Les négriers de Bretagne, France et Navarre (et sans doute aussi du Pays basque et de Corse) doivent-ils être couverts d’opprobre posthume et les noms de voies portant leur patronyme dénommées autrement ? Telle est la proposition de DiversCités (Fondation européenne du Mémorial de la Traite des Noirs). Franchement, cela se discute… Sereinement.



Dans Siné Hebdo, l’ami Étienne Liebig tient une rubrique signalant les noms de voies portant les patronymes de personnages tristement célèbres pour leurs menées réactionnaires ou de répression des insurrections et mouvements populaires.
Je ne sais s’il a déjà traité de la rue Bréa à Paris.
Jean Baptiste Fidèle Bréa († 25 juin 1848, barricade Fontainebleau, Paris) était un général d’empire qui, chargé de soumettre les insurgés de la rive gauche de Paris, tenta d’obtenir leur dispersion pacifique. Le négociateur fut tué. Il a été honoré par une plaque portant son nom, dès 1850. Je serai tenté d’écrire « va pour la rue Bréa ».
Tandis que la rue François Négrier, à Lille, qui honore un autre général tombé au feu contre les mêmes insurgés parisiens avec lesquels il n’avait nullement l’intention de négocier, me semblerait plus volontiers vouée à une nouvelle dénomination. Quoique…

 

Portant le patronyme d’un ancien cardinal belge, d’un moine augustin (Nicolas le Tombeur), et d’un général-baron qualifié de « sbire de Léopold II et boucher du Congo belge », je n’en oublie pas moins que c’est à Charles de Tombeur, avocat, que l’on doit l’inspiration du titre de la revue La Wallonie d’Albert Mockel, et à Paul Tombeur, universitaire, que les langues romanes doivent une partie de leur étymologie (entre autres choses). La branche bretonne de cette vaste famille (si tant était que les branches soient apparentées par autre chose qu’une homonymie) ne détesterait pas qu’une localité lui accorde la distinction d’une plaque, ne serait-ce que pour désigner un cul-de-sac. Si l’on y tient vraiment, j’offre mon nom à la postérité. On pourrait donc avoir une « rue Tombeur (nègre) ».
Eh oui, après tout, s’il n’est pas encore de rue Alain Minc (plagiaire notoire), il s’est bien trouvé un chroniqueur de la toponymie angevine pour écrire à propos de la rue Desportes ce qui suit :

« Ce type est drôle comme un militaire chamarré de scansions et de rubans, de  métrique et  de médailles ; il annonçait même les orateurs  célèbres de la troisième  république, les sous-préfets pagnolesques et la fête de saint Fainéant à La Napoule. Tenez, ceci : “Elle a pour chaque rame une longue pensée”. On y sent de la concupiscence pour le galérien noir et une certaine paresse langoureuse comme il sied à la fin du banquet, quand le corset vous serre et qu’on n’ose roter. Après tout une rue Attali s’impose dans les beaux quartiers à moins que les socialistes ne lui préfèrent Francis Cabrel (mais ça c’est pour les Zep du Sud-Ouest). » (blogue-notes de Flivorello, Les Errances Flivo, dont je vous recommande aussi la rubrique Les Restos de Flivo). Ayant été même le traducteur-adaptateur d’un·e ghostwriter (celle ou celui de Xaviera Alexander), j’estime me qualifier amplement pour représenter celui qui honorera toutes celles et tous ceux prêtant leur plume à des auteur·e·s en vue. Quoique… Bernard-Henri Levy, dit « BHV », qui en arrive à devenir le nègre de lui-même tant il pratique le copié-collé (légèrement remanié pour se mettre, lui, encore mieux en valeur) sans jamais indiquer ses sources, pourrait personnifier aussi ce type d’occupation négrière.

 

Il est certes bien des Négrier qui n’ont pas été des sabreurs de défenseurs de barricades et qui mériteraient bien d’être mis à l’honneur par une quelconque voie, un lieu-dit, un nom de maternelle, une dénomination de mille-club ou de salle de fêtes.

Débaptiser une rue, comme le proposaient, pour la rue Thiers de Belfort, les conseillers  et adjoints « socialo-communistes » (il en était du Parti socialiste unifié aussi, alors), du regretté Émile Géhant (maire de 1977 à 1983, auquel une école doit son nom), n’est pas chose aisée. Doter une rue d’une nouvelle dénomination profite surtout aux notaires et aux graphistes et imprimeurs chargés des « travaux de ville » (papeterie d’entreprise, par exemple). Depuis 1989, les notaires roumains, qui siègent par ailleurs dans les conseils municipaux, s’en donnent à cœur-joie.

