Sihem Souid était agent de sécurité à la Brink’s, elle a voulu intégrer la Police nationale, ce qui fut fait brillamment (major de sa promotion). Affectée à la PAF (Police de l’air et des frontières), elle n’a tenu que trois ans… Elle est à présent sanctionnée de fait, reclassée en tant qu’administrative à la Préfecture de police de Paris, au service de la prévention. Sa « faute » ? Un peu la même que celle du commandant (chef d’escadron) de la Gendarmerie nationale, mis à pied, radié en attendant que le Conseil d’État statue définitivement sur son sort : s’être prononcée avec vigueur. Pour elle, près du tiers des policiers d’Orly procèdent à des expulsions abusives d’étrangers. Le défaut de son livre, Omerta dans la police (Cherche-Midi éd.), c’est sans doute de ne s’en être tenue qu’aux faits dont elle a pu avoir connaissance.

Il ne fait pas trop bon être brillant et animé d’un « état d’esprit citoyen » dans les administrations. Cela vaut sans doute encore davantage pour les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur (Police et Gendarmerie à présent). Pourtant, les « filtres » fonctionnent : les trop diplômés sont sabrés à l’oral d’entrée à Cannes-Écluses, l’école de la Police nationale. Mais, dans le cas de Sihem Souad, qui dirigeait un département de la Brink’s, société spécialisée dans les transports de fonds ou de biens sensibles (les téléphones portables, par exemple…), les recruteurs n’avaient rien vu venir.

 

Omerta dans la police s’attache principalement aux conditions dans lesquelles tous les policiers de la PAF des aéroports sont incités à procéder à des expulsions de plus en plus massives. Dans le meilleur des cas, l’étranger en situation vaguement douteuse (par exemple ayant séjourné plus de trois mois et quelques jours avec un visa touristique), se voit fiché, embarqué sur le vol qu’il allait prendre de toute façon pour rentrer dans son pays. L’ennui, c’est qu’il n’aura plus, s’il n’est fortement recommandé auprès des services consulaires, la moindre possibilité de se voir délivrer un nouveau visa, pour revenir voir des proches, par exemple. Dans les cas les plus flagrants d’abus que Sihem Souid a pu constater, on « fabrique » un expulsable parfaitement en règle.

« Moi, expulser des gens en situation régulière juste pour faire du chiffre, non ! » résume Sihem Souid. Et elle cite des exemples particulièrement frappants, comme celui de ce Noir américain qui a subi 48 heures de rétention à l’hôtel Ibis proche de l’aéroport d’Orly. Il avait le bras long, l’omerta a joué, mais son passeport, abîmé pour soutenir qu’il pouvait s’agir d’un faux, lui a été rendu sans le moindre mot d’excuse, sans la moindre compensation. Près d’un tiers des policiers se livrent à ce genre de course à l’échalotte, selon leur ex-collègue. « Chaque mois, on doit faire plus de chiffre que le mois dernier, chaque soir nous sommes incités à faire davantage que la veille, et les “quotas” progressent au fil des semaines et des mois… ».

 

On pourrait penser que seules des raisons politico-politiciennes motivent cette incessante escalade. Est-ce bien le cas ? Certes, pour les Rroms, fichés de manière dénoncée avec une véhémente indignation par Me William Bourdon, comme pour les moins armés pour affronter ces tracasseries policières, « on choisit les victimes, » estime Sihem Souid. Le racisme dont elle a pu constater les expressions fort diversifiées épargne les riches Saoudiens, les Africains s’exprimant dans un français parfait et alignant les cartes de crédit, les Asiatiques produisant les factures de leurs sacs Vuitton et d’autres produits de luxe (excusez les clichés, je fais court). La xénophobie, voire l’homophobie, se fait sourde, s’énonce mezzo voce ou reste totalement rentrée en présence des intéressés. Mais pour les autres, c’est souvent infernal, absurde, et parfois si outrancier que la rébellion est provoquée. Arash Derambarsh, directeur des collections politiques et personnalités publiques au Cherche-Midi, candidat UDF aux législatives à Courbevoie en 2007, est l’auteur d’un Comment peut-on être de droite aujourd’hui ? C’était hier (2006). Il publie à présent Sihem Souid. Et considère à ce sujet sur son blogue-notes : « Ce système, ce n’est pas le système de Nicolas Sarkozy ou d’autres politiques. C’est un tout qui a été bâti de longues dates. Dire que ce système est de la responsabilité d’un seul homme ou d’une seule femme est démagogique, politicien et n’a pas de sens. C’est de notre responsabilité à tous. ». C’est légèrement réducteur. C’est faire l’économie du rappel du parcours ministériel de Nicolas Sarközy.

