Du corporatisme et de trois affaires criminelles

Je ne vais pas me livrer, avec Philippe Bilger, à une déplacée et docte (à la Diafoirus) disputation de quolibet ad voluntatem cuiiuslibet… Si determinatio magistralis il devait y avoir, le membre du « bas-clergé » que je suis lui en laissera volontiers l’initiative. Mais puisque ce magistrat réduit, pour mon compte, une défense (et non illustration) de Cesare Battesti à l’expression d’une « partialité corporatiste », et pour tant d’autres à celle d’une « partialité politique », il me semble opportun d’en débattre un minimum…

Philippe Bilger écrit beaucoup : dix livres ou essais publiés, de très nombreux billets en ligne, sans compter sans doute des écrits universitaires et bien entendu, si ce n’est l’intégralité, du moins l’essentiel de ses réquisitions d’avocat général près la cour d’assises de Paris. On ne saurait le lui reprocher : bien d’autres font preuve de cette prolixe capacité, sans pour autant négliger les devoirs de leurs fonctions. Je ne sais s’il place plus sa confiance en une justice immanente – à laquelle, comme pour la déontologie les journalistes doivent tendre, certains magistrats s’en remettent – qu’en la justice des femmes et des hommes. Je remarque, peut-être trop rapidement et imprudemment, que ses écrits en ligne me donnent l’impression qu’il défend avec opiniâtreté une haute conception de la magistrature. À visée corporatiste ? Non, sans aucun doute. Mais sa sincérité l’aveuglerait-il ? Il a exprimé le souhait d’« engager le dialogue » avec ses concitoyens « sur les problèmes de justice ». Engageons.

Ce n’est pas de sa part systématique, mais j’estime – sans doute à tort – qu’il pourrait prêter le flanc au soupçon de vouloir minimiser les erreurs judiciaires et valoriser la pertinence des décisions de ses pairs. Ancien chroniqueur judiciaire, ne disposant ni de ses connaissances, ni de son expérience, je l’énonce tel que je le ressens, soit en fonction d’une autre sensibilité ou écoute… et ne prétends pas à l’objectivité sur ce point.

Ce n’est pas cette perception que j’éprouve à la lecture de son billet daté du 12 septembre 2011 que je découvre ce matin. « L’Heure des vérités » traite de trois cas : Pierre Goldman, Omar Raddad et Cesare Battesti. Philippe Bilger ne me paraît pas cette fois « partial » (si tant était qu’il le serait), mais réducteur, au-delà du nécessaire : l’agrément du lecteur doit certes être recherché, mais en ligne, la place n’est pas si comptée, et il reste loisible de nuancer son propos sans lasser.

Politique et corporatiste

Je ne me suis prononcé ni sur Pierre Goldman, ni sur Omar Raddad, mais sur Battesti, oui. Philippe Bilger écrit, à la suite de son quasi-homologue, le procureur transalpin Giuliano Turone, « Battesti est un criminel ». C’est constant, non disputé : l’intéressé « a choisi de s’excuser sur le plan politique pour les crimes graves qui lui étaient reprochés comme auteur et en qualité de complice mais c’est encore une manière que sa conscience a trouvée pour s’exonérer du pire… ». La première partie du plaidoyer est factuelle, la seconde relève de l’appréciation journalistique. Ni Philippe Bilger, ni Giuliano Turone n’ont été témoins directs de l’assassinat de Lido Sabbadin, n’ont vu Battesti porter, seul, ou diriger, ordonner, seul, les coups mortels.

Sur son blogue, Philippe Bilger exprime ce qu’il veut, et c’est bien ainsi. En audience, j’avais toujours l’impression que ce type de présupposé servait davantage à faire valoir l’orateur ou influencer des jurés afin d’obtenir la peine requise et bien moins l’intérêt général, dont le procureur ou l’avocat général est le porte-voix. Mais puisque Philippe Bilger se fait sur son blogue l’avocat des parties civiles, soit. C’est tout à fait recevable.

