigation, carburants, semences, engrais chimiques, pesticides et insecticides, aliments du cheptel). L’État soutenait aussi les investissements des exploitants agricoles privés, en leurs octroyant d’importantes subventions et crédits bonifiés, tout en les exonérant des impôts. Enfin, l’État révisait régulièrement à la hausse les prix à la production des principales denrées agricoles en fonction de l’évolution de leurs coûts de production. Cette politique de l’État s’est répercutée favorablement sur l’agriculture, et par conséquent sur le monde rural. Le meilleur indicateur de cette réussite résidait dans le sensible tassement de l’exode rural, par comparaison à d’autres pays similaires.

À partir du début des années 80, et avec l’instauration d’un « Programme d’Ajustement Structurel Agricole » (ayant d’ailleurs précédé le P.A.S), cette politique de l’État en matière agricole va subir de radicaux changements. Certes, l’État a continué à fournir de grands efforts dans l’infrastructure agricole. L’État finançait aussi d’importants programmes de promotion rurale, et en particulier le « Programme de Développement Rural Intégré ». Toutefois, l’État s’est progressivement désisté de la compensation des intrants agricoles. Aujourd’hui, sauf rares exceptions, les agriculteurs sont contraints d’acquérir ces intrants à leurs prix du marché en perpétuel renchérissement. Parallèlement, l’État a eu tendance à geler sur longues périodes les prix à la production des principales denrées agricoles. À titre d’exemple, le prix à la production d’un quintal de blé dur est demeuré figé à 26 dinars pendant 3 ans (1992-1994), à 28.5 dinars pendant 4 ans (1996-1999), et à 29.5 dinars pendant 5 ans (2000-2004). Pire encore, le prix à la production d’un quintal d’orge (denrée essentielle pour l’élevage) est demeuré inchangé à 15 dinars pendant 6 ans (1990-1995) et à 17 dinars pendant 9 ans (1996-2004). Un autre exemple non moins significatif est celui du prix plancher de cession aux industriels d’une tonne de tomates. Ce prix étant resté figé à 70 dinars pendant 5 ans (1989-1993), et à 95 dinars pendant 11 ans (1997-2007).

Cette tendance résulte du fait que la révision à la hausse des prix à la production des denrées agricoles, accomplie par l’État, ne se fait plus en fonction de l’évolution de leurs coûts de production mais plutôt en fonction de l’évolution de leurs prix mondiaux. Notons aussi qu’au cours des deux dernières décennies, la plupart des prix à la production des denrées agricoles, régulés non par l’État mais par le marché, n’ont souvent connu eux aussi que d’infimes augmentations. Parallèlement, les agriculteurs sont devenus soumis à de lourds prélèvements fiscaux et parafiscaux. Ces prélèvements se font en majorité à la source, soit par les Offices étatiques, acquéreurs des produits agricoles, soit par les marchés de gros. Enfin, la plupart des agriculteurs éprouvent depuis un certain temps de grandes difficultés à accéder aux crédits bancaires (renchérissement des taux d’intérêt, cumul des impayés, …).

Le renchérissement des intrants et des crédits agricoles, la très forte décélération des prix à la production des denrées agricoles, et l’alourdissement de la ponction fiscale, constituent tous des facteurs ayant contribué à appauvrir sensiblement la majorité des agriculteurs. Toutefois, cet appauvrissement n’apparaît avec sa vraie ampleur que dans un contexte marqué par deux évènements majeurs : une série d’années successives de disette, et/ou un renchérissement rapide et excessif des intrants agricoles importés ou produits localement, et en particulier les aliments du cheptel. Cette tendance à l’appauvrissement d’un nombre croissant de paysans se reflète à travers au moins trois indicateurs. D’abord l’exode rural massif qu’a connu le pays durant les dernières années. En effet, au cours du quinquennat 1999-2004, sept gouvernorats du pays ont subi une baisse absolue de leur population, phénomène jamais observé auparavant dans la Tunisie indépendante. Il s’agit de gouvernorats qui sont demeurés à dominante agricole, tels Béja, Jendouba, Kef, Siliana, Kairouan, Tataouine, et Gafsa. Évidemment, cet exode se dirige soit vers l’étranger, soit vers le littoral Est du pays, où il s’y entasse anarchiquement. Cet appauvrissement des paysans se dégage aussi à travers le cumul des crédits bancaires impayés, et ce malgré les multiples amnisties dont ont bénéficié les agriculteurs. Plusieurs de ces paysans n’honorent plus leur dette non parce qu’ils ne veulent pas la rembourser mais parce qu’ils ne peuvent plus la rembourser. Enfin, l’appauvrissement des paysans se reflète à travers l’abandon ou la liquidation du patrimoine exploitable. C’est le cas par exemple des minuscules champs non travaillés, d’une bonne partie des périmètres irrigables non exploités, ou du cheptel bovin reproducteur voué en masse à la boucherie.