 

Car ces expulsions massives ont un coût pour la comptabilité publique. Il se chiffre en heures de fonctionnaires, mais aussi en argent sonnant et trébuchant pour des sociétés privées, agences de voyages telle Carlson WagonLit Travel, les hôtels Ibis et les autres du groupe Accor. Le Sénat a évalué à près de 21 000 euros : 500 millions d’euros pour la seule année 2008. La Cimade estime ce coût à 27 000 euros. Quel était, en « euros constants », ce coût moyen lorsque Nicolas Sarközy était ministre du Budget du gouvernement Balladur (1993-1995) ? A-t-il progressé lorsque, pour la période mai 2002-mars 2004, il était ministre de l’Intérieur (et des… Libertés locales) ? Puis de mars 2004 à mars 2007 lorsqu’il était aux Finances puis de nouveau à l’Intérieur ? Quelle a été l’évolution du nombre annuel d’expulsions de 1993 à fin 2009 ? Et surtout, quelle est la ventilation des sommes ? Pourquoi une telle différence entre la moyenne britannique (13 000 euros par expulsion) et la moyenne française ? Le différentiel est d’environ 8 000 euros (14 000 selon la Cimade). Sachant que l’avocat signant Maître Eolas a pu calculer le coût d’une expulsion vers Abidjan à 11 483,38 euros (75 326,03 francs), destination « moyenne », comment expliquer la différence de près de 10 000 euros ? Ajoutez à cela comme le souligne le site Impôts utiles (.com) que nombre d’expulsés sont des contribuables, des cotisants, &c. Ajoutez aussi que Guy Lagache, de M6, dans l’émission « Capital » avait souligné que les tarifs de la société Carlson WagonLit, qui se fonde sur les tarifs IATA, attributaire du marché des expulsions, étaient supérieurs à ceux couramment pratiqués par d’autres agences pour les mêmes destinations. Pourquoi ? Et pourquoi donc l’extrait de l’émission, localisé sur DailyMotion, a été retiré de la circulation. Pourquoi le contrat de Carlson WagonLit, qui ne portait initialement que sur les déplacements des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, a-t-il été considérablement étendu à d’autres ministères, d’autres administrations, et des sociétés publiques comme France Télévisions, des sociétés d’économie mixte ?

 

Plus de 15 000 expulsions  en 2004, près de 20 000 en 2005, 24 000 en 2006, 28 000 pour 2007… Et pour 2011-2012, jusqu’à la campagne présidentielle, combien ? Et surtout, pourquoi ? Pour s’attirer des voix du Front national, pour en perdre auprès de l’électorat « centriste » et chrétien ou plus largement confessionnel ? Allons donc !

