Avec Écrire et s’enfuir dans l’ombre des Lumières, Stéphan Pascau, docteur ès lettres, complète un premier volume sur l’abbé Henri-Joseph Dulaurens, naguère publié chez Honoré Champion. Dulaurens finit par ressortir de la faculté (Sainte-Anne, Charenton, ou plutôt, Bicêtre). Souhaitons que Stéphane Pascau réussisse à le faire sortir des facultés…
Je ne sais trop pourquoi, et encore moins comment, la postérité a préféré d’autres penseurs des Lumières à l’abbé Henri-Joseph Dulaurens. Peut-être préférera-t-on à l’avenir un Bernard-Henri Levy à un Édouard-Marc Nabe pour des raisons voisines. Il faut dire que l’abbé, qui n’eut de cesse de se défroquer, avait le verbe direct, voire leste. Ainsi, dans son L’Arretin moderne (l’Aretin étant un poète italien licencieux), moquant les curés et les religieuses, il signale : « Doit-on s’étonner de la population des filles du monde ? Ne doit-on point être surpris qu’il y en ait encore si peu ? Il y en aurait effectivement davantage si beaucoup d’honnêtes femmes ne se mêlaient de leur métier. ». On se doute qu’une défense et illustration des filles de joie, pré-féministe à la manière de l’auteur et de l’époque (si Diderot l’est indubitablement dans sa Lettre et son Addition sur sa Jeune aveugle, ses Bijoux indiscrets, publiés anonymement, et dans d’autres écrits, est plus ambigu), n’est pas propice à l’inscription dans les cursus du baccalauréat. Diderot, pourtant, mettait en parallèle son Jacques Le Fataliste avec le Pantagruel de Rabelais et le Compère Mathieu de Dulaurens. Mais voilà, Dulaurens meurt, sans doute peu après avoir rencontré Goethe, simulant encore la folie à moins que sa folie lui laissait encore simuler
La simulation, si ce n’est de la folie, de la facétie, de la bouffonnerie, est le propre, très précoce, de ceux qui veulent se faire entendre sans en avoir à supporter l’étendue des conséquences. C’est une façon de botter en touche sans avoir à se rétracter, en laissant le censeur supposer qu’il aurait pu entendre autre chose, véniel en regard de l’anathème qu’entraînerait le propos, tout en laissant savourer la justesse de la remarque par les esprits libres et forts mis ainsi en confidence. Cette stratégie, Dulaurens la développe très tôt. Il est, comme au siècle dernier (le nôtre), de ceux dont on ne sait que faire, que leurs capacités semblent destiner à faire une carrière que les moyens de leur entretien borneront au subalterne. Ainsi destinait-on des garçons à devenir frères des écoles chrétiennes ou élève du Prytanée militaire, comme Yves Gibeau (Allons z’enfants), qui, lui, attendit son heure pour se rebeller tout à fait. Gibeau dut à sa libération d’un stalag de pouvoir s’accomplir, Dulaurens fit le parcours inverse, frondeur dès que placé sous l’habit du novice, tôt déserteur de son ordre. Naguère, la Légion étrangère ne lâchait jamais les siens, dusse-t-elle faire périr ses crevards de déserteurs au bagne. Le sort de Dulaurens fut moindre, car il a pu jouir, difficilement, de longues cavales, et il était trop débonnaire pour devenir un Georges Darien. Ce dernier fut redécouvert, de nouveau oublié, car si un Jules Vallès est toléré par les Lagarde et Michard du présent, un Darien contemporain n’aurait pas plus que Nabe le déshonneur du Jourde et Naulleau. Tout simplement parce qu’entre BHV (BHL) et Nabe, le plus pitre des deux n’est certainement pas Nabe. Dulaurens, contrairement à Nabe, n’assume pas tout à fait, et surtout, c’est un bienveillant, qui doute non point de ses outrances pour son époque, mais de lui-même, ou des bondieuseries laïques d’un Rousseau. Les Goncourt ne s’y étaient guère trompés, disant de lui : « il nie et il croit (…) c’est Candide contant L’Émile. ». S’il y a du Nabe chez Dulaurens, c’est du Nabe actuel qu’il s’agit, celui qui se refuse à rentrer dans les arcanes de la gendelettres, mais le refus de Dulaurens lui est pratiquement inné.
