Est-ce bien là le « Fiskal Pakt » (le traité fiscal) de Merkozy ? Alors que l’Espagne inquiète les marchés, la Commission européenne plaide pour une amnistie fiscale, sous la forme d’une recommandation adressée au gouvernement espagnol. Une suggestion d’initiative personnelle d’Olli Rehn, le vice-président de la Commission, ou qui lui a été soufflée dans l’oreille Mariano Rajoy, au bénéfice de ses plus riches amis ?
Les taux sur les emprunts souverains espagnols ont grimpé, et l’Espagne inquiète les marchés, faisant aussi chuter la bourse espagnole. Paradoxe, « Bruxelles » (la Commission européenne) adresse d’un côté ses félicitations à Mariano Rajoy et à son gouvernement pour avoir durci la fiscalité, mais plaide aussi une amnistie fiscale. Pourquoi pas, comme en France, une amnésie ?
Le porte-parole de la Commission pour les Affaires économiques et le vice-président Olli Rehn, Amadeu Altafaj, félicite d’une part Mariano Rajoy et son gouvernement. Les objectifs de réduction du déficit budgétaire sont bons (3 % du PIB en 2013), la réduction des niches fiscales est salutaire. Mais d’autre part, Bruxelles appuie la possibilité d’une amnistie fiscale dont le gouvernement espagnol estime le rapport à 2,5 milliards d’euros.
Le but, comme dans la France du Woerthgate, consiste à espérer que les gains non déclarés le seront et que, plutôt que d’encourir des peines et amendes, les fraudeurs voudront faire éponger leur ardoise en négociant un versement moindre que celui qu’ils doivent.
« D’autres pays ont eu recours à cette mesure en diverses occasions, a déclaré Altafaj, mais on ne peut préjuger exactement des bénéfices additionnels qu’elle peut générer… ». On ne saurait être plus prudent, tout en laissant entendre que cela vaut le coup d’être tenté.
En fait, c’est tout l’Eurogroupe dit « de Copenhague » qui préconise cette mesure. D’un côté, pour l’Espagne, la Commission applaudit la réduction d’un cinquième des subventions aux syndicats espagnols, et commentant le sort des emprunts souverains du pays, Mario Draghi estime que les marchés attendent des réformes de la législation sur le travail (car le « modèle social européen » est « insoutenable », car les salaires sont trop élevés à la base, &c.).
De l’autre, vive l’amnistie, voire l’amnésie pour les plus gros fraudeurs, très souvent aussi les plus gros employeurs !
Fenêtre de régularisation
Ne dites plus d’ailleurs « amnistie fiscale » ou porte de sortie vers l’escalier de service pour les fraudeurs mais dites « fenêtre de régularisation », seule expression correcte dans la France de Bernard Accoyer, Éric Woerth, Christine Lagarde, Baroin, Sarkozy, Copé, Balkany, et le reste de l’UMP.
Mi-2008, Bernard Accoyer (pdt de l’Assemblée) avait suggéré une telle mesure. Sarkozy l’avait jugée « pas opportune » et Luc Chatel estimait qu’elle n’aurait « pas d’impact direct sur la crise ». Le PS, qui, sous Pierre Mauroy en 1982, avait tenté le coup, était cette fois vent debout contre cette mesure. Même l’inféodé Nouveau Centre (par la voix de Charles de Courson) avait trouvé la proposition « choquante ». Ce fut pourtant une mesure fort prisée en Italie sous Berlusconi, l’allié naturel de Nicolas Sarkozy.
Mais fin 2008, Éric Woerth instaurait une « cellule administrative d’accueil pour les résidents français détenant des avoirs à l’étranger. ». Ceux, qui, comme les Français de l’étranger les plus riches qui voteront massivement pour l’UMP aux prochaines législatives, lui en sont reconnaissants.
Le système consistait à régler les impôts sur les sommes rapatriées de paradis fiscaux, par exemple, mais de se voir exonérer de tout ou partie des pénalités de retard (et bien sûr, plus question d’amendes). C’est une régularisation, pas du tout une amnistie.
En 2010, la fameuse cellule se targuait d’avoir déjà rapatrié 700 millions d’euros (à comparer avec les 2,5 milliards espérés à présent par l’Espagne, ou les 80 milliards censés avoir rejoint l’Italie).
