La famille de Jean Desquesnes (un Nordiste comme le suggère ce patronyme) a confié à un parent, l’éditeur de BTF Concept, le soin de publier les poèmes, la correspondance, et quelques souvenirs recueillis auprès de proches du défunt, sous la forme d’un livre intitulé Primum vivere… deinde philosophari. Oui, et alors ? Eh bien, on se prend à regretter de n’avoir pas été convié à la mise en bière, et surtout aux agapes familiales l’ayant suivie. Les quelques illustrations plaisantes que contient ce petit recueil semblent établir qu’il ne s’agissait sans doute pas d’un « grand artisse », mais, quand même, chapeau !

Premier dans l’ordre d’arrivée des livres reçus et à chroniquer, j’ai mis sous le coude un joli petit livret (Jean-Louis Costes ou le fou qui est en nous, aux éditions L’Âne qui butine, qui ont soigné leur ouvrage), de Yann Kerninon, auteur de plus en plus « mode » (ce qui n’est pas son dessein, mais peut-être un destin), de plus en plus « en vue » (car resté un peu confidentiel, donc mieux prisé de ceux qui finissent par vous placer au premier plan, ou feront tout pour feindre vous ignorer, ce qui revient au même), &c. Son sujet, l’artiste, écrivain, musicien et « performeur » Jean-Louis Costes, fournit amplement de quoi faire son phraseur, indigné, révulsé, dédaigneux et cinglant, goguenard, laudateur, louangeur, admiratif, c’est selon. Fastoche à éreinter, défendre et illustrer, commenter, exposer, « critiquer ». Avec Kerninon, dont l’essai Tentative d’assassinat du bourgeois qui est en moi (éd. Maren Sell, Prix du Pamphlet 2009), donc en nous, autre manuel de savoir-vivre à l’usage de diverses générations, la tâche du tâcheron de la monstrance, de l’aboyeur de livres et d’ouvrages, est fort aisée. J’ai différé – et ce préambule trahit aussi mon embarras initial – pour ne pas renâcler et procrastiner trop fort devant l’obstacle que représente ce Primum vivere… deinde philosophari, de Jean « John » Desquesnes, chez BTF Concept. C’est un tout autre objet, d’un abord immédiat paraissant facile, en dépit du titre (« vivre d’abord… ») : un inclassable, d’un auteur obscur (pourtant agréablement disert), qui  restera sans doute à jamais méconnu de la gendelettres. Ce recueil de poèmes, d’écrits épistoliers, amas d’ana, peut, au premier contact, rebuter la lectrice et le lecteur autant que le récipiendaire de mémoires du genre Pensée universelle (édition à compte d’auteur) qui n’en a généralement que faire.

 

Or, pourtant, on se prend vite à déplorer de ne plus pouvoir fréquenter John Desquesnes (et quelques autres, car chez les Desquesnes, on est rimailleur et prosateur d’aïeul en petit-fils, et ce bref recueil familial compte plusieurs mains), qu’au « long », assez bref, de ces quelque 132 pages illustrées (John aurait pu nourrir une vocation de caricaturiste et d’auteur de BD). On en redemanderait volontiers. Kerninon, je crois, aurait goûté la proximité de ce viveur, bourgeois déclassé, catholique aussi chaotique que très peu assuré de la réalité d’un diable ou d’un paradis, divorcé, remarié, amant fréquent, sans doute gentiment débauché, ne rougissant que fort peu et très rarement des occasionnelles cuites que pouvaient entraîner ses fréquentes copieuses libations. C’était, sans doute aucun, un libertin au sens de l’histoire de la pensée, qui ne se revendiquait pas tel, nullement un coquin, et tout sauf un faiseur. Il s’engageait… à l’écart, au quotidien des occasions fortuites, au vent des copinages multiples. Peut-être se révéla-t-il lestement « réac » sur les marges, en bougon bon bougre, son « coup de gueule » apaisé, se plaisant à redevenir durablement bonhomme, bon compagnon, parfois un peu paternel car d’abord fraternel, en existant expérimenté, bienveillant au bel et bien veillant.