J’avais choisi un tout autre rôle en communiquant, lors de la mise en détention de Cesare Battesti, ce que L’Humanité avait reproduit :

« Je me souviens d’un pays, la France, qui a toujours accueilli les opposants de certains pays africains, leur assurant des moyens de subsister, tant bien même étaient-ils originaires de pays aux dirigeants amis. Ils étaient, sont, envisagés en tant que “solutions de rechange”, d’ailleurs susceptibles de changer par la suite d’alliances, de ne pas plus respecter les droits de l’homme que leurs prédécesseurs au pouvoir, mais il n’était pas question de se priver de leurs bons offices. ».

J’évoquais ensuite le cas Ben Bella, les « Irlandais de Vincennes, » et concluais : « Qui seront les prochains ? Des Formosans livrés à la Chine populaire ? Des Sahraouis au Maroc ? ». Le texte se trouve encore en ligne sur cesarebattesti.free.fr

Philippe Bilger considère que Giuliano Turone oppose un démenti convaincant « à ceux qui évoquaient d’autant plus péremptoirement ce dossier et cette personnalité qu’ils ne les connaissaient qu’au travers du prisme d’une partialité politique (l’extrême gauche, l’idéologie) ou corporatiste (Battisti l’écrivain). ». C’est là confondre deux dossiers, le judiciaire, et l’autre, politique, mais aussi « social ». Mais admettons que j’aurais pu confondre aussi ce que ma conscience a « trouvé » et le fait que je n’étais pas insensible au sort d’un écrivain, tout en tentant d’en faire abstraction. Ce qui importe assez peu… La confraternité ne m’a jamais empêché d’analyser aussi froidement que possible les travers de ma profession… et d’en faire état.

Rwanda, Italie…

Deux magistrats, l’un en exercice, l’autre retiré de la magistrature, cohabitent sur la page d’accueil du site Marianne2 ce jour. Philippe Bilger (voir supra), l’autre, Gérald Gahima, ancien procureur général du Rwanda. « Cela n’a aucun sens d’engager son armée contre un dictateur pour dérouler le tapis rouge à un autre tyran responsable de crimes contre l’humanité… (…) Pourquoi débarque-t-on Kadhafi du pouvoir pour recevoir Kagame quelques semaines après ? ». Il s’agit du président du Rwanda que Philippe Bilger ne s’est guère empressé de faire poursuivre par tous les moyens dont il aurait pu disposer (davantage limités en France, par les usages, plus que par les pouvoirs des magistrats, que dans certains pays étrangers, mais aussi, en l’espèce, par l’immunité accordée en France aux présidents en exercice ; mais il y a poursuites et poursuites…).

Gérald Gahima précise aussi « selon un rapport de l’ONU, il s’est rendu responsable de crimes particulièrement graves contre le peuple congolais. ». Il s’agit du rapport « Mapping » qui n’a guère progressé depuis fin 2010.

Il ne s’agit pas dresser un abusif parallèle entre le Rwanda et l’Italie d’avant 1981, mais de rappeler qu’en 2004 le Conseil d’État ne s’était pas déjà prononcé sur l’extradition « de ressortissants italiens ayant participé à des actions terroristes », ce qu’il fit l’année suivante. Nous étions donc quelques-unes et divers autres à défendre la « doctrine Mitterrand » sur le droit d’asile appliqué à Battisti et d’autres.

Remarquons quand même que Gaetano Saya, de la Droite nationale italienne, a l’intention de faire défiler à Gênes ses Légions pour la sécurité et la défense de la patrie auxquelles il donne pour mission de nettoyer son pays des « communistes, Tziganes, Albanais, Marocains, musulmans et autres, de couleurs diverses. ». À qui le tour ensuite ? À celui de Giuliano Turone lorsqu’il aura ouvert d’autres pages sur d’autres personnages, lesquelles pourraient déplaire au pouvoir du moment ? L’Italie n’en est heureusement, espère-t-on, jusqu’à nouvel ordre, plus là. Comme l’écrit Marcelle Padovani, « le terrorisme italien a été battu par la mobilisation de la société civile, et spécialement du monde ouvrier, et par une magistrature courageuse. ». Elle ajoute « la subversion d’extrême-gauche a été poursuivie du point de vue pénal avec plus de rigueur que la subversion d’extrême-droite, » mais dans le cadre d’un « état de droit ». Ne désespérons pas de la société italienne, qui n’est guère éloignée de la notre.

