Consulter The Tripoli Post semble un peu surréaliste. De Malte, ou peut-être encore depuis la capitale libyenne, le site de l’hebdomadaire ménage l’avenir : hormis le courrier des lecteurs, aucun relent de propagande pro-Kadhafi. Mais c’est peut-être plus subtil. L’un des messages pas du tout subliminal qu’adresse le Post à ses lecteurs, c’est que les États-Unis lâcheront la coalition… En effet, la question peut se poser. Dans ce cas, Obama doit tenir la bride de Sarkozy.

L’aviez-vous lu dans vos quotidiens ou hebdomadaires hexagonaux ? Best Kemigisa, 44 ans, la sémillante reine mère du royaume ougandais de Toro, aurait pu influencer le président sud-africain Jacob Zuma, et plus largement l’Union africaine, pour qu’il conserve son soutien à Muammar Al-Qathafi. Effectivement, si l’Afrique du Sud et d’autres pays africains ont admis la résolution 1973, elle en adopte désormais, avec l’UA, l’appréciation qu’en font la Chine et la Russie. Best Kemigisa est une cheffe tribale africaine, influente auprès d’autres souverains ou « sages » africains, à laquelle on prête une liaison avec Kadhafi. Mais le « sentimental » Kadhafi n’est pas mû que par l’affection : il n’y a pas que le royaume de Toro qu’il a comblé de bienfaits. Plus d’un pays africain ne pourrait plus payer ses fonctionnaires sans Kadhafi et ses avoirs (ou sans puiser dans la cagnotte personnelle de son dirigeant).
Maints chef d’État africains ressentent l’influence libyenne dans leurs affaires intérieures, mais ils (parfois les mêmes) sont tout autant à se demander ce que l’après-Kadhafi leur réserve que tant d’autres. Qu’on le veuille ou non, Barrack Obama et son administration en tiennent peut-être moins compte que de l’opinion israélienne (très mitigée quant à la chute de Kadhafi), mais les États-Unis n’ont peut-être pas à disposition le milliard d’euros annuel que la Libye injecte dans l’économie africaine.

La couverture qu’accorde le Tripoli Post au conflit est limitée et factuelle, calquée sur les dépêches d’agence occidentales ou mondiales. Elle s’en tient à l’essentiel et rapporte les diverses versions des événements. Ce qu’on lit dans le Post est à l’identique de ce que BàoMoi (Vietnam) ou La Hora (Chili) relatent, reprenant les déclarations de Gadaffi ou Gadafi, comme celles des autres chefs d’États.

Mais si on passe dans la partie des éditoriaux du Tripoli Post, qui sont des reprises de la presse étrangère, celui de David Frum (CNN), datant un peu (15 mars), reste en bonne place. Il s’intitule « Obama veut-il réellement que Kadhafi s’en aille ? ».

Première hypothèse, les États-Unis souhaiteraient idéalement qu’il en soit ainsi, mais jugent l’objectif irréaliste. Seconde supposition, Kadhafi est un moindre mal. David Frum exagère sans doute la portée de l’islamisme en Cyrénaïque, qui a effectivement fourni l’essentiel des « djihadistes » étrangers en Irak. La Cyrénaïque et d’autres régions libyennes sont moins arrosées par les retombées des faveurs des Kadhafi et les motivations de ces combattants sont parfois autant financières qu’idéologiques. Mais c’est un bon client, Kadhafi, et il contient les réfugiés économiques d’Afrique. Conclusion : les États-Unis s’en accommoderont, en arguant que « trop peu, trop tard » a été fait, et qu’il faut se contenter de le déplorer. Pour la suite : business as usual.

Barrack Obama est aussi attentif à une opinion fortement divisée, tant dans le camp démocrate que républicain. La droite dure étasunienne feint de croire qu’il n’a pas la volonté de renverser un dictateur resté terroriste, et dénonce sa pusillanimité, le décrit timoré. Mais l’ancien ambassadeur (en Afrique, Moyen-Orient, et envoyé spécial en Somalie) Dan Simpson n’est pas du type des excellences remerciées de leurs contributions financières à l’un ou l’autre parti par une ambassade, c’est un professionnel. Et dans le Pittsburgh Post-Gazette, il énonce très clairement ce qu’Obama pressent : enlisement en Afghanistan, une opinion générale plus soucieuse de ses emplois et de son pouvoir d’achat que de stratégie géopolitique, divisions dans le camp démocrate et opposition des militaires, risque de voir l’Otan se désagréger, réticences de la Ligue arabe, coût insurmontable, et non assumé, à moyen terme.

