Paul Verlaine est sans doute, avec Villon, avec Baudelaire, avec Rimbaud, peut-être aussi Apollinaire, le plus lu de nos poètes.

Pourtant, c’est toujours l’histoire littéraire qui gouverne : Verlaine reste sans postérité, et il n’est rien qui pardonne moins. En marge, singulier et, avec infiniment plus d’art – mais cela aussi joue contre lui – aussi isolé en fin de compte que Corbière, aussi "étranger". Par les surréalistes jugé, condamné d’avance, et sur la foi, apparemment, des anthologies : on ne peut comprendre autrement que leur ait échappé la part la plus étonnante du génie verlainien, ce rêve éveillé où l’on ne sait plus si l’on dort ou si l’on rêve …

Proust dit bien : la "constante aberration de la critique". Et ce que l’on peut en effet se demander, c’est si on a jamais lu Verlaine. Si ce regard vierge et neuf que la critique de son temps a été incapable de porter sur lui, nul depuis ne l’a vraiment osé, vraiment risqué. Dans ce sens, il est significatif, non pas peut-être que tous les grands recueils de Verlaine aient été publiés à compte d’auteur, mais que tous, malgré quelques articles, et les plus amicaux ne sont pas les moins aveugles, soient passés, sans exception, innaperçus : artistes, critiques, "juges attitrés", tous adonnés aux "jeux anciens".

Tout agrave le malentendu, si épais, et presque si unanime, que la modernité de l’art verlainien aujourd’hui encore en est si voilée, et comment, intacte, la faire éclater ou resurgir ? La gloire vient tard à Verlaine, nourie de scandale, de légende, de "pittoresque", et quand déjà le poète n’est plus, depuis longtemps, que cet homme de lettres tirant à la ligne pour vivre ou pour survivre et dont Corbière, durement, pourra dire qu’il "écrit sous lui".

C’est que, partout, dans le "gris-bleu" des bois, sous le roulis des frondaisons, au coeur même de l’être qui "tremble et s’étonne", entre le poète et le monde s’interpose cette figure pressentie ou reconnue dont la lividité dénature, décolore toutes choses, dans Melancholia (Poèmes saturniens) rend grêle et "fade" l’odeur du réséda, donne à la femme aimée, elle-même à peine émergée des profondeurs blêmes du songe, l’inflexion de voix qui se sont tues et ne semblent parvenir, elles aussi, de ce lointain du blême et de l’absence que pour le manifester et s’y confondre. A toute étreinte tentée se substitue la nostalgie, la hantise, mais aussi la panique d’une autre étreinte.

S’il y a bel et bien une "révolution" verlainienne, c’est que Verlaine s’en prend dès l’abord à des formes laissées justement, par Baudelaire, intouchées. Ce qui avec lui, intreprend de se dénouer, ce sont les chaînes qui asservissaient le chant, la logique interne du poème à la tyrannie logique du sens, à l’intelligible.

Le désir, presque aussi clairement lisible dans Birds in the night qu’il était dans la Bonne Chanson avec quoi ce cycle renoue comme malgré lui, de lester cette parole "envolée", de l’emplir, de la ramener à soi : Verlaine n’y parviendra, dans Sagesse, dans les recueils suivants, qu’au prix de cette parole même. Perdu, le poète, par l’effroi précisément de se perdre.