Doublons, pièces de huit et faux schillings… Comme au temps des pirates, Cuba utilise deux monnaies : une pour les riches, le CUC (peso convertible indexé sur le dollar US) destiné au commerce avec les étrangers, dans ou hors du pays. Et une pour les pauvres, le peso cubano (symbole $ !) qui vaut environ 30 fois moins et n’a pas cours à l’extérieur.
Le problème pour les Cubains est qu’ils sont payés en pesos "ordinaires" mais doivent acheter la plupart des biens de consommation en CUC. D’où la multiplication des combines et trafics en tout genre pour s’en procurer.
Même si la nourriture et les biens de première nécessité sont encore distribués par des coopératives d’Etat à des prix très bas, le marché parallèle est florissant. L’homme ne vit pas que de pain et la femme ne se vêt pas que de pyjamas en coton écru !

 

Au secours, les Américains sont de retour !

La première surprise pour un Européen est de voir flotter le Stars and Stripes.
On a tellement glosé sur la brouille avec les Américains qu’on les imaginait tels des ennemis héréditaires. Eh bien, pas du tout ! La radio-télé d’Etat ne manque jamais une occasion de préciser que si le gouvernement US est "méchant", le peuple américain lui est "gentil". Rentrée de devises oblige.

La bannière la plus symbolique s’affiche à Cienfuegos à l’extrémité de la punta Gorda, sur une ancienne résidence de Battista transformée en hôtel de luxe. Un palace aux pieds duquel se trouve une marina abritant quelques yachts étazuniens arborant leur emblème national en poupe et le pavillon de courtoisie cubain à tribord comme il se doit.
Une configuration qui nous étonnera moins quand nous la retrouverons à Varadero, point de départ historique du nouveau tourisme cubain. Quand après 1990, l’ex-URSS cessant de soutenir l’économie en achetant du sucre à cours forcé et en fournissant à vil prix tracteurs et camions, il fallut trouver de l’argent ailleurs.

 

Mais ces considérations pratiques n’expliquent pas tout : la société cubaine et ses élites sont schizophrènes. Derrière une détestation affichée du grand voisin, on est resté fasciné par l’ancienne puissance tutélaire. Ses modes et ses goûts, son opulence et son arrogance.
On a trop rêvé, trop longtemps, de lui ressembler pour la renier définitivement.
L’épisode castriste révèle plus une crise de croissance qu’un rejet définitif. Et une partie de la jeunesse en jeans et baskets revisite avec 50 ans de retard les standards naguère interdits du rock et de la pop’, pour les jouer dans les mangeoires à touristes en attendant de plus prestigieuses estrades.

Malgré la traditionnelle défiance envers les "commies", l’activisme du lobby anti-castriste de Floride, et le maintien de l’embargo (légèrement assoupli, le congrès empêchant Obama d’ouvrir davantage les écluses) des Américains sont bel et bien à Cuba.
Les premiers arrivés, bien sûr, sont les "gusanos" (la vermine, i.e les exilés à double nationalité) aujourd’hui réhabilités. Devenus "la communauté cubaine expatriée" ou "nos frères vivant à l’étranger". Ils ont entrouvert la porte à la société de consommation. Apportant à leurs familles, après l’électroménager, les ordis, les écrans plats et les tablettes. Et surtout les dollars. En libre circulation pendant plus de 10 ans. Depuis peu surtaxés ou interdits selon l’humeur politique du moment. Mais on les trouve encore affichés comme références un peu partout, utilisés pour des transactions internes et changés au marché noir.

Les Américano-Cubains ne cachent pas leur double allégeance. Leurs voitures arborent fièrement les deux drapeaux. Et leurs enfants s’appellent Elvis ou Dolly. Tout ce qu’on exige d’eux est de ne pas inciter ouvertement à la révolte. Mais ils peuvent se passer de discours incendiaires. Leur prospérité évidente et ostensible, et leur description suave de "l’enfer capitaliste" suffisent à donner des idées d’évasion. Sinon à susciter des vocations.

