A Lyon le week-end dernier, Libération a organisé son cinquième forum citoyen, consacré à un état des lieux du monde, vingt ans après la chute du mur de Berlin. De nombreuses personnalités étaient réunies pour débattre. Voici le compte-rendu des quelques séances auxquelles j’ai pu assister.

3ème journée : où l’on parle de géopolitique.

« Quelle paix pour le Moyen-Orient ? » avec Antoine Sfeir (directeur des « Cahiers de l’Orient ») et Robert Malley (ancien conseiller de Clinton, spécialiste du Moyen-Orient).

Les questions du journaliste-modérateur ont davantage rythmé la discussion que lors des précédents débats.
1ère grande question abordée : pour le conflit israélo-palestinien, une solution des 2 Etats est-elle encore imaginable ? Pour Robert Malley, la situation est paradoxale : jamais le consensus n’a été aussi fort sur cette solution, jamais on ne semble s’en être autant éloigné sur le terrain et dans les mentalités des acteurs concernés. Antoine Sfeir rappelle que rien que cette solution serait vécue comme une frustration dans le monde arabe, puisqu’elle consacre le partage de la terre de Palestine. L’Etat palestinien a selon lui une « obligation morale de voir le jour », d’autant que contrairement aux idées reçues, ce conflit n’est pas essentiellement religieux, mais bien national et territorial. Robert Malley ajoute que le retour des USA a restauré son autorité morale, mais que Barack Obama a sans doute commis une erreur en se focalisant sur la question du gel des colonies, très difficile à avaler pour tout gouvernement israélien, même travailliste. Selon lui, il faut aller de l’avant sur les questions les plus cruciales : les nouvelles frontières décidées règleront le problème d’elles-mêmes (il rappelle à ce sujet que 80% des colons sont concentrés dans 20% des colonies). Pour lui, une négociation ne pourra pas éviter de prendre en compte les plus durs de chaque côté, à savoir le Hamas et la droite radicale. Antoine Sfeir explique que le préalable à la réussite d’une négociation réside dans le règlement de problèmes politiques dans chaque « camp » : en Israël, la proportionnelle intégrale rend fragile tout gouvernment ; en Palestine, des élections doivent trancher les légitimités du Fatah en Cisjordanie et du Hamas à Gaza, qui s’affrontent.
2nde grande question : la volonté d’Israël de relier le dossier iranien aux concessions israéliennes. Pour Robert Malley, ce lien n’a guère de sens. La diabolisation de l’Iran lui semble être une erreur, dans la mesure où cela polarise les conflits sur des bases confessionnelles. Le problème iranien est politique, et doit être traité politiquement, autrement que par des sanctions absurdes qui pénalisent tous les Iraniens à l’exception… des dirigeants ! Sfeir est plus radical encore, bien qu’il soit peu suspect de complaisance envers le pouvoir iranien. Selon lui, faire de l’Iran un adversaire au lieu d’un allié est une erreur magistrale. La diabolisation de l’Iran, comme celle de Nasser en son temps, se conjugue à une alliance avec l’Arabie Saoudite, qui a exporté et exporte toujours une doctrine religieuse parmi les plus fondamentalistes et rétrogrades du sunnisme (le wahhabisme). Or, alors que les sunnites sont figés dans leur dogme, dans le chiisme les portes de l’interprétation (l’Ijtihad) ne sont pas fermées. En réalité, dit-il, les Iraniens ont peur (d’où les gesticulations autour la bombe) : chiites en grande majorité, ils sont géographiquement au milieu d’une marée de sunnites, d’ouzbeks, de tadjiks… Enfin, ajoute-t-il, la jeunesse iranienne est attirée par l’Occident, il ne faudrait pas la retourner contre nous en diabolisant ce peuple.
– De nombreuses autres questions ont été abordées. Parmi elles, le rôle des puissances occidentales dans le règlement du conflit israélo-palestinien. En ce qui concerne les USA, Robert Malley rappelle qu’ils peuvent « mettre la pression » mais pas imposer une solution : celle-ci ne viendra que s’il y a évolution politique des acteurs israéliens et palestiniens, si ceux-ci se convainquent eux-mêmes. Antoine Sfeir exhorte l’Union Européenne à se situer un cran au-dessus de la « diplomatie du chéquier », et s’attacher à construire une architecture de la sécurité. Cela la changera du rôle complètement passif qu’elle a joué face à l’administration Bush, alors même que les diplomates n’en pensaient pas moins.

« Les conséquences internationales de la fin du communisme » avec Bernard Guetta (journaliste) et Youri Afanassiev (historien russe).

Débat difficile entre deux interlocuteurs qui ne choisissent pas le même terrain.
-Classique, Bernard Guetta se livre à la recension des principales conséquences géopolitiques de l’écroulement de l’Empire soviétique. A savoir : 1/ le cassage d’un rapport de forces social en Europe, qui entre 1945 et 1989 avait été favorable au travail et non aux possédants et en conséquence la déréglementation de la vie économique (on objectera que la révolution néolibérale intervient plutôt au tournant des années 80) ; 2/ la libération des pays d’Europe centrale et orientale : si leur entrée dans l’UE se justifiait moralement et historiquement, elle a posé un problème de fonctionnement et d’identité communautaire ; 3/ l’islamisme a vu dans la chute de l’URSS la preuve que leur combat avait été victorieux et que l’autre grande puissance était aussi abattable ; 4/ la réémergence de conflits nationaux autrefois glacés (Tchétchénie, Géorgie…) ; 5/ un extrême désarroi en Russie, dû notamment au « hold-up » de l’économie auquel se sont livrés les oligarques russe et à l’absence de profit tiré de l’alignement diplomatique sur les USA : d’où le nationalisme ombrageux de Poutine… ; 6/ toutes les organisations internationales, prévues pour un contexte de guerre froide, se sont trouvées frappées de vieillissement.
L’historien Afanassiev, lui, s’est concentré sur la situation russe, qu’il voit très noire. Le Mur a beau être tombé, il considère que la division du monde n’a pas été effacée : malgré la nouvelle liberté de se déplacer, les valeurs et les visions du monde n’auraient guère changé. La transition a été une illusion, la société s’ets dégradée, selon un phénomène d’entropie (dislocation en atomes isolés en situation de guerre permanente). Pour lui, la société russe est mourante. Assez estomaqué, Bernard Guetta avoue ne pas comprendre un tel pessimisme, et tente d’identifier les sources d’espoir, dont l’émergence d’une classe moyenne qui voyage et les dissensions qui existent dans le pouvoir russe (Medvedev apparaissant comme le promoteur de l’Etat de droit, plus moderne que le dictatorial Poutine). Afanassiev doute de la réalité de ces progrès. Son traducteur, un ami écrivain, rejoint cependant Guetta, en expliquant que la jeunesse russe qu’il rencontre à l’université n’est guère différente de la jeunesse européenne. La Russie, dans sa vision, serait comme un hippodrome dans lequel deux chevaux seraient en concurrence : celui de la modernité libérale, et celui de l’ancienne puissance impériale blessée, confite dans son système non-démocratique. Mais la question reste ouverte de l’identité du vainqueur…