Les « nantis » français, y compris ceux dont les revenus sont inférieurs à 4 000 euros par mois (selon l’estimation polémique de François Hollande) vont regretter d’ici peu le temps où « l’ultragauche » procédait à des descentes « pédagogiques » chez Fauchon ou Hédiard, les épiceries de luxe parisiennes. Des jeunes de Gloucester on pillé « leur » rue commerçante la nuit dernière. « Glost’a », c’est Lisieux, en un peu moins peuplé…

Hormis l’ampleur des dégâts et la généralisation – temporaire, espère-t-on – des violences, visant aussi d’autres jeunes pas mieux lotis que ceux s’étant livrés à « l’insurrection qui est venue », les particularités britanniques ne sautent guère aux yeux. Ils ont entre 9-10 et la trentaine d’années, et sont plutôt des Britanniques « de souche » (pas vraiment les enfants du « plombier polonais »), quelques soient leurs origines familiales. Les « mêmes », en France, ont commencé depuis des années à rendre la vie impossible aux commerçants de proximité de leurs banlieues, cités, quartiers ou « blocs », plus sporadiquement, moins collectivement. Leur ambition, pour les plus futés, serait devenir un aussi « grand voyou » qu’un Bernard Tapie (niquer l’État, faire vite du pognon), pour les autres, de continuer aussi longtemps que faisable à vivre « de la main à la bouche ».

Lien social rompu

Comme prévisible, les émeutes n’ont guère touché West Hampstead ou Camden, où j’ai quelques habitudes. Il y a encore des jeunes issus de milieux dits « défavorisés » dans ces quartiers de Londres envahis par une classe moyenne aisée mais une impression de « mixité sociale » y est plus ou moins (de moins en moins) préservée. C’est bien sûr de tels quartiers que sont venues les initiatives de se grouper pour nettoyer les dégâts dans d’autres quartiers ou de collecter des dons en nature (du genre « vide-grenier », mais rien à voir avec ce qui se vend à la sauvette du côté de la porte de Montreuil). Mais rien, ou guère, n’est venu des quartiers les plus « posh » de Londres, épargnés, restés immaculés.

Les prémisses remontent à loin. Ce qui se produit à Baltimore (Maryland), où la maison-musée d’Edgar Poe ne peut plus être subventionnée par une municipalité devenue désargentée, soit une résurgence de maladies contagieuses, réplique ce qui a été constaté à la suite des années Thatcher au Royaume-Uni. « La grande majorité des gamins qui ne fissent jamais leur scolarité quittent les écoles en raison de l’extrême pauvreté, de l’impossibilité de se loger et d’une contagieuse consommation de drogues, » estime Claudio Sanchez (radio NPR, depuis Baltimore). C’est oublier l’endémie sanitaire – de choléra notamment – qui avait frappé les quartiers des villes désindustrialisées d’Angleterre dès le milieu des années 1980 et les mesures drastiques imposées par la « Dame de fer », Margaret Thatcher. On en retrouve les effets à Baltimore.

Précaire antidote

Prêchi-prêcha suspect de gauchisme, alors que la plupart des émeutiers de Londres ou à présent de Gloucester mangent à peu près chaque jour à leur faim ? On peut le voir ainsi, en n’oubliant pas que les moins nécessiteux des émeutiers sont sujets aux mêmes angoisses : pas d’emploi, ni pour ceux qui tentent de poursuivre leur scolarité, encore moins de perspectives pour les « largués ». Les enfants des classes moyennes inférieures, s’ils ne se tournent pas vers des formations politiques leur promettant l’emploi et une existence décente (aux dépens des « inférieurs », « étrangers » et autres), partagent les mêmes appréhensions.

Stupéfaction à Gloucester. Une police encore « de proximité » subit le même sort que le petit boutiquier. Tandis qu’à Londres la majorité des pilleurs évitait soigneusement la police (même en saccageant sous son nez tandis qu’elle se gardait initialement d’intervenir), et que les commerçants sikhs ou ceylanais se regroupaient pour se défendre, à Gloucester, les émeutiers ont d’abord fait décamper l’ilotier en voiture qui s’est empressé de fuir pour ne pas être lynché.

Puis, dédaignant la boutique présentant le fameux sac Gloucester (sac « polochon » de marque Longchamp confié à Kate Moss pour qu’elle l’arbore), ils ont pillé ou simplement incendié le tout venant des commerces.

Il n’y a plus d’« antidote », de « défouloir » pour ces jeunes qui n’écoutent pas le Gollnisch local (qui entend « canaliser » les frustrations par une expression publique musclée). Il y subsiste quand même un sentiment de « lien social » très flou, superficiel, fragile, qui exclut l’« autre », en fait tous les autres, policiers, résidents jouissant d’un minimum de confort, disposant de revenus réguliers, aussi minimes soient-ils. À « gauche », les contre-arguments sonnent le creux.

J’émettais récemment une « idée à deux ronds » pour restaurer un début de lien social. Soumettre toute la population active et inactive valide à un service social permanent (par rotations et périodes, comme dans l’armée de réserve) aux côtés de la police ou de la gendarmerie. Mais pensez donc : un « trader » contribuant si puissamment à l’économie aux côtés d’un chômeur qu’il vaudrait mieux employer à balayer les trottoirs, par « charité ».

