En laissant Grégoire Biseau et Laure Bretton développer le thème d’« une possible affaire Fabius » qui « tétanise l’Élysée », Pascal Virot (redchef politique) et Nicolas Demorand (dir. de la rédac’) ont-ils commis « une faute déontologique grave » ? La SCPL (Société civile des personnels de Libération) l’affirme. Avec raison ? M’moui, à mon sens, enfin, à première vue. J’attendrai cependant la suite pour me prononcer définitivement.
Tout d’abord, une précision : je ne sais si Pascal Virot, le rédacteur en chef du service Politique de Libération, a eu vraiment son mot à dire. Je le salue déjà confraternellement au passage (nous étions collègues à l’ACP), et relève que, sauf erreur et moindre informé, il n’a pas demandé à être relevé de son poste.
C’est en tout cas Sylvain Bourmeau, adjoint de Demorand, et non Pascal Virot qui s’est fendu d’une déclaration à l’AFP : « il n’était pas possible de ne pas donner ces informations à nos lecteurs ». J’admets que cela puisse se discuter. Il persiste à dire, en dépit des dénégations d’Edwy Plenel, que « Mediapart enquête sur l’éventualité de comptes à l’étranger de Laurent Fabius ». Cela, je n’en suis pas très sûr. Que Mediapart enquête sur des comptes à l’étranger, non pas d’Untelle ou de Machin, mais plus généralement, je n’en serais pas surpris. Que Fabrice Arfi considère que le Quai d’Orsay et son patron, Laurent Fabius, soient à même d’en savoir, ou surtout en dire, davantage que Bercy, où Moscovici ne doit pas tout à fait le tenir pour persona grata, eh bien, c’est bien vu. Après, tout est possible : Laurent Fabius était tout à fait bien avisé de prendre langue avec l’Élysée (ne serait-ce que pour demander « que puis-je dire d’autre au juste ? »), puis comprenant que Libération allait en faire tout un plat, de faire prendre les devants par son avocat, Me Darrois.
Je ne sais pas où Edwy Plenel est allé chercher que « dans le sillage des travaux pionniers d’Edgar Morin sur la rumeur d’Orléans, tous les sociologues de la rumeur le savent : la rendre publique, fût-elle accompagnée d’un ferme démenti, c’est la propager et lui donner consistance. ». Je souligne ce « tous ».
Attendre une plainte, une information judiciaire ?
Au tout début des années 1980, à Belfort, une rumeur considérable voulait qu’un système dit à boule de neige ou pyramidal, Le Cercle d’Or, allait enrichir toutes celles et ceux qui s’y adonnait (versant de l’argent à qui les avait initiés, en collectant pour leur propre compte). J’ai attendu, enquêté, puis démonté le mécanisme dans une pleine page du Pays de Franche-Comté, et fait face à la désapprobation de confrères espérant des gains, et à l’ire de personnes me faisant très vertement valoir que j’avais cassé leur poule aux œufs d’or. Cela devenait inquiétant : dans les entreprises publiques et privées, beaucoup passaient beaucoup de temps à faire prospérer leurs listes qu’à tout autre chose.
En fait, le système était parfaitement illégal. Je me suis retenu d’écrire que la direction départementale de la police était parfaitement au courant (et que divers policiers faisaient circuler leurs listes). Toute l’aire urbaine (et aussi deux-trois départements voisins) était touchée depuis près deux semaines…
Il y a rumeur et rumeur : pour certaines, mieux vaut prendre les devants, et je l’estime encore à présent.
« Le vrai est parfois invraisemblable. Mais encore faut-il l’avoir documenté, sourcé, recoupé, bref vérifié… » poursuit Edwy Plenel. Oui, mais, quel « vrai » ? S’il était vrai qu’il s’était répandu telle une traînée de poudre, au Quai d’Orsay et au-delà, que Mediapart serait en train d’enquêter sur la possible existence d’un compte à l’étranger du ministre des Affaires étrangères, chacun en rajoutant sur l’autre ayant entendu dire que le conseiller Michu aurait dit à l’attachée X que même on en avait parlé chez les Dugommier, eh bien, c’est une information, non ?
La preuve que cela se disait, c’est qu’Edwy Plenel en fut lui-même averti alors que, peut-être, Libération n’était pas encore bouclé. Il twittait « demain, il transforme en information une rumeur sur Fabius en prétendant démentir une non-information de Mediapart ». Demain, et non ce matin.
