Beau sujet de philo en série techno « musique et danse » (devant le buffet) : « Ressentir l’injustice m’apprend-il ce qui est juste ? ». Je ne sais si les candidates et bachoteurs auront pris leur inspiration chez Mikis Theodorakis qui diffuse son appel « Aux citoyens indignés de Grèce et d’Europe ». Pour comprendre les menaces que font peser les dettes souveraines européennes (dont celle, tout aussi menaçante, de la France), peut-on faire l’impasse sur l’appréhension de l’injustice, est-il plus juste d’en appeler à plus ou moins d’Europe ? 

Je vous épargne la lecture intégrale du texte du Comité consultatif du Mouvement de citoyens indépendants formé par l’artiste et activiste grec Mikis Theodorakis. Vous le trouverez intégralement traduit un peu partout, dont sur le site de L’Appel des appels. On en comprend mieux la portée si l’on se réfère à des analyses portant sur les mécanismes d’apuration des dettes des pays les plus menacés (Irlande, Portugal, Espagne, Grèce, mais aussi Roumanie et de fait, à terme incertain, France). En gros, la Banque centrale européenne (BCE) et les États en mesure de venir au secours des pays insolvables ne voient que la solution des privatisations massives et d’une austérité « généralisée » (soit frappant comme d’habitude les plus faibles en toute priorité).

Bien sûr, la BCE et les États se préservent de conseiller à la Grèce de s’en prendre aux biens de l’église orthodoxe grecque ou de réduire les revenus des dirigeants (ceux des banques aussi, par exemple). Ils ne conseillent pas davantage de refiler les actifs toxiques aux petits épargnants via des produits bidon d’assurances vie ou d’épargne (c’est en général déjà fait). Non, ils laissent les banques bénéficier de prêts à taux réduit qu’elles réinjectent en prêtant à des taux beaucoup plus élevés pour se refaire une santé tout en préservant les revenus de leurs dirigeants et de leurs plus gros actionnaires.

« La menace pèse aussi sur le système bancaire. La BCE le sait mieux que quiconque. Depuis des mois, elle se substitue au marché interbancaire pour assurer les liquidités des banques irlandaises et portugaises. Depuis quelques jours, les banques espagnoles sont revenues frapper au guichet pour obtenir des fonds que les autres banques ne veulent plus leur avancer. » : article de Martine Orange dans Mediapart.

Pour ressentir l’injustice, nul besoin d’en cerner les contours, mais pour déterminer ce qui est juste, encore faut-il comprendre comment l’injustice s’organise. Le texte de Theodorakis peut y aider. Extraits.

« Nous nous adressons aussi aux peuples européens. Notre combat n’est pas seulement celui de la Grèce, il aspire à une Europe libre, indépendante et démocratique. Ne croyez pas vos gouvernements lorsqu’ils prétendent que votre argent sert à aider la Grèce. Ne croyez-pas les mensonges grossiers et absurdes de journaux compromis qui veulent vous convaincre que le problème est dû soi-disant à la paresse des Grecs alors que, d’après les données de l’Institut statistique européen, ceux-ci travaillent plus que tous les autres Européens ! Les travailleurs ne sont pas responsables de la crise ; le capitalisme financier et les politiciens à sa botte sont ceux qui l’ont provoquée et qui l’exploitent. Leurs programmes de « sauvetage de la Grèce » aident seulement les banques étrangères, celles précisément qui, par l’intermédiaire des politiciens et des gouvernements à leur solde, ont imposé le modèle politique qui a mené à la crise actuelle. » Bien évidemment, les banques grecques sont tout aussi en cause que les banques « étrangères », tant les banques sont dans leur majorité, partout en Europe, supranationales.

« Il n’y a pas d’autre solution qu’une restructuration radicale de la dette, en Grèce, mais aussi dans toute l’Europe. (…) Il n’y pas d’autre solution que de remplacer l’actuel modèle économique européen, conçu pour générer des dettes, et revenir à une politique de stimulation de la demande et du développement, à un protectionnisme doté d’un contrôle drastique de la Finance. Si les États ne s’imposent pas sur les marchés, ces derniers les engloutiront, en même temps que la démocratie et tous les acquis de la civilisation européenne. (…) Si vous autorisez aujourd’hui le sacrifice des sociétés grecque, irlandaise, portugaise et espagnole sur l’autel de la dette et des banques, ce sera bientôt votre tour. Vous ne prospérerez pas au milieu des ruines des sociétés européennes. Nous avons tardé de notre côté, mais nous nous sommes réveillés. Bâtissons ensemble une Europe nouvelle ; une Europe démocratique, prospère, pacifique, digne de son histoire, de ses luttes et de son esprit. »