Dan Simpson dresse les comptes : un missile Tomahawk, 3,5 millions d’USD (à multiplier par plusieurs centaines).
Le F-15 (descendu ou victime d’une avarie ?) perdu : 30 millions d’USD. Les États-Unis peuvent certes faire tourner la planche à billet (tandis que la France a bien du mal à soutenir l’euro, que la livre sterling chute doucement), mais « cette guerre est insensée et coûte beaucoup trop » aux yeux de Dan Simpson qui conclut : allez, hors de Libye maintenant ! Le Canadien Winnipeg Free Press titre : « Les opérations coûtent déjà des centaines de millions et la note pourrait gonfler ».
« C’est un déficit supplémentaire d’un milliard de dollars toutes les six heures, » estime Roscoe Bartlett (républicain) du comité parlementaire pour la Défense : « nos enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants devront régler l’addition. ». Dennis Kucinich (démocrate) estime : « nous n’en avons pas les moyens. ».

Muskogee, Oklahoma, c’est le Tipperary des Okies. À Dogpatch, localité mythique des Hillbillies des Appalaches (patrie de Li’l Abner, prototype du « All American Boy »), il est possible que la décision de laisser des Européens mener les opérations contre la Libye loyaliste soit vertement critiquée : « nos gars » ne seraient pas entre de bonnes mains, alors que la plus grosse part de la note incombe aux États-Unis. Mais puisque le nombre des avions étasuniens sera « significativement réduit », cela passe mieux. Que la coalition se débrouille. Quand Hillary Clinton dit que la communauté internationale pose aux loyalistes ces trois questions, « que faisons-nous ? Comment s’en sortir ? Et quoi ensuite ? », les gars de Muskogee se posent les mêmes.

Celles et ceux de Landernau, et encore davantage d’autres localités européennes, en particulier peut-être de John O’ Groats à Land’s End, au Royaume-Uni, s’interrogent tout autant. Le budget de Défense britannique a subi des coupes sombres, la RAF et la Navy sont mal en point.

Le premier point d’interrogation se rapporte à la capacité militaire et financière d’imposer une zone d’interdiction de survol pendant des mois, comme en Irak, où elle gela la situation sur deux lustres, en ne profitant réellement qu’aux Kurdes. Le second pointe la réalité ou le mythe d’une relève permettant d’envisager une réconciliation nationale en Libye. L’armée de Benghazi est sous-équipée, sans commandement structuré, et les forces des régions berbères ou des villes insurgées autour de Tripoli semblent encore davantage démunies. Le Conseil transitoire est sans doute divisé, impuissant, financièrement et militairement, et l’embargo qui s’impose théoriquement à toutes les parties ne facilite pas les choses.

Même la perspective de s’en tenir à imposer à l’aviation loyaliste de rester clouée au sol semble irréaliste sans commandement unifié. La Norvège a rappelé ses appareils, les CF-18 (obsolètes mais fort bien pilotés) du Canada ont avorté une mission pour « éviter des dommages collatéraux » ; on peut aussi se demander si les risques de cafouillage (de manque de support coordonné en cas de pépin) ne sont pas entrés en ligne de compte. Surtout, les nations engagées ne sont pas unanimes quant aux objectifs : que Kadhafi se retire est souhaitable, l’y contraindre par tous les moyens suscite de fortes réticences.

La Chine, vient de révéler le Quotidien du Peuple, a 50 grands projets industriels et économiques en cours en Libye et le ministère chinois du Commerce a indiqué que son gouvernement veut protéger les entreprises chinoises encore présentes. Il demande, comme ceux de Russie et d’Inde, l’arrêt des raids de la coalition. Officiellement, il s’agit de protéger les populations (toutes les populations, y compris, par exemple, les milliers de Philippins qui ont refusé de quitter la Libye). Les intentions hégémoniques de la coalition sont dénoncées par la presse chinoise. « Qu’ils agonisent en Lybie ! » (les États-Unis, la coalition) a conclu The Global Times (organe officiel chinois).

Nick Harvey, le ministre de la Défense britannique, admet qu’il ne peut prévoir la durée des opérations (ni leur réelle nature, de fait), ce que le Daily Telegraph traduit par ce titre : « Pas de stratégie de sortie ». Le prince Alain Juppé dit « nous voulons ! » (une intervention de courte durée).

Gérard Longuet (Défense) s’est fait prendre en photo auprès de Nicolas Sarkozy sur la BA 126 de Solenzara. Comme l’exprime Simon Jenkins, du Guardian, à propos de David Cameron, « le gars dans le bunker a écouté le gars dans le bombardier qui lui a dit qu’il pouvait gagner (…) le bombardier ne gagne jamais… ». Cameron n’est pas Thatcher (qui bénéficia de la victoire des îles Falkland, les Malouines), et elle avait l’entière confiance des États-Unis. Une confiance dont, visiblement, ne bénéficie pas Sarkozy. Obama préfère que l’Otan le tienne en laisse. C’est peut-être pour Sarkozy, si les États-Unis décident d’arrêter les frais, une porte de sortie : « ce n’est pas moi, c’est lui… », pourrait-il invoquer. Un moindre mal ?