La question est donc : la rumeur prenait-elle consistance ? Je ne cherche absolument pas à prendre la défense grégaire d’un titre qui n’a plus rien à voir avec l’Agence de presse Libération ou le Libération que j’ai connu (et auquel j’ai collaboré) lorsqu’il avait ses locaux à Montreuil. Mais, serait-ce Le Figaro, ou tout autre, le titre a-t-il fabriqué ou non la rumeur ?
C’est toute la question, d’où ma circonspection…
Des sources à l’Élysée ?
Quelles ont été les sources de Libération ? Havas, qui fournissait des éléments de langage à Jérôme Cahuzac, soucieuse de balancer un pare-feu préventif ? Des ténors de l’opposition, balançant qu’ils avaient appris que… ? Des fuites en provenance d’un ministère ou d’un autre ? J’attends de pouvoir comprendre. Pour le moment, je vois qu’on ne creuse pas très fort les dires de Michel Gonelle sur l’existence du note remontée à la direction des Douanes en 2008, donc une direction chapeautée par Éric Woerth (qui dément totalement avoir été mis au parfum), affirmant que Jérôme Cahuzac disposait d’un compte en Suisse.
Laurent Fabius n’a absolument pas démenti de fait la rumeur, mais la teneur de la rumeur, nuance. La rumeur existait, mais « ne repose sur aucun élément matériel et est dénuée de tout fondement », précise le ministre. D’ailleurs, toute la presse a repris qu’Antoine Peillon a estimé que pour les diverses affaires de dissimulation fiscale via des comptes à l’étranger, « il est impossible que les services secrets n’aient rien su » (ce que confirmeraient des officiers de ces mêmes services dans une lettre publiée par La Croix et Antoine Peillon), ou encore qu’une liste sur laquelle figure « une dizaine de députés et sénateurs de l’ancienne législature » circulerait. Avec, comme dans l’affaire Clearstream II, et ses vrais-faux listings trafiqués, le nom de Laurent Fabius ?
Ce n’est pas une rumeur, cette affaire de liste, cette histoire de grands flics de l’ombre se gardant sous le coude des noms pour faire avancer leur carrière ou leur reclassement ? Qu’est-ce donc, en l’état, à ce jour, d’autre ?
C’est quand même farce : Xavier Bertrand aurait fini par savoir que ses collaborateurs avaient été mis au courant pour Cahuzac, sans jamais lui en parler directement, et de toute façon, il n’en aurait tenu aucun compte : « même si mes collaborateurs m’en avaient parlé, je n’aurais pas utilisé ces rumeurs ». Virot, Demorand et quelques autres auraient dû avoir la même attitude ? Ce fut l’inverse.
Quand Le Canard et Le Point suggèrent à présent que la DCRI avait adressé « une note blanche » dès la fin décembre à l’Élysée, ce n’est pas une rumeur ? Qui l’a vu ? Des noms ? Et quelle teneur ? Manuel Valls dément. Peut-être que la note est inexistante, ou qu’elle n’aurait pas été communiquée au ministre de l’Intérieur ?
Mediapart n’a pas – de droit – l’exclusivité du journalisme d’investigation. De fait, c’est autre chose, tant l’investigation ne devrait pas être l’apanage d’une équipe restreinte (« les cowboys du reportage », se plaignaient parfois les localiers de L’Union qui, peut-être faute de temps, ou ne voulant pas mordre sur leurs jours de congés, ne sortaient guère d’affaires originales qui ne leur seraient pas tombées toutes crues dans le bec), et tant, du fait qu’elle reste coûteuse, a-t-elle été si négligée.
Saine concurrence
Cela étant, tout journaliste de province qui verrait un concurrent (s’il en reste) obtenir un long entretien de tel ou tel, surtout s’il s’agit, par exemple, d’un juge ou d’un divisionnaire, devrait tenter au moins de rattraper, si ce n’est de doubler. Savoir Patrice Arfi reçut à l’Élysée et hausser les épaules, ce serait de la négligence, n’en déplaise à Edwy Plenel. Avant publication, estime-t-il, « ce que nous faisons en amont ne regarde personne d’autre que nous, nos sources, nos interlocuteurs… ». J’espère quand même qu’au Monde, averti que la concurrence se lançait sur tel ou tel sujet brûlant, il ne donnait pas de telles consignes à ses collaborateurs.