 

Qu’on débaptise symboliquement, comme à Grenoble et ailleurs, une rue Thiers pour la renommer Rue de la Commune de Paris, je l’admets fort bien. Mais pourquoi ne pas se contenter de changer discrètement les plaques pour honorer la ville de Thiers (capitale des couteliers bitords) ? Les libres-penseurs de l’Yonne s’y sont aussi symboliquement livré à Auxerre, mais d’autres républicains et marxistes ou autres ont parfois réussi à mener l’opération à bien. Moins il y a d’habitants ou de riveraines, mieux vaut…

 

On peut aussi laisser régner le flou. Ainsi DiversCités propose de débaptiser la Rochelaise rue Archambault. Ainsi faire pour la rebaptiser aussitôt Archambault au profit de la mémoire du général L’Admirault († 1898), bien trop jeune pour se livrer au « commerce du bois d’ébène », mais assez mûr pour réduire les tribus de la région de Laghouat et Tajrouna et du Mizab (Algérie), est-ce bien raisonnable ? Admirault, gouverneur militaire de Paris, censeur de la presse, suppôt des hobereaux, des jésuites et des « faux libertaires », ainsi célébré ? Ou encore Jean Admirault, « procureur fiscal de la seigneurie de Bourgueil » ? Bien douteux. Voire suspect. C’est pourquoi, à défaut de présenter un Admirault convenable, je suggère d’en inventer un. Un « Admirault (dépendeuse d’andouilles) », par exemple. Cette vénérable profession ne vaut-elle pas d’être ainsi louée ? Gardons-nous de préciser si l’andouille en question est de Vire, de Guéménée (dont l’impasse parisienne célèbre la saveur, à moins qu’il ne s’agisse de la mémoire de Louis-René de Rohan-Guéménée, ou de tout autre). Il en est de, d’halales et même de végétaliennes, de kochères (comme certaines portes, disait-on jadis cavalièrement). Restons évasifs, laissons la clef des champs entrouvrir la porte des laudes et autres chants à la mémoire des andouilles et de celles et ceux en dépendant.

 

Les voies incriminées par DiversCités sont les suivantes, sans doute dans un premier temps (car d’autres auront pu échapper à la sagacité de ses investigations).

 

Bordeaux : rues Baour ; Bethman ; Bonnafé ; Colbert ; Desse ; Fonfréde ; Saige ; David Gradis ; Daniel Guestier ; Gramont ; de la Béchade, Émile Pareire, de Kater ; Thérésia Cabarrus ; places Mareilhac ; Lainé ; Ravezies ; John Lewis Brown ; Johnston ; passages Sarget ; Féger ; Cours Balguerie ; Portal ; Journu-Auber…

Nantes: rues Grou, Leroy, Colbert ; Fosse ; Berthelot ; Terrien ; impasse Baudoin ; chemin Bernier ; avenues Bourgaud-Ducoudray ; Guillon ; Millet…

La Rochelle : avenue Belin ; square Rasteau ; rues Admirault ; Fleuriau ; Giraudeau…

Le Havre : rues Masurier ; Begouen ; Boulongne ; Eyrier ; Lecouvreur ; Massieu…

 

Ajoutons que Saint-Malo (Baude, Bidault, Beaugeard, Bougis, Briand Des Huppies, Chateaubriand, Desjardins, Grandclos-Meslé, Harcouet,, Lahoussaye, De Lamenais, Du Lupin Robiou, Duval, Eon De Carman, Girard-Dudemaine, La Fontaine, Le Bonhomme, La Motte, Magon, Pottier, Quentin, Surcouf, Villegile) n’est pas plus oubliée que d’autres localités.

Ainsi Rochefort, Dunkerque, Honfleur et Marseille. Cette dernière comporte une voie baptisée Poulard qui est aussi amèrement incriminée. Lyon a sa mère, Marseille a la Méditerranée, celui ne lui suffisait-il donc point ?

 

Pour la rue Massieu, François-Jacques serait un candidat convenable. Ayant étendu aux milieux biréfringents, au-delà des monoréfringents, la non-interférence des rayons polarisés à angle droit, et en déduisant la surface de l’onde élémentaire, il a pu jouir de la déférence de maints savants et ingénieurs, dont ceux des chemins de fer. Et puis, pourquoi ne pas, en Normandie, honorer, au-delà de la localité de Massieu, tout le canton de Saint-Géoire-en-Valdaine et l’arrondissement de la Tour-du-Pin (préalpin et non maritime) ? Ce serait l’Ainan tout entier qui s’en trouverait reconnaissant. Sans oublier les descendants de l’ancien jésuite Guillaume Massieu (1665, Caen ; 1722, Paris), sans lequel l’anthologie pompidolienne de la poésie française aurait souffert de graves lacunes et les cafetiers ne pourraient se référer à son Caffæum vantant les mérites balzaciens avant la date et les lettres du breuvage qui ôte la paresse aux poètes tel le thé dissipe la toux des chartreux catarrheux.

