La « question berbère » sera sans doute l’une des pierres de touche de l’instauration de régimes démocratiques du Maghreb au Machrek. La Lybie, qui compte près  d’un sixième de sa population d’origines imagzighen, pratiquant l’une ou l’autre des variantes de la langue écrite tamazight, devra rompre avec la politique d’arabisation forcée menée par Mouammar Kadhafi. Rejoignant les insurgés, parfois en tant que fers de lance de l’insurrection armée, les Berbères de Libye voudront obtenir des assurances de relative autonomie. Ce qui pourrait influer sur les futures institutions des pays du sud de la Méditerranée.

Trois familles de dialectes cornouaillan sont (peu, relativement, l’anglais restant très largement dominant) pratiquées en Cornouailles britannique et si l’erse est langue officielle européenne, il faudra sans doute encore une bonne décennie, voire davantage, avant qu’un cornouaillan unifié puisse « rivaliser » avec le gallois en tant que langue vernaculaire couramment pratiquée dans le Royaume-Uni celtique. Je ne suis pas plus spécialiste du cornish et de la « celtitude européenne » que du (ou des langues) tamazight (ou tifinagh, pour l’écrit), et il serait présomptueux de ma part de me livrer à des projections prospectives. Mais un fait doit être pris en considération : si le roi du Maroc a, semble-t-il, su se concilier des populations dites « berbères » (indigènes ou « barbares »), le pouvoir algérien, qui admet le berbère kabyle en tant que langue nationale,  encourage beaucoup moins les revendications kabyles. Et c’est peu dire. En Égypte, la question se pose peu : seule l’oasis de Farha el-Chennawi peut être considérée en tant que foyer « national » berbère. En Lybie, en revanche, comme l’exprime Tamazgha.fr, les Berbères ont subi une répression « menée méthodiquement depuis 1969. ». En 2008 et 2009, notamment, diverses actions musclées des comités révolutionnaires (kadhafistes) ont visé des militants et des populations berbères.

Kadhafi, qu’on dit soutenu aussi par des contingents du Front Polisario et des détachements de Targui (les Touaregs du sud libyen ont été farouchement combattus par Kadhafi, mais il a su s’en rallier certains), doit désormais affronter des insurgés berbères des collines et montagnes de l’ouest libyen. Pour The Guardian, Gaith Abdul-Ahad a suivi l’une des unités de guérilla tribale qui convergent vers Tripoli. « Ce n’est pas le temps de la revanche, nous avons besoin d’un gouvernement, de loi et d’ordre… », lui indiquait le chef de l’un de ces détachements. Mais les intellectuels amazighen voudront obtenir du futur pouvoir que les abus soient condamnés et leurs responsables jugés. Ils exigeront aussi, assurément, une représentativité, et que les spécificités des populations qu’ils entendent représenter soient reconnues. Il n’est même pas sûr que ces intellectuels (au sens large…) veuillent très activement participer au futur pouvoir. Mais ils en attendent certainement des garanties.

Les insurrections tunisienne, égyptienne et libyenne semblent dépourvues de moteur idéologique. Il s’agit de revendiquer la dignité, de mettre fin au despotisme et à la corruption. Si la figure tutélaire de Nasser regagne une popularité notable en Égypte, ses visées d’unification panarabe ne sont pas, pour l’instant en tout cas, reprises et amplifiées. De même, du fait que l’arabisation de la Tunisie a été menée d’une main de fer, la question berbère semble absente des préoccupations actuelles des démocrates tunisiens. En sera-t-il de même demain ? Les populations actuellement (peu nombreuses) ou anciennement berbérophones (amazighophones), concentrées dans le sud-est ou réparties le long de la frontière algérienne, seront-elles tentées, en Tunisie, par un renouveau culturel qui pourrait déboucher sur une expression politique ? Si la démocratie déçoit, si l’incertitude se prolonge, ce n’est pas forcément à exclure. En Libye, en tout cas, il faudra sans doute compter sur un renouveau amazigh.

Le Congrès mondial amazigh (CMA) s’est clairement prononcé : « Un message clair et ferme doit être adressé aux chefs d’État algérien et marocain afin que ces pays mettent en place immédiatement des réformes constitutionnelles profondes (…). Cela ouvrirait une nouvelle ère démocratique qui doit nécessairement restaurer la place légitime de l’amazighité dans les pays d’Afrique du Nord. Les Amazighs en tant que peuples, histoire, territoires, langue et culture, doivent impérativement bénéficier d’une reconnaissance officielle…  ».

Faute de pouvoir dénoncer l’influence d’Al-Quaida dans les milieux berbères libyens, Kadhafi les accusait d’être des « suppôts du sionisme ». Les précédents ministres des Affaires étrangères français ne s’en souciaient guère. Il est vrai que la Kabylie, fer de lance de la décolonisation algérienne, a développé depuis une francophilie marquée, du fait de l’arabisation de l’Algérie, aussi des liens entretenus entre la diaspora en pays francophones et le « bled ». Aborder la question berbère, tant en Libye qu’en Algérie, n’aurait pas été bien reçu par leurs régimes respectifs.
Alain Juppé, qui aurait pu s’abstenir de saluer « le grand sens du service public » de Michèle Alliot-Marie (dont le Canard enchaîné a pointé le volet fiscal des transactions de ses parents en Tunisie), veut que la démocratie française « accompagne le mouvement » au sud de la Méditerranée. Fort bien. Alain Juppé répète à l’envi que personne n’avait anticipé ces mouvements en Tunisie, Égypte, Libye et bien au-delà. Ce qui est un camouflet pour les diplomates qui avaient rédigé des rapports sur la fragilité des dictateurs. Il semble impensable que les ambassades françaises des pays du Maghreb ne soient pas, de longue date, sensibilisées à la question berbère.
Pour ne pas avoir à déclarer de nouveau que « personne n’avait anticipé », Alain Juppé serait doute bien avisé de consulter les dossiers que MAM, toute à ses opérations financières en Tunisie, avait sans doute, comme Kouchner, négligés.