Alors qu’on ne sait encore trop si la plus violente réplique du séisme du 12 janvier dernier a fait, mercredi, de nouvelles victimes ou non (en fait, au moins sept immeubles ont été détruits, en-dehors de Port-au-Prince, selon les premières observations), la presse fait état de plus en plus de « miraculés ».  Les survivants sauvés par les Haïtiennes et Haïtiens avec leurs mains nues ou des outils de fortune sont de l’histoire ancienne. Place aux succès de « nos gars » qui vont pouvoir faire preuve de leur efficacité à s’occuper de la population.


Dans les ruines de l’hôtel Montana, dans la nuit de mercredi à jeudi, on n’espérait plus vraiment retrouver des survivants. Mais les fouilles continuaient : il s’agit de localiser et faire parler le disque dur d’un ordinateur de l’hôtel pour faire le point sur la liste des résidents portés manquants. Pour les familles des disparus, on comprend que savoir si, oui ou non, leurs proches étaient bien à l’hôtel n’est absolument pas un détail. Mais heureusement, les équipes de sauveteurs se répartissent dans les quartiers touchés et elles ont trouvé, huit jours pleins après le séisme, de nouveaux survivants, dont des enfants. Il est parfois signalé que des habitants leur avaient glissé, au bout de manches d’outils ou comme ils le pouvaient, de l’eau, pourtant fort rare, fort chère. Mais les sauveteurs étrangers, et on les comprend, peuvent offrir aux caméras des visages un peu moins las, moins épuisés, lorsqu’ils racontent ces sauvetages réellement « miraculeux », au moins d’un point de vue statistique (on estime la résistance des incarcérés ainsi à 72 heures).

 

Autre bonne nouvelle, la clinique de chirurgie esthétique de Piéton-Ville a pu être réquisitionnée. Elle était exclusivement fréquentée par la bourgeoisie haïtienne et des blans (étrangers, au sens le plus large, qui englobe africains et asiatiques qui ne sont pas d’Haïti).

La presse internationale relaie les déclarations du FMI qui a consenti à accorder un prêt à taux zéro. On ne sait quelles conditions lui sont assorties (contingentement des bas salaires ? pour les mesures de privatisation, il n’y a pratiquement plus rien à privatiser, si ce n’est la police…).

Des têtes des unes des quotidiens, Haïti avait glissé vers les « ventres », puis les pieds de page. On peut penser que quelques spectaculaires et totalement inespérés sauvetages viendront encore remonter le sujet. Il se peut qu’un jour, dans des écoles de journalisme, les variations du traitement des grandes catastrophes seront quantifiées, histoire de fournir aux services des ventes des éléments pour moduler la ligne éditoriale…

 

En tout cas, pour le moment, c’est une toute autre perception de la population haïtienne dans son ensemble qui se fait jour. Aux mises en garde au sujet des pillages, aux explications portant sur la nécessaire présence de troupes armées pour escorter les sauveteurs et ceux qui distribue(ront) l’aide succèdent les témoignages moins alarmants. Ou du moins, plus rassurants quant à la sécurité des intervenants.

Ainsi, Now, de Toronto, donne la parole à Tim Schwartz. Il a servi d’interprète à des équipes de sauvetage, notamment à celles ayant enfin atteint, escortées, un grand magasin copieusement pillé dès les heures ayant suivi le séisme. Il y a des équipes venues des États-Unis, d’Islande, d’Espagne, du Venezuela… « Dans les dernières 24 heures, neuf personnes ont été retrouvées vivantes, » dont sept par des civils haïtiens. Et là, Tim Schwartz doit indiquer aux « maraudeurs » que l’équipe Islandaise considère qu’elle ne peut faire son travail à cause du pillage qui se poursuit. Et les « maraudeurs » apportent, passant devant les policiers et les militaires, les sacs à la foule massée en contrebas. Et c’est le dépeçage des paquets. Pour Tim Schwartz, qui est aussi l’auteur de Travesty in Haiti: A True Account Of Christian Missions, Orphanages, Fraud, Food Aid and Drug Trafficking, il s’agit de piyay. Soit ce qui « est habituellement distribué en Haïti avec peu ou aucune responsabilité ou mesure de contrôle. Durant toutes ces années, il n’y a eu aucune poursuite visant les autorités qui ont puisé dans les vivres destinés aux affamés ou vendu les médicaments dévolus aux infirmes, ou contre les politiciens ayant englouti les dollars voués à la reconstruction. Ce que j’ai appris en 20 ans de travail et de vie en Haïti (…), c’est que ce n’est pas la rapinerie des Haïtiens mais la répartition sans contrôle des subsides qui a corrompu la société. » Et il poursuit en disant que le piyay dispensé par des missionnaires ou des ONG n’ayant qu’une compréhension limitée de cette société « a transformé souvent le sociopathe ou le criminel d’un village, devenu le membre le plus riche de la communauté. ». Et il conclut « le piyay va maintenant déferler comme jamais… ».