Pour autant, Dulaurens n’est plus un illustre inconnu oublié et mis sous le boisseau. Il bénéficie même d’un site dédié, qui donne accès à la plupart de ses écrits. On doit notamment ce nouvel intérêt à Stéphan Pascau, dont la thèse doctorale Écriture, aventure et marginalité au xviiie siècle : l’abbé Henri-Joseph Dulaurens (Pau, 2005), a donné la matière à deux volumes, Réhabilitation d’une œuvre (Paris, Champion, 2006) et au plus récent Écrire et s’enfuir (Paris, Les Points sur les i, col. des gueux littéraires, 2009). J’ai lu cet Écrire et s’enfuir avec une peine croissante en suivant les tribulations et vicissitudes de l’abbé au funeste destin, et décroissante en goûtant peu à peu l’écriture et la perspicacité de l’auteur. Aborder une thèse de Lettres en civilisationniste est toujours déroutant : Pascau sait camper l’époque et les méandres de la circulation des livres, situer Dulaurens dans l’histoire des idées libertaires. Son « état des lieux et observations des cultures » vient par exemple à point pour clore une évocation fort documentée de ce qu’était le voyage à l’époque, et les références littéraires – incontournables en cette discipline – ne sont guère pesantes pour le profane. Nulle trace de la pédanterie littéraire actuelle chez Pascau. Il ne dissèque jamais à l’envi/e (de qui, au juste ? des faire-valoir linguistes ou sémiologues des thésards en quête d’approbation ?) l’analyse des personnages ou des lieux pour elle-même. C’est bien l’abbé et son époque qu’il traque, révèle, parcourt. Et il s’adresse au lecteur peu féru d’anatomie littéraire de la même manière qu’il nous a campé, oralement, son sujet… Certes, ce n’est pas un « Dulaurens et son temps », mais on suit les temps, les escapades et fuites de l’abbé. Qui connaîtrait Pascau – ce que je ne saurais prétendre – pourrait peut-être dire si, imprégné de son guide, il le suit pas à pas dans le cheminement de ses pensées devenues peu ou prou communes.
Lors d’un court entretien à bâtons rompus, j’avais recueilli
« Dulaurens est un littérateur ayant touché à tous les genres mais aussi un auteur rendu fou par ses conditions de détention dans les geôles de la justice religieuse. On peut le considérer précurseur du féminisme par divers aspects et pour son roman Imirce ou La Fille de la Nature, qui met en scène une héroïne totalement indépendante, dans une sorte de contrepied des personnages de L’Émile de Rousseau. Son principal roman, Le Compère Matthieu, ou Les Bigarrures de l’esprit humain, a fait date au point qu’il a été réédité quatre-vingt fois, traduit en au moins cinq langues, mais qui fut méconnu ou négligé par l’intelligentsia littéraire – il a toutefois été réédité en 2000. Toujours dénigré, ignoré, ou prudemment mentionné, quoique apprécié sous le manteau, ce livre avait pourtant trouvé des échos : Le Compère Mathieu a été repris pour titre d’un journal pamphlétaire et divers personnages de Dulaurens ont servi d’archétypes à des journalistes libertaires bien après ses rééditions de son siècle. Récemment, toutefois, quelques universitaires ont commencé à se passionner pour l’auteur.
Tout comme Robinet, son ami, qui était aussi typographe, comme beaucoup de littérateurs exilés en Hollande, Dulaurens était un précaire de l’édition de son temps.
Son portrait, qui figure en couverture de mon livre, est une énigme. Il a environ quarante ans et il était défroqué à l’époque et cette posture ne colle pas avec sa vie de bohème littéraire. Je suppose que c’est son amie, Mademoiselle De Boubers, sœur ou une parente d’un imprimeur de Liège qui l’avait pris sous sa coupe, qui l’a fait poser ainsi, perruqué et en abbé. Le portrait ne correspond pas au personnage d’alors, mais plutôt à l’image sécurisante et conforme qu’on voulait donner de lui, pour sa protection. ».