Fausse bonne idée d’ailleurs, moins tape-à-l’œil que les peines d’intérêt public infligées aux célébrités Outre-Atlantique qui purgent leurs périodes avant de s’engouffrer dans une limousine, mais trop partielle et inefficace si le lien ainsi créé temporairement ne favorise pas l’intégration par l’emploi. Soit la restauration d’une confiance en soi permettant d’envisager une faible, mais convenable « progression sociale », une digne résignation à ne plus briller par son niveau de consommation, mais peut-être en fonction d’autres intérêts.

Les réponses sont contrastées : répression et suppression encore plus rigoureuse des aides sociales « indues », renforcement des mêmes aides sans réelle contrepartie, sans mesures efficaces de suivi, car « coûteuses » et ne suscitant pas de retombées médiatiques immédiates.

Emploi et culture

Environ 2 000 jeunes britanniques – les centres de détention ne peuvent en absorber davantage – vont se retrouver poursuivis et condamnés. Le Daily Mail publie les photos de son lectorat afin d’aider aux identifications. Et après ?

Répression. À la une du Canard enchaîné, ce « mur du çon » franchi par le préfet Giles Leclair, ancien policier, au sujet de la réimplantation des commissariats de banlieues : « Ce n’est pas d’actualité (…) il faut penser à la sécurité des policiers. ». Pas si stupide puisqu’on en est là. À Lisieux bientôt aussi. D’où le regroupement des policiers en « zones vertes » comme à Bagdad, se livrant à des expéditions punitives occasionnelles hors les murs d’enceinte.

Le plan « Borloo » (et Christine Boutin) des maisons bon marché : un fiasco moins généralisé que celui des « chalandonnettes » vite décrépies et insalubres. Le plan Espoirs banlieues de Fadéla Amara : aide-toi et ta famille, bouffe, profite, puis recase-toi dans l’inspection générale des Affaires sociales. C’était plus sûr, même avant l’intervention en Libye, que de se retrouver ambassadrice auprès de l’Union pour la Méditerranée.

Boutin, Borloo ou Amara, voire Harlem Désir et quelques autres, c’est du pareil au même vu depuis les quartiers. Boutin dénonce à présent « la stigmatisation des allocataires sociaux », qui était tout aussi à l’ordre du jour quand elle siégeait au gouvernement. Montrer du doigt « ceux qui sont les plus fragiles (…) ce n’est pas notre pacte républicain, » s’indigne-t-elle. Quel pacte républicain ?

Ah oui, travailler plus pour… Lu sur un forum : « ma fille a 23 ans, a un contrat 35h en CDI mais ne peut emménager dans un appartement parce qu’elle ne gagne pas assez, si elle avait un contrat de plus de 35h, elle gagnerait plus… ». C’est déjà beau qu’on puisse l’employer 35 heures.

En Roumanie, qui tirait trop au flanc en restant inactif à domicile finissait en prison. Il valait mieux faire de même à l’usine ou au bureau. Il fallait s’astreindre aussi au service civique de temps à autre pour montrer l’exemple.

C’est devenu presque pire : l’équivalent du baccalauréat n’a généré que 42 % de candidats reçus cette année car en dépit de sujets estimés très faciles par les générations précédentes, une surveillance vidéo des salles d’examen prévenait la fraude avec la complicité rétribuée des surveillants des épreuves. Mais comme en France, les lycées réservés aux élites ont fourni des candidates et candidats très aptes à intégrer des écoles supérieures d’ingénieurs ou de commerce.

Le problème, au Royaume-Uni comme en France et ailleurs ne tient pas qu’à l’emploi, il est aussi social et partant culturel.

Destruction de valeur et mauvais ROI

Former des techniciens et des commerciales de centres d’appel qui verront leurs emplois filer à l’étranger avant qu’une organisation « en nuage » ne les supprime (en reportant sur l’utilisateur l’accès à des bases de données, et le soin d’opérer le « meilleur choix » éclairé parmi les offres de service) n’avancera pas, à moyenne échéance, à grand’ chose. Retour à la case départ après délocalisation, suppression des emplois délocalisés et nouvelles vagues d’immigration.

Souvenez-vous : le progrès technique devait réduire la pénibilité et « enrichir » les tâches. Tous les bénéfices en ont été captés, et les émeutiers de Grande-Bretagne, qui n’en sont pas tous lucidement conscients, ne l’ignorent pas tout à fait. La culture devait être un soutien moral, elle est réduite, pour les moins ignorants, à espérer pouvoir se maintenir au jeu de « Qui veut gagner des millions ? » ou du « Juste prix ». L’inestimable destruction de « valeurs » est largement supérieure à la note des dégâts de cette durable délinquance. Elle est immatérielle, ne rentre pas dans les plans comptables.

On voit désormais où est allé l’investissement et que son retour implique aussi quelques coups de bâton : sur toujours les mêmes ? Je ne dénie pas que ces agissements doivent être sanctionnés, mais sanction sans rémission n’est que ruine d’une civilisation. Peut-être conviendrait-il aussi de ne pas sanctionner que les fauteurs des troubles les plus évidents.