Certes, la Société des personnels (autrefois, c’était « des rédacteurs » dans divers titres) de Libération peut estimer que le travail des journalistes « consiste à enquêter pour savoir si [la rumeur] correspond à des faits ». Fastoche, un week-end… Carambar balance une rumeur comme quoi ses célèbres blagues, c’est fini, tout le monde reprend, poisson d’Avril, et que je sache, personne n’avait enquêté : je sais, la comparaison est tirée par les cheveux.
Mais il y a tout plein de rumeurs qui, sans être du tout incriminantes, circulent, et que les journalistes tentent de vérifier simplement en prenant acte d’un démenti (ou d’une confirmation). Des exemples ? Tenez, combien de fois n’a-t-on pas entendu, dans des rédactions, que tel ou telle se cherchait un pied-à-terre dans une ville pour s’y parachuter et tenter de remporter un siège au Palais Bourbon ? Parfois, de petites pointures locales se cherchent une plus grosse. On contacte l’intéressé·e qui reste vague, ou dément formellement.
Grégoire Biseau, co-signataire de l’article, indique que la décision de faire état de la rumeur a été prise à six. Unanimes. Mais Laure Bretton n’était pas présente, paraît-il. Mais Silvain Bourneau, joint par des journalistes de Télérama, indique : « il n’y a pas de raison de ne pas rendre compte de la rencontre d’un de ses journalistes [Arfi, de Mediapart] avec Laurent Fabius, quand on sait le sujet de leur discussion… ». Reste à expliquer la nuance : s’agissait-il, pour Patrice Arfi, d’évoquer en général les affaires de comptes à l’étranger, de paradis fiscaux, ou de poser de but en blanc la question fâcheuse, du style « Lolo, t’aurais pas un compte toi aussi ? ».
Mais non, G. Biseau confirme : « samedi matin, l’Elysée ne sait qu’une seule chose, son ministre des Affaires étrangères est en train de s’expliquer avec un journaliste de Mediapart sur la possibilité de compte en Suisse. ». C’est peut-être vrai, ou pas. Il y a bien rencontre entre F. Arfi et L. Fabius ; tout ce qu’on sait, c’est que le ministre en fait part à l’Élysée, ce qui se conçoit.
Ce qui est surprenant, c’est qu’à l’exception du SNJ (qui ne va pas se mettre à dos une société de rédacteurs), qui condamne – et bien sûr Mediapart – sur le fond, la profession se révèle très frileuse. Pas de réelle prise de position (qui engagerait l’avenir), pas de réel débat sur la question.
Tout une presse vit (et fait vivre d’autres titres d’un groupe, parfois) de la rumeur. Des pipeules qui seraient ou non papa-maman, en froid, instance de séparation ou divorce, ou de convoler (genre la petite Charlotte de Monaco et Gad Elmaleh, qui ne sont pas ensemble, puis peut-être, puis pas si sûr car Charlène snoberait l’acteur). Quid aussi des ballons d’essais gouvernementaux ou autres (une mesure serait à l’étude, mais pas vraiment en fait, c’est juste une hypothèse de travail parmi d’autres). Eh quoi ? Chypre taxant les petits déposants, ce n’était pas une rumeur ? Si fait, puisqu’au final, seuls les revenus supérieurs seront touchés. Faut-il toujours attendre le résultat des courses ?
Dans ce cas, Mediapart n’aurait jamais dû demander l’ouverture d’une information judiciaire dans le cadre de l’affaire Cahuzac et attendre sereinement que la justice divulgue le résultat de ses investigations. Avancer que la mise au jour de la rumeur sur Fabius rendait plus difficile les investigations de Mediapart me semble un argument fumeux. En fait, toutes les rédactions devraient être en train de traquer qui figure sur les listes des Offshore Leaks, et faire la part des choses (entre évasion fiscale et réalités du commerce international). Alors, un Libération de plus ou de moins, vendant la mèche que beaucoup, beaucoup de monde, est sur la sellette, quelle réelle importance ?
Racket par des policiers : rumeur de caniveau ?
« Si les journaux devaient publier toutes les rumeurs qui trainent, ils deviendraient tous des torchons », estime Claude Soula, du Nouvel Observateur. Certes, mais certaines sont plus persistantes et répandues que d’autres. Et tout dépend quand même d’où elles proviennent… D’ailleurs, on l’a vu dans l’affaire de la Bac nord de Marseille : la presse locale a surtout attendu une source interne, la confirmation d’un début d’enquête officielle, pour faire état des récriminations des habitants et des associations.