 

Faire le coup du coffre poussiéreux renfermant des lettres et des manuscrits, matière à chevaucher un Cheval d’orgueil (de Pierre-Jakez Hélias) ou un Cheval couché (de Xavier Grall) chez les Ch’tis (la famille est nordiste), aurait pu tenter l’engeance éditrice du défunt († mars 2010, Cadenet ? né 81 années plus tôt, sans doute à Roubaix). Le personnage portait sans doute beau l’étoffe d’un protagoniste de saga et ses multiples fréquentations, ses tribulations, sa verve de tribun de comptoir, pouvaient camper un portrait d’époque, propre à plonger le lecteur dans la nostalgie enfumée de Disques bleus (des cibiches) de « boîtes de jazz » et autres lieux : les odes et élégies dédiées à Dali, à la chanteuse Barbara, au clown Zapatta, se seraient insérées dans le fil d’un récit enlevé, fourmillant d’anecdotes. Sa correspondance (parfois adressée à lui-même, le plus souvent à des proches), ses poèmes (aussi celui de l’aïeul, Aristide, qui aurait à présent 138 ans, celui du père, Marcel, en ch’ti, qui fêterait 111 ans), ses écrits, sont livrés bruts, parfois assortis de notes pour la compréhension.

 

Il en ressort que sa philosophie pourrait se résumer succinctement à deux préceptes : ne pas se laisser abrutir par l’air du temps et les faux-semblants (des politiques, des médias, des marchands) et ne pas perdre son vivant à traquer le pognon, la fausse respectabilité. De là, ne conserver des convenances que celles qui, enfreintes, dérogeraient à l’intelligence d’autrui. « Toutes nos valeurs ancestrales ont disparu… Il n’y a plus aucune considération pour la chaleur de l’existence, » regrette-t-il au passage, prouvant par la sienne le contraire, et ce dès la ligne suivante. Ces valeurs, pour lui solaires et lunaires, sont spirituelles et fort communes (pour ne pas écrire « universelles »), tendant très minimalement à ne pas sombrer dans « l’égocentrisme de la survivance. ». Il fut « bon vivant à outrance », comme ceux qui sont parfois trop généreux de peur de ne l’être pas assez, rebuté par la « société à l’amalgame possessif ». Assez sereinement, vers sa fin, marchandant avec la mort et sa « mercantile habitude », il commerce mieux encore avec une vie dont il estime avoir transmis et l’instinct du furtif, et la durable plénitude solaire.

À son tour, en toute humilité, on se prend à vouloir songer que ses proches et enfants et leur descendance voudront vous consacrer un tel recueil. Le mériterait-on ? Sans doute un peu davantage en ayant lu, et intégré, ce Premium vivere. Embarquer à son bord, se « déranger » en son camp. Bref, choisir, comme l’exprime Kerninon, « entre ceux qui nient la merde en continuant de ce fait à y nager et à l’alimenter (…) et ceux qui affirment la merde haut et fort pour tenter d’en sortir et garder malgré tout la tête froide et continuer à respirer… » (ainsi, parmi les seconds, Jean-Louis Costes, estime-t-il). Opter pour l’optime de sa propre respiration n’est guère donné, allant de soi… des Desquesnes l’ont tenté, le tentent, et semblent y réussir mieux et plus souvent que d’autres.

Le Kerninon et le(s) Desquesnes – puisqu’il s’agit d’un collectif – sont de ces petits livres qui poussent à la fois à les prêter et incitent à les jalousement garder en vue d’une relecture différée, de ceux qu’on aimerait confier à un bouquiniste ou une bibliothèque en se fiant à l’heureux hasard d’une vraie rencontre avec une autre attentive lectrice inconnue ou un passant ensemellé de vent allègre ou en attente de réconfort, tout en rechignant à s’en séparer. « Métro, boulot, caveau », scandaient-ils, voici peu, en revendiquant des retraites moins minables, moins tardives. Desquesnes et Kerninon se lisent dans le métro et vous mettent en canot, les « lavabos » du turbin se font cascade, et quant au caveau, si ce n’est celui des chansonniers ou aux spiritueux, on l’éloigne. Ce n’est pas peu.

Primum vivere, Jean Desquenes et alii, BTF Concept, 324 p., 12 euros

P.-S.Primum vivere… selon les sources, serait une expression populaire fort ancienne, qui aurait été reprise par Hobbes ou inspirée de Cervantès (Rocinante répliquant Es que no como à l’injonction Metafísico estáis). Elle se décline en primum… manducare, panem, et bibere (et s’entend en vernaculaire castillan ou lusophone, primero beber…, au moment de commander une copa). L’éditeur indique (trop ?) sobrement : « ce précepte latin était l’une des citations favorites de Jean Desquesnes »). C’est un peu court, « jeune » homme.