 

Timothy T. Schwartz est un anthropologue qui, après six années à Haïti, s’est livré à une enquête de 15 mois auprès des habitants des bidonvilles ou des cabanes des zones rurales, puis a vécu trois ans dans les villages en tant que consultants pour des ONG, dont Initiative Développement ou Care International. Il est aussi l’auteur de Fewer Men, More Babies: Sex, Family, and Fertility in Haiti, ouvrage qui met en lumière l’influence de certaines missions chrétiennes aux prêches pronatalistes mais surtout le fait que les enfants sont mis très jeunes aux travaux agricoles, dès l’âge de cinq ans à six ans : les natalistes trouvent un terreau fertile, les campagnes de planification familiale échouent. La plupart des centres de soins catholiques ont été dirigés,  à partir du milieu des années 1980, par des laïcs prônant la contraception. Les raisons religieuses n’entrent que peu en ligne de compte. En revanche, dans son livre, Travesty…,  Tim Schwartz dénonce « l’enrichissement des récipiendaires de l’aide – missionnaires et directeurs d’ONG, d’écoles et d’orphelinats, et la redistribution de l’aide au profit des classes moyennes et supérieures d’Haïti auxquelles elle n’était pas destinée. » Son couple de missionnaires sait s’attirer les faveurs de la bourgeoisie locale, qui rapatrie ses enfants des écoles de Miami pour les inscrire dans leur école, et Mrs Baxter, l’épouse « vit ses fantaisies d’enfance d’être la femme d’un riche planteur ». Les professeurs sont invités à lever des fonds aux États-Unis pour les confier à la direction, et ce sont des bénévoles qui, croyant venir aider les plus pauvres des Haïtiens, font la fortune de l’établissement.  Le partenaire haïtien du directeur américain d’un orphelinat a pu s’acquérir une maison de deux étages en banlieue chic de Port-au-Prince, une autre en ville, et une résidence secondaire à Miami. C’est un révérend et surtout un homme d’affaires. Les orphelins ont pratiquement tous des parents. Et pas des plus pauvres, loin de là. Ils sont remerciés quand, devenus un peu trop vieux, on ne peut les faire parrainer par des donateurs. Lesquels sont des Américains ordinaires, bien peu fortunés. La mère célibataire américaine parraine le fils d’un propriétaire d’une radio, d’une quincaillerie, d’une société d’import-export, et de la plus grande entreprise de pompes funèbres d’Haïti. Le concierge du Mid-West parraine le fils d’un chirurgien employé par une clinique privée. Même chose pour les enfants du maire, du chef de la police, du propriétaire des stations Shell (ceux de sa femme et ceux de sa maîtresse), de même que ceux de celui des stations Texaco. Actuellement, ces mêmes stations font grimper, après le séisme, le prix du litre de carburant.

 

Or, si toutes les institutions s’occupant d’enfants à Haïti ne sont pas de la même eau, on peut se demander qui fournit à CNN les divers contingents « d’orphelins » si bien nourris et si télégéniques.

 

Mais The Great American Spirit va encore faire des merveilles avec un « téléthon en mondiovision » présenté vendredi par George Clooney. « L’espoir pour Haïti maintenant ! », tel est l’intitulé de cette émission qui réunira une centaine de vedettes dont Bruce Springsteen, Coldplay, Sting, Stevie Wonder, Bono & The Edge… avec un duplex depuis Londres avec Rihanna.

 

Pour le moment, l’aide alimentaire commence à être vraiment distribuée, y compris dans des localités durement touchées extérieures à Port-au-Prince. Elle est indispensable parce que, ceux qui n’ont pas du tout pu profiter du piyay vont devoir payer le double, le triple des coûts d’avant le séisme, pour tous les produits de première nécessité. Le quoditien suisse Le Matin rapporte les propos d’un chauffeur de taxi  qui véhicule journalistes et intervenants au prix de 300 USD la journée : «  Je gagne beaucoup d’argent mais ça ne va pas durer. Dans quelques jours, le monde aura oublié Haïti et il va falloir épargner parce que pratiquement tous les Haïtiens ont perdu leur travail… ».
 
L’action de certaines ONG très en vue n’est pas forcément entièrement à rejeter, loin de là, et certaines, dont les bilans sont mitigées, ne sont pas forcément à bannir. On se souvient que dans son livre Équilibre : une faillite humanitaire (l’association fit l’objet d’une liquidation judiciaire), Michel Deprost a pu apporter un témoignage contrasté, nuancé. Voir à ce sujet « Haïti désespérée, désespérante, exaspérante ».