« Moralité », les rackets ont pu davantage prospérer avant qu’on fasse semblant d’y mettre le holà (Valls a entériné la réintégration de tout le monde, sauf celle du lanceur d’alerte). Bien sûr, Claude Soula, tout soupçon ne doit pas devenir, avant même d’être soupesé, une information. Avancer que Libération crée un précédent qui risque de se généraliser dans « la presse de qualité », c’est aller un peu vite en besogne.
On se souviendra en tout cas que l’association Anticor avait rencontré Jérôme Cahuzac pour lui soumettre un projet de charte que le ministre chipotait point par point, sauf sur celui-ci, il proposait non pas une inéligibilité temporaire, mais à vie, pour les élus ou membres d’un gouvernement ayant été condamnés. Significatif, a postériori. Il serait intéressant de savoir ce que le ministre des Affaires étrangères pense des initiatives franco-allemande-autres (dans une déclaration à la presse espagnole, David Cameron s’est rallié à l’idée de mettre en règle les paradis fiscaux britanniques), et de leur devenir : est-ce faisable, quels pays freineront des quatre fers, et pourquoi ? Qu’impliquerait le retrait de leur licence aux banques se refusant à collaborer ?
Oui, la presse dite responsable, devrait, comme le souligne C. Soula, vendre « du travail, de la réflexion, de la mise à distance, de la vérité ». Il faut changer de métier, dans ce cas : combien de sujets sociétaux bidonnés, de papiers « styles et tendances » (plus qu’éphémère), de faux sujets conso accompagnant la pub dans les pages de L’Obs’ ?
Et puis, lorsqu’on parle de déontologie, combien de titres nationaux se mentionnent les uns les autres en tant que sources, tandis que l’info initiale provient d’une presse étrangère qu’on oublie de citer ?
Philippe Kieffer, sur l’Huffigton, évoque « l’effet de pulsion de More » : « Libération vient de se livrer à l’exercice le plus suicidaire qui soit : l’aveu de dépendance vis-à-vis du titre concurrent, mais nourricier en "affaires", qu’est Mediapart. ». On peut le voir ainsi. Il y va fort : « On ne sait ce qui l’emporte ici, d’une sidérante inconscience et irresponsabilité éditoriale, ou de l’expression, pour le coup, d’une "crise de régime" interne où Libération s’enlise comme en miroir de celle qu’il discerne au sommet de l’État ? ».
Libération, ce n’est un secret pour personne, va mal : parfois moins de 40 000 papiers vendus. Kieffer l’enterre un peu prématurément. Si Libération sort un scoop retentissant, brûlant la concurrence, tout sera oublié.
Enfin, il faut quand même relever que ce n’est pas la presse qui « perd ses repères ». Il y a sans doute d’autres Jérôme Cahuzac : ils ont pour le moindre précédé la presse en brouillant totalement la crédibilité de nombre des « élites » de la société.
Alain Finkielkraut, sur BFMTV, évoque une « surenchère de la transparence » et une presse, « boîte à lettres de tous les délateurs ». Soit. Je me souviens de mon premier article dépassant quelques lignes dans La Vigie marocaine : il fallait dénoncer ces habitants de Fès qui, en dépit de tous les efforts municipaux pour la salubrité et la propreté de la ville, continuaient à ne pas utiliser des poubelles qu’ils ne pouvaient pas s’offrir. Bien évidemment, les délateurs de la cour n’avaient pas droit aux colonnes. Laissons donc les fameuses élites régler leur linge sale en famille.
Denis Robert, ancien de Libération, pas trop conforté par Plenel lorsqu’il était au Monde, est finalement plutôt indulgent : « Libération a commis une faute professionnelle et déontologique. Tout le monde commet des erreurs. ». La preuve : Cahuzac l’avait convaincu de son innocence, il croyait l’enregistrement trafiqué. Eh, on comprend que, fort échaudé, il ait laissé Mediapart enquêter, l’avoir fait lui avait suffisamment coûté cher. Cela étant, n’avait-il point été pour le moins déçu de la tiédeur manifestée par la rédaction de Libération quand il tentait de sortir l’affaire de ce qui est devenu celle de Clearstream Banking ? N’aurait-il pas été tenté de forcer un tantinet le cours des choses ? Je n’en sais rien…
Mettons que six confrères de Libération se sont montés le bourrichon. Je leur accorderai quand même qu’ils avaient vérifié que la rumeur courait bien les ministères ou les cercles proches du pouvoir. Je le pense. Comme toi, Denis, je peux me tromper : tout le monde commet des erreurs. Laissons un peu de temps au temps pour nous prononcer définitivement.