Traficotage
En fait, tout bon lecteur du Canard enchaîné sait ce qu’il en fut en France. L’UMP, qui avait récolté en Suisse sept millions d’euros pour ses bonnes œuvres électorales, a fait mieux qu’amnistier, elle a appliqué l’amnésie. D’abord, en expurgeant nombre de noms dans les listes de fraudeurs communiquées par l’Allemagne ou un ancien de la banque suisse HSBC, Hervé Falciani, comme l’a confirmé le procureur de Montgolfier. Ensuite, en considérant que bon nombre des 3 000 comptes détectés en Suisse par des Français correspondaient à des déposants parfaitement en règle, et jusqu’à peu, comme dans le cas des Bettencourt, en fermant carrément les yeux. D’ailleurs, pour l’UMP, fuite ou évasion fiscale n’est absolument synonyme de fraude fiscale.
En janvier 2010, L’Expansion titrait : « Éric Woerth tend toujours la main aux fraudeurs fiscaux ».
Il voulait alors « prolonger autrement » la mesure. L’officielle, s’entend. Car la fameuse cellule avait été supprimée. Ses résultats étaient gonflés et dégonflés. Les fameux seuls 3 000 foyers fiscaux officiels (bien peu par rapport au nombre réel) avaient rapatriés fin décembre 2009 des sommes s’établissant autour de « trois milliards d’euros dont 500 millions de fiscalité ». 500 millions, 700 millions, on ne sait trop.
À propos des fameuses listes d’évadés et fraudeurs fiscaux, et d’Éric Woerth qui se targuait de les avoir exploitées, J.-F. Kahn déclarait à l’époque : « c’est faux : il a tenu ces listes secrètes, au contraire, et a négocié, en cachette, avec les délinquants, non pas pour appliquer la loi, mais pour leur arranger le coup grâce à des compromis. ». La femme Woerth avait traîné en diffamation Montebourg pour des propos beaucoup moins vifs à propos de son rôle en Suisse au service de Patrice de Maistre (voire de Liliane Bettencourt).
On est les champions !
Cette même Commission européenne ne voit rien à redire au statut de Campione, ville italienne totalement enclavée en Suisse. Pas d’impôt, même pas de TVA. Il faut juste, pour bénéficier de ses avantages, ne pas être Italien et disposer d’une véritable adresse (à la Rama Yade là où elle était conseillère municipale : détenir le bail d’un local vide ou « loger » dans 9 m²). Comme Livigno, ville alpine de Lombardie, Campione jouit d’un statut d’extraterritorialité et son territoire est exclu du territoire fiscal communautaire de l’Union européenne. Mais la localité est beaucoup plus riante, et son casino est très profitable.
Mais en France nous sommes aussi plutôt champions. Dès 1986, Jean-Marie Le Pen, alors député, déposait une loi d’amnistie fiscale. L’un des avantages d’un retour au franc, prôné par Marine Le Pen, serait d’accompagner la mesure d’un tel dispositif (envisagé en cas de retour à la drachme en Grèce, afin que tout le monde ne planque pas ses euros ailleurs).
En 2010, le PS tentait de faire voter un amendement pour taxer les plus riches exilés fiscaux. François Baroin (UMP), à l’époque, dénonçait un amendement « à rebours de l’histoire et de la construction du droit fiscal français. ». Et encore, l’amendement était fort timide. Il ne visait que les revenus supérieurs à 200 000 euros et une contribution de 5 % qui ne serait pas due si le montant de l’impôt perçu aurait été supérieur à l’impôt payé en France.
Sarkozy soutenait, pour la galerie, une mesure encore moins contraignante, toute symbolique (histoire d’exonérer ses amis du show-bizz et d’autres supposés travailler au pays helvète par exemple, ou dans des îles). Mais en catimini, il faisait répondre par Baroin que le PS proposait ainsi un « droit du sang fiscal ». Il n’avait pas tort puisque l’Europe et la France sont tenues par 118 conventions fiscales signées avec des pays communautaires ou étrangers.
Encore aujourd’hui, Baroin déclare à L’Expansion (28 mars dernier) : « Mais qui, dans la campagne présidentielle, oserait proposer l’amnistie fiscale ? Personne. Ce serait perçu comme un cadeau aux riches, pas comme une bonne mesure pour remplir les caisses… ». Faux-vrai et vrai-faux, soit fausse bonne-mauvaise idée, à effets pervers.