 

Sur le blogue d’Arash Derambarsh, un « anonyme », peut-être un fonctionnaire de police, a estimé « Je dirais simplement qu’elle est en-dessous dans son évaluation, pour moi il y en a plus ; dix ans que je supporte cela… ». Dix ans : ou plutôt huit ? Certes, Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Intérieur, avait motivé les préfectures : en 1996, les taux des mesures de reconduites aux frontières effectives était de 28 %, et sous sa direction, il avait chuté à 20 %. L’« objectif » annuel de 12 000 reconduites pour l’an 2000 risquait de ne pas être vraiment égal à celui de 1999. Mais Jean-Pierre Chevènement souhaitait éviter « le risque de contrôles systématiquement sélectifs », et il ne s’agissait pas de ceux visant des restaurants du triangle Neuilly-Auteuil-Passy chers à Nicolas Sarközy. À l’époque, le Syndicat de la magistrature estimait : « on entre dans une phase ultrarépressive pour donner une contrepartie aux régularisations… ». Lesquelles ne concernaient pas que les étrangers en situation irrégulière des sous-traitants de Bouygues ou de la restauration de luxe.

 

C’est la société Randstad (intérim), second groupe mondial de « services en Ressources humaines », troisième société française du secteur, société de droit néerlandais, qui fournit une partie importante du personnel des centres de rétention. Ironiquement, Abdel Aïssou directeur de Randstad France, a reçu en de nouveau en 2009 le « label Diversité » (lutte contre les discriminations) des mains d’Éric Besson, ministre de l’Immigration. Lequel n’a pas encore fait signifier à Me Bourdon, par ailleurs avocat de l’hebdomadaire Bakchich, qui l’avait épinglé pour son voyage de noces à Capri réservé par les soins de Carlson WagonLit, sa plainte en diffamation. « Si elle s’assortit d’une constitution de partie civile, » elle peut encore tarder, considère Me Bourdon. Ce dernier aura tout le loisir de se plonger dans les documents transmis à ses confrères par Jean Galli-Douani, auteur du livre Clearstream-Eads, qui pointe l’attribution du marché des déplacements des personnels des ministères et celui des expulsions à Carlson WagonLit depuis 1994. La Commission européenne est détentrice à présent des mêmes documents.

 

Il y a, dans ce dossier des expulsions, diversité et… diversification, et dilution. Voire, peut-être, diversion. La Cour des comptes a argué d’un manque de moyens pour se livrer à une évaluation exhaustive du coût global de la répression des séjours irréguliers (voire réguliers habilement « transformés » comme l’établit le livre de Sihem Souid). C’est fort singulier.

 

Humainement, la politique des rafles pour faire du chiffre conduit à privilégier les expulsions des plus vulnérables, des plus facilement localisables : ce sont rarement les délinquants qui, proportionnellement, sont les plus facilement « logeables », « serrables » et donc expulsables. Les énormes coûts supportés se répercutent sur l’emploi des effectifs de police, mais aussi sur nombre d’autres postes budgétaires. Pourquoi une telle politique systématiquement renforcée ? Pourquoi grever si lourdement le déficit budgétaire ? À ces questions, le livre de Sihem Souid n’apporte que des réponses très parcellaires, partielles. Pourquoi de nombreux coûts, comme ceux de garde et d’escorte sont-ils globalement intégrés dans le budget du ministère de l’Intérieur, sans qu’il soit possible à la Cour des Comptes de les pointer précisément ? Pourquoi certains de ces coûts sont-ils dilués dans les budgets de divers autres ministères (Immigration, Justice, Santé…) ? Éric Besson, en juillet dernier, annonçait son intention de confier à « un cabinet indépendant »’ un rapport sur « le coût de l’hébergement, des soins médicaux, du manque à gagner social et fiscal lié au travail clandestin… ». Encore un cabinet « indépendant ». Il est fort possible que l’Inspection des Finances soit moins fiable, pour ce domaine très sensible, qu’un cabinet indépendant. Mais on serait plus rassuré si une commission parlementaire multipartite en supervisait les investigations…

 

Souid, Sihem, Omerta dans la police – Abus de pouvoir, homophobie, racisme, sexisme, col. Documents, Cherche-Midi éd., Paris, oct. 2010, ISBN : 978-2-7491-1801-7