À terme, ces tendances pourraient non seulement perturber gravement la distribution spatiale de la population sur le territoire national (dépeuplement tragique de certaines régions et surpeuplement intenable d’autres), mais mettre aussi sérieusement en cause la sécurité alimentaire du pays. Certaines pénuries alimentaires, longtemps ignorées dans la Tunisie indépendante, commencent déjà à se manifester (pénurie du lait, et bientôt des viandes, et même des dérivés des céréales).

Le journal en ligne « Alternatives citoyennes » à publié dans sa dernière livraison un long entretien avec le Pr. Hassine Dimassi, en marge de la conférence des chefs d’État de la FAO,autour de la question: comment éviter à la Tunisie d’aller vers une crise alimentaire? Vu l’intérêt de la question, indépendamment de tout enjeux politiques, même si l’expert , comme le fait remarquer Nadia Omrane dans son introduction  » semble demeurer dans la logique actuelle, celle d’une dépendance en matière d’importation céréalière et en aliments pour le bétail. » est de fournir une présentation exhaustive de la question agraire en Tunisie en géneral qui peut servir à une approfondissement de réflexion.

Alternatives Citoyennes : Quelles sont les grandes orientations de la politique agricole tunisienne ? Favorisent-elles ou menacent-elles notre sécurité alimentaire ?

Hassine Dimassi : Vu ses multiples contraintes naturelles (pluviométrie très irrégulière, fertilité médiocre de la majorité des sols, …), ou sociales (extrême émiettement des exploitations agricoles, faibles maîtrise du savoir cultural, …), l’agriculture tunisienne ne peut pas tenir le coup sans le soutien de l’État. Or, depuis l’indépendance et jusqu’à nos jours, le comportement de l’État envers l’agriculture a connu trois principales étapes.

Au cours des années 60, l’État a tenté de prendre entièrement à sa charge, et de façon directe, l’agriculture tunisienne. C’est dans ce cadre qu’ont été créées les « coopératives de production agricoles » dans le nord du pays, et les « coopératives de polycultures » dans le centre et le sud. L’objectif de cette immense réforme des structures agricoles étant de créer des exploitations à dimensions optimales, de moderniser les méthodes culturales, de diversifier la production agricole, et d’assurer à la majorité des paysans des revenus stables et convenables. Pour différentes raisons, cette profonde réforme des structures agricoles a lamentablement échoué, et ce malgré ses nobles objectifs.

En termes d’indépendance, ou plutôt d’autonomie, alimentaire, la Tunisie a réussi jusqu’à présent le hors-d’oeuvre et le dessert (le maraîchage et l’arboriculture fruitière), mais elle a raté le plat de résistance (céréales et viandes).

  

Au cours des années 70, l’État a pris aussi entièrement en charge l’agriculture mais de façon plutôt indirecte. En plus des énormes investissements publics dans l’infrastructure agricole, et en particulier dans l’hydraulique agricole et les travaux de « conservation des eaux et des sols », l’État subventionnait très largement la quasi-totalité des intrants agricoles (eau d’irrigation, carburants, semences, engrais chimiques, pesticides et insecticides, aliments du cheptel). L’État soutenait aussi les investissements des exploitants agricoles privés, en leurs octroyant d’importantes subventions et crédits bonifiés, tout en les exonérant des impôts. Enfin, l’État révisait régulièrement à la hausse les prix à la production des principales denrées agricoles en fonction de l’évolution de leurs coûts de production. Cette politique de l’État s’est répercutée favorablement sur l’agriculture, et par conséquent sur le monde rural. Le meilleur indicateur de cette réussite résidait dans le sensible tassement de l’exode rural, par comparaison à d’autres pays similaires.

