Depuis 48 heures, avec un bel ensemble, les médias reprennent en chœur, sur le mode alarmiste, l’information selon laquelle le parti islamiste aurait remporté les élections tunisiennes.

Selon une extrapolation des résultats officiels, encore très partiels (l’ISIE – Instance Supérieure Indépendante pour les Elections – envisage maintenant qu’ils pourraient n’être définitivement proclamés que le 9 novembre), le parti de Rached Ghannouchi aurait obtenu un score de l’ordre de 40% des suffrages, que le mode  retenu pour ce scrutin historique (proportionnel, avec attributions directe et aux plus forts restes ; voir Elections de l’Assemblée Constituante – Mode d’emploi) traduit en 56 sièges sur les 136 déjà attribués (la future assemblée en comptera 217 au total, représentant 23 circonscriptions).

 

Mais ne serait-il pas intéressant (et approprié, aussi) d’explorer la possibilité de considérer ce phénomène d’une autre manière, en creux ? Car enfin, 40% n’ont jamais et nulle part constitué le raz-de-marée allégué (ni même une majorité absolue) et il est au moins autant avéré que 60% des électeurs n’ont pas voté pour Ennahda ; de même, si 56 députés forment bien une majorité relative, ils n’ont jamais et nulle part été en mesure d’imposer à 80 autres une loi qu’ils seraient fermement décidés à refuser !

Il semble admis que si un Tunisien sur trois a glissé dans l’urne un bulletin marqué Ennahda, c’est qu’ils souhaitaient, comme Samia Touati, protester contre la marginalisation de ses partisans à laquelle beaucoup ont estimé que la campagne s’était réduite. Une conséquence comparable à ce que provoqua en France la diabolisation du Front National il n’y a pas si longtemps…

Moins paradoxale cependant, tant il est vrai que se poser en rempart contre l’islamisme n’était probablement pas la meilleure stratégie pour marquer une vraie rupture au terme des vingt-quatre années où Ben Ali en fit son slogan. C’est probablement au fait de n’avoir pas mesuré l’évidence de ce truisme que le PDP (Pôle Démocratique Progressiste) et le PDM (Pôle Démocratique Moderniste) doivent leur cuisant échec : leur programme affiché, un peu court, semblait n’avoir pas d’autre ambition qu’une union sacrée contre Ennahda.

Il semble admis également, que si le choix de l’électeur s’est porté sur ce parti, c’est qu’il n’en connaissait pas d’autres, noyé dans la brumisation des quelque 11.686 candidats répartis sur 1.517 listes (dont 828 issues des formations politiques) qui se disputaient ses suffrages.

Il reste maintenant à former un gouvernement de transition. Arithmétiquement, l’addition des voix des deux partis arrivés en tête, Ennahda et le CPR (Congrès Pour la République) ne réunissent qu’une courte et fragile majorité d’à peine 56% ; le résultat est un peu meilleur (64%) en ouvrant la coalition à Ettakatol (Front Démocratique pour la Travail et les Libertés).

Toujours arithmétiquement, le juge de paix serait l’énigmatique Pétition Populaire pour la Liberté, la Justice et le Développement (Aridha Chaabia) dirigée par le non moins énigmatique millionnaire Mohamed Hechmi Hamdi ; ses seuls titres de gloire connus et reconnus sont de diriger, installé à Londres (…), la chaîne de télévision El Mostaquella et d’avoir entretenu des liens étroits avec l’ex-président Ben Ali.

Ce pedigree ne lui confère guère de légitimité, d’autant que le bruit d’une probable invalidation des résultats de ses listes va grandissant après le constat fait par l’ISIE des violations de la réglementation, du fait de l’utilisation de sa chaîne de télévision à des fins partiales de propagande à sens unique. Si cette issue devait se confirmer, ses conséquences seraient alors, ou bien de redistribuer les 18 sièges obtenus, en considérant comme nuls les bulletins correspondants, ou bien de provoquer un nouveau vote là où ses listes ont obtenu des sièges ; dans ce second cas, ce serait une sorte de deuxième tour dans pratiquement toutes les circonscriptions.

Cependant, une coalition Ennahda-CPR-Ettakatol ne serait probablement pas dénuée d’arrière-pensées, comme tout mariage de la carpe et du lapin qui se respecte (à défaut de respecter ses électeurs). Moncef Marzouki, pour sa part, démontre un sens approfondi de l’anticipation : il a d’ores et déjà annoncé sa candidature à une élection présidentielle, même pas encore programmée puisque l’ordre des choses voudrait qu’auparavant une constitution ait été rédigée et validée par le suffrage universel. Pourtant, en se préparant à cette alliance, il semble ne pas faire le plus grand cas d’une laïcité dont on pensait pourtant qu’elle était en quelque sorte sa marque de fabrique.

Médecin comme son rival, Mustapha Ben Jafaar dispose quant à lui d’une longueur d’avance pour avoir été presque candidat contre Zine (el-Abidine Ben Ali) lors de l’élection présidentielle de 2009, avant d’être disqualifié par le Conseil Constitutionnel. Pourtant, on imagine mal quel programme économique commun pourrait unir Rached Ghannouchi et celui qui avait protesté, en 1969, contre le limogeage de Ahmed Ben Salah. Cet épisode serait de peu de conséquences si cette éviction n’avait pas été due à l’échec du système des coopératives collectivistes mis en place à son initiative, si peu compatible avec le libéralisme académique affiché par le Mouvement de la Renaissance.

L’avenir de la Tunisie est donc bien davantage conditionné par les choix et l’attitude de ceux dont l’appoint est indispensable à Ennahda pour se hisser au pouvoir que par Ennahda lui-même. La situation n’est pas aussi inextricable qu’on a bien voulu le craindre, mais l’islamisation du pays n’est pas non plus la menace inéluctable annoncée ici et là à longueur de colonnes. Prenons garde aussi de ne pas oublier, non plus, que plusieurs années ont été nécessaires avant que la révolution des œillets finisse par se traduire par un système démocratique stable au Portugal. La Révolution du jasmin n’a pas même fêté son premier anniversaire, pour sa part.

Alors, même dans le cas extrême (hautement improbable) où Ennahda parviendrait à gouverner seul, il nous resterait la possibilité de nous réjouir qu’il se présente volontiers comme un parti islamiste modéré (certains disent plutôt un parti musulman conservateur), à la manière de l’AKP. Au pouvoir en Turquie depuis près de dix ans, celui-ci n’a pas rogné le statut de la femme voulu et édifié par Mustapha Kemal Attaturk et dont s’était inspiré Habib Bourghiba par la suite.

Je vous invite à réfléchir à cette réplique extraite d’une pièce (pourtant sans prétentions) d’une troupe angevine : "On crée ce que l’on craint"…