 

 

Cuba, nouvel eldorado capitaliste

Après ces Latinos, complètement américanisés dès la deuxième génération, ont débarqué des Américains plus "classiques". Depuis 2 ou 3 ans, leurs déplacements sont tolérés sinon acceptés de part et d’autre. Et, au cas où les relations se gâteraient de nouveau, et où les USA redeviendraient suspicieux envers tous ceux ayant séjourné à Cuba, des visas volants sont attribués à tout le monde.

Pour le moment, en concurrence avec les établissements financiers d’Europe, du Japon et de la Chine, les capitaux yankees s’investissent dans le tourisme et les travaux publics dans les zones concédées via des holdings canadiennes, faisant transiter les fonds par des sociétés-écrans sises dans les paradis fiscaux abondant dans les Caraïbes.
Officiellement, le gouvernement cubain reste seul maître du jeu. Dans la pratique, soit il consent des sortes de baux emphythéotiques aux investisseurs avec retour du capital à l’Etat après une certaine durée d’exploitation. Soit, usant des ressources non négligeables apportées par le tourisme, et disponibles depuis la réduction de plus de la moitié des forces armées et des milices, l’Etat communiste se fait entrepreneur capitaliste. Au besoin en s’associant par joint ventures avec la Haute Finance internationale. Avant de louer au forfait ses installations à des tour operators étrangers. Y compris yankees qui ont le know how.

 

Fin 2011, il y a 2 fois plus d’hôtels en construction que d’établissements exploités. Les clubs de vacances poussent comme de champignons. Et à Varadero, comme à Trinidad, sur les Cayos comme à Guardalavaca, les infrastructures suivent. En commençant par les routes qu’on améliore ou qu’on crée, suivies des aérodromes et des ports de plaisance. D’ores et déjà, les plages des Cayos du Nord de l’île, battues par les alizés, sont des spots réputés pour les kite surfers du monde entier. Et des catamarans de luxe rappliquent. Sea, sex and sun for happy few.

Chaque nouveau lieu de villégiature est une aubaine pour la population alentour. Plus besoin de trimer dans les champs de canne à sucre, les bananeraies ou les coopératives fromagères pour des salaires de misère. Rien qu’avec les pourboires, une femme de chambre ou un groom peut gagner dans une semaine plus qu’un professeur d’université ou un chirurgien en un mois. Sans se forcer à être aimables avec les clients tant la sourire est une constante de la culture cubaine, même quand on n’attend rien en échange.

A cela s’ajoutent des adductions d’eau et d’électricité pour tout le monde, et parfois des logements coquets près des hôtels, qui changent des habituelles cabanes en planches aux toits de tole ondulée des campesinos, et des taudis urbains.

Grosse ombre au tableau : le communisme cubain engendre une forme de rackett institutionnalisé
à tous les niveaux de la société. Comme en Russie. Plutôt que d’instaurer une fiscalité progressive ("juste" selon nos critères) le gouvernement cubain décide d’un impôt fixe. Mais qu’il peut relever quand bon lui semble. A la tête du client et au gré de la corruption et des luttes d’influences.
Après, aux capitalistes de se débrouiller pour tirer le meilleur profit de leur entreprise. Quitte à exploiter au maximum les travailleurs locaux…
Une nouvelle philosophie économique qui doit faire se retourner dans leurs tombes Marx et Lénine. Et gagne par contagion les apprentis entrepreneurs. Sous l’oeil débonnaire des flics qui n’y voient rien à redire, ou ont ordre de laisser faire une jeunesse dynamique tant qu’elle déleste en douceur les voyageurs de quelques pesos.

Et gare à qui ne crache pas au bassinet pour faire garder sa voiture, visiter tranquillement un site intéressant ou réserver une bonne place dans un restau.
Pour le moment,  les harceleurs restent dans le domaine de l’acceptable. Qu’est-ce que quelques
CUC (égale euros) donnés chaque jour pour ne pas avoir ses pneus crevés ? Mais ici où là, des jineteros de plus en plus cupides, accrocheurs comme des tiques agrippant le cou d’un chien, se sentent pousser des ailes. Les "tarifs" commencent à doubler. Et gageons qu’ils ne tarderont pas à décupler dans les années à venir.  A suivre…