Stéphan Pascau avait fait paraître, chez Champion, un premier volume de 540 pages, une pagination justifiée par une soigneuse reconstitution bibliographique augmentée de manuscrits inédits (la thèse comptait 1 600 pages). Il s’agissait aussi de mettre de l’ordre dans des écrits publiés anonymement ou sous divers pseudonymes. Le second consiste en une « biographie analytique centrée sur le thème de l’idée de fuite qui transparaît dans ses écrits et qui a guidé sa vie. ». Pascau va jusqu’à avancer qu’il publiait en donnant assez d’indices pour se faire démasquer ou revendiquait au mépris du danger afin de se donner un prétexte pour prolonger ses errances, devoir trouver refuge ailleurs. Redonnons la parole à Stéphan Pascau qui donne une vision résumée de son abbé…
« C’était un surdoué qui a très jeune mis ses professeurs mal à l’aise, puis les jésuites. Il se révoltait contre la religion et non pas uniquement contre les superstitions, mais il restait croyant à sa manière, proche de celle des philosophes ayant marqué son temps. Il écrit des pamphlets et des satires, s’enfuit pour échapper à
Je n’irai pas jusqu’à écrire que cette thèse remaniée se lirait comme un roman ou un document sur un personnage, à la manière de ceux qui sont régulièrement publiés ou que des auteurs comme Jean Teulé (avec Monsieur de Montespan, par exemple) font revivre en situation. Ce n’en est pas moins une lecture décapante, à la portée d’un bachelier en français (classes de premières) qui ne se destinerait pas forcément à faire khâgne. Pascau est d’ailleurs l’un de ces autodidactes qui n’en finissent pas de se frotter à l’académisme, sans jamais se renier. On le verrait plus facilement s’adresser au public libre du Collège de France ou de l’Institut universitaire qu’à des khâgneux formés dans « la macération » (selon le fameux mot d’un professeur du lycée strasbourgeois Fustel de Coullanges).
Fait prisonnier à Francfort le 31 décembre 1765, Dulaurens fut mis à l’isolement, extradé vers Mayence pour comparaître en novembre de l’année suivante devant un tribunal ecclésiastique. Ses livres feront l’objet d’un autodafé à Cologne et ce n’est qu’en 1788 qu’il est transféré au couvent-prison de Marienborn qu’il réintégrera, après un semestre de liberté surveillée, pour y mourir, en août 1793. Il avait 73 ans. Peut-être qu’à l’instar de Sade, il inspirera un jour un autre Jacques Chessex (Le Dernier Crâne de M. de Sade) qui campera ses derniers mois dans ce Charenton religieux allemand. Dulaurens, qui fut vert et gaillard, était un libertin bien timide en ses mœurs, et plutôt fort honnête envers les femmes. L’ouvrage de Pascau comporte, en sa partie centrale, quelques reproductions de gravures d’époque qui devaient sans doute, pour les éditeurs, représenter des arguments de vente des œuvres de l’abbé. Cela reste bien en-deçà de celles illustrant les écrits du marquis. Mais il n’y a pas que leur funeste destin commun qui les apparente. Pour autant, on a magnifié Sade et par trop négligé Dulaurens. Restif de La Bretonne, avec son Anti-Justine, a pu sortir du carcan des lectures scolaires. Pas Dulaurens qui n’avait pas su donner autant de gages à
Pascau, Stéphan, Écrire et s’enfuir dans l’ombre des Lumières, Henri-Joseph Dulaurens (1719-1793), Paris, 2009, Les Points sur les i, col. Les Gueux littéraires, 324 p., 14 ill. hors-texte, 16 × 23, 25 euros.
Voir aussi, sur ce livre, la page que J.-C. Cabanel lui consacre…
Je l’ai lu, le livre. Attachant, en effet, ce personnage perdu dans un XVIIIe où seuls quelques privilégiés vantaient la liberté de culture en toute sécurité mais où les autres survivaient comme ils pouvaient en tentant d’échapper à l’infâme. On espère une série de portraits équivalents dans cette collection des « Gueux Littéraires ». On pourrait même en faire une série télé, si ça pouvait rendre un peu de lucidité à nos téléspectateurs passifs et à notre époque, qui ressemble tellement à ce siècle des Lumières (privilèges et exclusion derrière une belle liberté d’expression surveillée, bonne morale en bandoulière).
Ce personnage évoque aussi la littérature populaire décrite par Anne Larue dans son livre (pour le moment censuré par les éditions Classiques Garnier), [i]Fiction, féminisme et postmodernité – Les voies subversives du roman contemporain à grand succès[/i] et son avant-propos évoquant les voies de l’historiographie littéraire académique.
Voir :
[url]http://www.come4news.com/anne-larue-censuree-a-contretemps-par-les-editions-garnier-416670[/url]