À partir du début des années 80, et avec l’instauration d’un « Programme d’Ajustement Structurel Agricole » (ayant d’ailleurs précédé le P.A.S), cette politique de l’État en matière agricole va subir de radicaux changements. Certes, l’État a continué à fournir de grands efforts dans l’infrastructure agricole. L’État finançait aussi d’importants programmes de promotion rurale, et en particulier le « Programme de Développement Rural Intégré ». Toutefois, l’État s’est progressivement désisté de la compensation des intrants agricoles. Aujourd’hui, sauf rares exceptions, les agriculteurs sont contraints d’acquérir ces intrants à leurs prix du marché en perpétuel renchérissement. Parallèlement, l’État a eu tendance à geler sur longues périodes les prix à la production des principales denrées agricoles. À titre d’exemple, le prix à la production d’un quintal de blé dur est demeuré figé à 26 dinars pendant 3 ans (1992-1994), à 28.5 dinars pendant 4 ans (1996-1999), et à 29.5 dinars pendant 5 ans (2000-2004). Pire encore, le prix à la production d’un quintal d’orge (denrée essentielle pour l’élevage) est demeuré inchangé à 15 dinars pendant 6 ans (1990-1995) et à 17 dinars pendant 9 ans (1996-2004). Un autre exemple non moins significatif est celui du prix plancher de cession aux industriels d’une tonne de tomates. Ce prix étant resté figé à 70 dinars pendant 5 ans (1989-1993), et à 95 dinars pendant 11 ans (1997-2007).

Cette tendance résulte du fait que la révision à la hausse des prix à la production des denrées agricoles, accomplie par l’État, ne se fait plus en fonction de l’évolution de leurs coûts de production mais plutôt en fonction de l’évolution de leurs prix mondiaux. Notons aussi qu’au cours des deux dernières décennies, la plupart des prix à la production des denrées agricoles, régulés non par l’État mais par le marché, n’ont souvent connu eux aussi que d’infimes augmentations. Parallèlement, les agriculteurs sont devenus soumis à de lourds prélèvements fiscaux et parafiscaux. Ces prélèvements se font en majorité à la source, soit par les Offices étatiques, acquéreurs des produits agricoles, soit par les marchés de gros. Enfin, la plupart des agriculteurs éprouvent depuis un certain temps de grandes difficultés à accéder aux crédits bancaires (renchérissement des taux d’intérêt, cumul des impayés, …).

Le renchérissement des intrants et des crédits agricoles, la très forte décélération des prix à la production des denrées agricoles, et l’alourdissement de la ponction fiscale, constituent tous des facteurs ayant contribué à appauvrir sensiblement la majorité des agriculteurs. Toutefois, cet appauvrissement n’apparaît avec sa vraie ampleur que dans un contexte marqué par deux évènements majeurs : une série d’années successives de disette, et/ou un renchérissement rapide et excessif des intrants agricoles importés ou produits localement, et en particulier les aliments du cheptel. Cette tendance à l’appauvrissement d’un nombre croissant de paysans se reflète à travers au moins trois indicateurs. D’abord l’exode rural massif qu’a connu le pays durant les dernières années. En effet, au cours du quinquennat 1999-2004, sept gouvernorats du pays ont subi une baisse absolue de leur population, phénomène jamais observé auparavant dans la Tunisie indépendante. Il s’agit de gouvernorats qui sont demeurés à dominante agricole, tels Béja, Jendouba, Kef, Siliana, Kairouan, Tataouine, et Gafsa. Évidemment, cet exode se dirige soit vers l’étranger, soit vers le littoral Est du pays, où il s’y entasse anarchiquement. Cet appauvrissement des paysans se dégage aussi à travers le cumul des crédits bancaires impayés, et ce malgré les multiples amnisties dont ont bénéficié les agriculteurs. Plusieurs de ces paysans n’honorent plus leur dette non parce qu’ils ne veulent pas la rembourser mais parce qu’ils ne peuvent plus la rembourser. Enfin, l’appauvrissement des paysans se reflète à travers l’abandon ou la liquidation du patrimoine exploitable. C’est le cas par exemple des minuscules champs non travaillés, d’une bonne partie des périmètres irrigables non exploités, ou du cheptel bovin reproducteur voué en masse à la boucherie.

À terme, ces tendances pourraient non seulement perturber gravement la distribution spatiale de la population sur le territoire national (dépeuplement tragique de certaines régions et surpeuplement intenable d’autres), mais mettre aussi sérieusement en cause la sécurité alimentaire du pays. Certaines pénuries alimentaires, longtemps ignorées dans la Tunisie indépendante, commencent déjà à se manifester (pénurie du lait, et bientôt des viandes, et même des dérivés des céréales).

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