Ce n’est donc pas, selon Theodorakis, moins d’Europe, mais plus d’Europe, et dans le cadre d’une autre Europe,  qu’il convient d’agir. Évidemment, il faut bien commencer quelque part, mais tout comme le socialisme ne s’instaure pas dans un seul pays, même si l’Islande amorce sa sortie de crise en s’étant déclarée en faillite, et n’en entame pas moins son processus d’adhésion à l’Union européenne, ce n’est pas dans le repli sur des solutions uniquement nationalistes (au seul profit d’autres dirigeants nationaux) qu’il convient d’agir. Les dirigeants des Pays-Bas veulent bloquer l’adhésion de Reykjavik tant que le remboursement de la dette islandaise ne sera pas effectif. Serait-ce vraiment pour en obtenir le montant ou pour éviter la contagion d’un mouvement de mise au pas des organismes financiers ? On peut se poser la question.

Birgitta Jonsdottir, députée islandaise, considère que « la plupart des gens ne veulent pas être responsables. Ils veulent que le système les prenne en charge. Ils ont abandonné leur pouvoir de co-création de la société. C’est l’une des raisons de la catastrophe actuelle. ». Theodorakis ne dit pas autre chose. Les Grecques et les Grecs s’en sont remis trop longtemps à leurs politiciens, leurs experts financiers, leurs industriels, qui leur ont notamment vendu de dispendieux Jeux Olympiques (neuf milliards d’euros officiels, sans doute bien davantage, peut-être trois fois plus), des projets que se sont empressés de financer les banques allemandes (et autres, qui renâclent aujourd’hui à secourir la Grèce). La France et l’Allemagne ont poussé la Grèce à se sur-armer, notamment en empruntant auprès des banques françaises et allemandes. La dette grecque « nous » a alimenté. Devons-nous exiger que les Grecs se serrent encore davantage la ceinture pour « nous » rembourser ? Ou ne faut-il pas plutôt exiger de la Grèce qu’elle rapatrie les fonds que ses industriels subventionnés placent à Chypre de manière défiscalisée ? Dans ce cas, peut-être conviendrait-il de donner l’exemple, d’abord, chez soi.

Donner l’exemple en se retirant de la construction européenne plutôt que de se mobiliser pour la réformer conduit à s’en remettre à celles et ceux qui seraient censés nous prendre en charge sans que nous ayons à intervenir.  Intervenir, c’est d’abord s’informer, et mieux déterminer les causes des injustices.

« À l’origine de Finance Watch, il y a la conviction que la société se doit de réglementer l’activité financière car l’autorégulation du secteur financier a non seulement été un échec patent mais surtout un échec donc le coût économique et social est à la fois considérable et de longue durée. ». Finance Watch est une ONG (une de plus, d’accord, mais peut-être une de mieux) réunissant des députés européens (de divers bords), des experts, et des associations (Anticor, Attac, Amis de la Terre, diverses organisations caritatives européennes). C’est un peu le « Greenpeace de la finance », selon l’eurodéputé Pascal Canfin. L’un des premiers combats visera à ce que les banques disposent de fonds propres (au besoin en rognant sur les bonus de leurs dirigeants) leur évitant de se tourner vers les États pour se faire refinancer. Les fonds propres, c’est un instrument pour responsabiliser les dirigeants des banques. Tous les groupes de pression financiers à Bruxelles veulent qu’ils soient limités à sept pour cent des actifs, Finance Watch propose un taux proche du cinquième des actifs. Il s’agit de se faire entendre du Conseil européen. Et d’inverser la réflexion qui veut que la libre concurrence est la seule manière de réguler les marchés. Aussi, bien sûr, d’obtenir plus de transparence (ce fut le combat de Denis Robert) sur les montants, les filières de transaction des capitaux. Finance Watch vient de lancer ce jour son site. Comprendre l’injustice, et lire Theodorakis, c’est bien, s’interroger sur ce qui serait vraiment juste (pas forcément uniquement ce que propose Finance Watch), c’est mieux. Se rappeler qu’il ne suffit pas de déposer un bulletin dans des urnes électorales pour interpeller celles et ceux qui se veulent nos représentants, c’est encore mieux.