Favoriser les marchés
Les amis évadés fiscaux du président-candidat, mouillés dans l’affaire Takieddine, ne sont pas de petits joueurs, de petits évadés fiscaux. Ils résident en Colombie et ont des fonds non pas en nom propre mais sous forme de holding dans des îles à trésorerie.
Ceux-là sont très difficiles à débusquer et il n’en est d’ailleurs pas vraiment question. Mais opérer une amnistie, pardon, une régulation fiscale pour les moyens riches ou les gros gogos, c’est très bon pour les banksters, la finance et les marchés.
Que se passerait-il si vous ou moi, doté chacun d’une aumône de, mettons, deux-trois millions d’euros annuels (ce qui vous fait passer aux yeux des autres pour un cossu charcutier provincial), allions placer notre argent dans les propriétés de la couronne britannique (anglo-normandes ou île de Man) ? Sauf à rejoindre les vrais riches, nous serions assez mal partis. Aller fréquemment en yacht minable (moins de 20 m) ou en petit hélico de rigolo retirer de la fraîche passerait peu, à la longue, inaperçu.
Ensuite, que faire du flouze, du grisbi, des pépètes ? Hormis le claquer entre amis en se gaussant du bon tour fait au fisc français, difficile d’acheter une tire un peu à notre image (30 000 euros minimum), d’acquérir en France une résidence, &c. Reste le casino, ou le cercle Wagram ou autre, où on peut se faire repérer à jouer trop gros. Ou alors, la suite dans un palace, en réglant chaque jour 3 000 euros pour la chambre, et à peu près autant pour un jéroboam de dom perignon ou autre, chaque soir, après nous avoir fait péter la panse pour environ 3 000 euros. Certes, certes, en certains lieux, on est moins regardant sur les paiements en espèce. Mais c’est parfois un peu trop ostentatoire, au moins en France.
Évidemment, cela nous arracherait les tripes d’aller voir le fisc en disant que nous sommes gavés, qu’on en a marre, et que nous souhaiterions négocier une « régularisation ». Mais si on nous tend la perche, qu’on ferme les yeux sur les sommes déposées au-delà de trois ans en arrière, et qu’on ressorte du bureau de Bercy avec la bénédiction du sous-ministre venu se faire inviter dans notre chaumière normande, ou notre chalet alpin ? Là, on y va.
Rapatriés, décorés…
Et donc, nous rapatrions quelques millions d’euros dont on nous laisse l’essentiel de la jouissance. Là, on passe au yacht supérieur, à l’hélico avec bar et couchettes pour les ébats, au dirigeable, &c. Taxés. Et il nous en reste. Qu’en faire ? Les placer sur les marchés financiers, tomber dans les bonnes grâce d’un Madoff « honnête » ou non.
C’est tout bon pour la finance, et pour l’État qui, comme avec la Française des Jeux, touche sur un peu près tout quelques miettes. Les établissements financiers sont ravis. Ils peuvent distribuer des dividendes, des primes, des bonus, &c. Le sous-ministre et le ministre sont ravis, ils vont pouvoir aller pantoufler dans la finance.
Évidemment, on fournit globalement, à 200 ou 250 environ (tous les 300 ne sont pas tombés dedans) des cacahouètes. Cinq malheureux petits milliards d’euros rapatriés. Dont même pas le dixième pour le fisc. Mais pas perdus pour tout le monde, et il n’y a pas de petits profits.
Et puis nous sommes heu-reux. Tenez, avoir rapatrié notre argent devrait bien nous donner droit à un hochet, une médaille du Mérite, par exemple, dont le ruban fait très bien sur un revers estival blanc. En refaisant le cou plus tard, on peut prétendre à la rosette…
« Je suis un rapatrié fiscal, moi, Môssieu ! », peut-on s’exclamer. Un pied-noir de Bercy, quoi… Tout le monde à l’UMP nous sourit, on se retrouve certes dans le second cercle des donateurs, mais parfois, ceux du premier nous adressent de loin un léger signe de la main…
Comme les autres, avec le Fiskal Compact, nous sommes surtout des compactés fiscaux. Et les autres se tapent sur les cuisses en nous voyant derrière les glaces à verres fumés de leurs limousines. Mais les apparences sont sauves, et on aura « bien voté ».