  Ailleurs, un certain Alberich (auquel on prêtera volontiers un certain talent de synthèse) préconise de numéroter les rues. Comme dans la plupart des villes étasuniennes. Mais pourquoi donc s’en tenir là ? Laissons donc ces désuets noms de communes dépérir, et optons pour les codes postaux. Adoptons les codes téléphoniques internationaux et révisions les manuels scolaires afin que nos chères têtes blondes dont les ancêtres furent les Gaulois puissent réciter : « 33, mère des arts, des armes et des lois, tu m’as longtemps nourri du lait de ta mamelle : ores, comme un agneau que sa nourrice appelle, je remplis de ton chiffre les antres et les bois… ». Rule over, Fourty-Four, rule over the seas ! Fourty-Fourers never, never, never shall be slaves ! Ô Trente-deux ! Ô mère chérie ! À toi nos cœurs, à toi nos bras, à toi notre sang, ô Patrie… Vierzig-vier, Vierzig-vier, Über alles, über alles in der Welt…

Trenta y quatro Una, Trenta y quatro Grande, Trenta y Quatro Libre…

Au fait, comment traduit-on 995 en géorgien ?

Et j’imagine que pour la Transnistrie, l’Abkhazie et l’Ossétie, il y a sursis à statuer.

Et quel numéro attribuer au Barzaz Breiz ?

 

Qu’on ne se méprenne pas, je ne suis pas partisan du statut quo à tout prix. Au nom de Staline, pour une voie, je préfèrerais bien volontiers un nom de bal populaire (peut-être pas Gégène, qui évoque d’autres musiques… électriques), de fête foraine (rue Neuneu, par exemple), ou de conquérante de l’espace (Laïka, pour n’en nommer qu’une). Je veux bien d’ailleurs en débattre lors d’un colloque international, voire interplanétaire, par exemple au siège de l’association Crazy Dance Country de Vendargues, euh, de 347740, rue Boby Lapointe (hmm… quel était déjà son numéro de sociétaire de la Sacem ?). Et même à 03204 (bientôt anciennement Vichy), rue des Bananes (s’il en était, de régime ou autre). C’est dire.

 

Et tout cela étant ce qu’il est, avec son poids d’inconvénients pour les riverains de telle ou telle voie à la dénomination incriminée par telle ou telle association, au-delà de l’initiative médiatique, il faut saluer les orientations de DiversCités. On consultera avec profit sa page intitulée « Les Enjeux ». Le travail salarié, le pillage des ressources naturelles, la paupérisation des producteurs au profit d’intermédiaires sont abordées en relation avec l’esclavagisme. Rappels salutaires.

 

Je relève toutefois que DiversCités s’est bien gardée d’interpeller les élus bastiais ou Javier Losada, maire de La Corogne (Galice), élu du Parti socialiste espagnol – PSOE – qui a eu l’audace de dédier quatre rues de sa ville à la Révolution française et à Napoléon Bonaparte. C’était le 11 juillet 2009. On commémore chaque année à La Corogne la victoire du maréchal Soult contre le commandant en chef des troupes britanniques, Sir John Moore, mais je doute qu’on y fête la mémoire de celui qui ordonna le rétablissement de l’esclavage. Est-ce vraiment, à Belfort, le Thiers massacreur de la Commune de Paris (laquelle a depuis sa place au centre de la préfecture du Territoire), qui est remémoré ? N’est-ce pas plutôt celui qui eut l’habileté de faire valoir à Otto von Bismarck qu’il serait politiquement maladroit d’annexer la ville qui tint si fortement tête aux troupes prussiennes ? Je ne sais quel Mengaud est honoré à Toulouse… S’agit-il bien du général belfortain et républicain qui n’adhéra pas ou fort peu au bonapartisme ? Allez savoir…

 

Ce qui serait déplorable, c’est que les buts et objectifs de cette Fondation du mémorial de la traite des Noirs finissent par se résumer, dans l’esprit du public le plus large, à une anecdotique démarche relative à la nomenclature des voies de diverses localités. Et on se posera, à cette occasion, la question de la médiatisation des actions militantes. Vaste débat.