Contrairement au sort de Lino Sabbadin († 1979), sa victime, Cesare Battisti ne risquerait en Italie, selon Giuliano Turone, que quatre années de détention suivies d’un régime de semi-liberté puis de liberté conditionnelle. J’ai vu au moins un meurtrier avec préméditation écoper d’une peine inférieure devant des assises (Vesoul), et il se trouve que compte tenu de la personnalité de l’assassin et des actes de la victime (viol, violences, notamment), je ne me suis pas trop insurgé contre cette « exception française ». Mais cela ne fait pas du condamné, à mes yeux, un héros. Pas plus, ni moins, que Cesare Battisti. Non, parmi ceux qui ont souhaité que Battisti ne soient pas extradé, il n’y avait pas que des abusés par une ou des idéologies ou se complaisant dans des clientélismes. Ni uniquement des partisans du deux poids, deux mesures (sévérité excessive pour Maurice Papon, indulgence laxiste envers Battisti, pour résumer des arguments récurrents).

Interculturalité

Selon des études portant sur les phénomènes culturels, le pluriculturalisme et l’interculturalité, dont le bien-fondé reste à prouver plus avant, certaines cultures de pays dits « du Nord » et d’autres dits « du Sud » (mais tous ne correspondent pas à cette démarcation géographique), admettent des perceptions différentes du droit. Le droit primerait sur toute autre considération pour les uns, d’autres auraient une approche plus « empathique » des relations sociales.

Les Françaises et Français « tremperaient » leur « mental » à peu près à parts égales dans ces deux groupes, tels la tartine ou le croissant lors du déjeuner matinal. Les lois, pas seulement les Codes (pénal, notamment), s’en ressentent encore en dépit de la suprématie des dispositions juridiques européennes. De la même manière, pour ces groupes, l’écrit l’emporterait sur la parole donnée et inversement. Cela dépasse ou brouille les clivages politiques ou corporatistes. Cela induit que le relativisme culturel conduirait à ne pas appréhender de la même manière l’application (voulue idéalement stricte) des lois ou règlements. Cela peut alimenter débat public et polémiques.

Relativisme

La France n’a pas, que je sache, accueilli un Battisti tel un Bachar Assad, un Kadhafi ou un Kagame.

Mais, en rappelant cela, ferais-je preuve de cette ignorance et égarement des médias, contribuant à ce que « le mensonge ait droit de cité », comme Philippe Bilger l’indique ? Battesti n’est certes pas Dreyfus dont la cause ne fut pas toujours si « durablement rentable ». Je maintiens qu’il a cru à la parole donnée, et qu’il a aussi été, de ce fait, piégé.

Je suis de ceux qui, par exemple dans l’affaire Stéphan Pascaud (cherchez…), ne sont pas vraiment davantage passionnés par les coupables que par les victimes (que des décisions judiciaires privent de recours). Elles en sont peut-être privées parce que, comme Philippe Bilger le remarque, « il y a des avocats qui comptent plus que la justice » (ajoutez-y peut-être des experts, des notables et policiers, et la précision : « aux yeux des magistrats », ou, plutôt « de magistrats »).
Philippe Bilger a raison, il ne convient pas que « l’abstention ou la lâcheté » puissent être acceptables.

Vient effectivement « un moment où même les plus paresseux ne pourront plus laisser dans l’ombre ce qui mérite d’être révélé. ». Ne désespérons donc pas des magistrats. Même de ceux dont les leçons semblent s’adresser – peut-être n’est-ce qu’une fausse impression – toujours aux mêmes, en particulier aux médias qui leur déplaisent. C’est corporatiste ? Alors, là, j’assume !

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

Une réflexion sur « Du corporatisme et de trois affaires criminelles »

  1. J’ai vu à plusieurs reprises Philippe Bilger intervenir dans les émission d’Yves Calvi « C dans l’air » . Il donne vraiment l’impression d’un bon père de famile et d’être « sincère » dans ce qu’il dit. Est-ce sa façon de parler qui le rend plus crédible que d’autres.

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