Gabriel CAMPS

Résumé. Comment expliquer que les anciennes provinces romaines d’Afrique, en grande partie christianisées et constituant la région la plus prospère de l’Occident latin, soient devenues en quelques siècles le Maghreb arabe. L’islamisation et l’arabisation ne furent pas contemporaines. La conquête arabe, au VIIe siècle, fut le résultat d’une suite d’opérations militaires sans véritables tentatives de peuplement. La plus grande partie des populations berbères se convertit assez rapidement à l’Islam mais les dernières communautés chrétiennes ne disparurent qu’au XIIe siècle. L’arabisation par la langue et les coutumes fut plus tardive ; elle affecta massivement, en premier lieu, les Berbères du groupe zénète, pour la plupart nomades, qui s’assimilèrent aux tribus arabes bédouines (Béni Hilal, Béni Soleïme, …) à qui, en 1050, le Maghreb avait été « donné » par le calife fatimide du Caire. Alors que l’Islam a triomphé totalement depuis longtemps, l’arabisation est loin d’être achevée.

*           *           *

Les pays de l’Afrique du Nord sont aujourd’hui des États musulmans qui reven­diquent, à juste titre, leur double appartenance à la communauté musulmane et au monde arabe. Or ces États, après bien des vicissitudes, ont pris la lointaine succes­sion d’une Afrique qui, à la fin de l’Antiquité, appartenait aussi sûrement au monde chrétien et à la communauté latine. Ce changement culturel, qui peut passer pour radical, ne s’est cependant accompagné d’aucune modification ethnique importante : Ce sont bien les mêmes hommes, ces Berbères dont beaucoup se croyaient romains et dont la plupart se sentent aujourd’hui arabes.

Comment expliquer cette transformation, qui apparaît d’autant plus profonde qu’il subsiste, dans certains de ces États mais dans des proportions très différentes, des groupes qui, tout en étant parfaitement musulmans, ne se considèrent nullement arabes et revendiquent aujourd’hui leur culture berbère [1] ?

Il importe, en premier lieu, de distinguer l’Islam de l’arabisme. Certes, ces deux concepts, l’un religieux, l’autre ethno-sociologique, sont très voisins l’un de l’autre puisque l’Islam est né chez les Arabes et qu’il fut, au début, propagé par eux. Il existe cependant au Proche-Orient des populations arabes ou arabisées qui sont demeurées chrétiennes, et on dénombre des dizaines de millions de musulmans qui ne sont ni arabes ni même arabisés (Noirs africains, Turcs, Iraniens, Afghans, Pakis­tanais, Indonésiens…). Tous les Berbères auraient pu, comme les Perses et les Turcs, être islamisés en restant eux-mêmes, en conservant leur langue, leur organisation sociale, leur culture. Apparemment, cela leur aurait même été plus facile puisqu’ils étaient plus nombreux que certaines populations qui ont conservé leur identité au sein de la communauté musulmane et qu’ils étaient plus éloignés du foyer initial de l’Islam.

Comment expliquer, aussi, que les provinces romaines d’Afrique, qui avaient été évangélisées au même rythme que les autres provinces de l’Empire romain et qui possédaient des églises vigoureuses, aient été entièrement islamisées alors qu’aux portes de l’Arabie ont subsisté des populations chrétiennes : Coptes des pays du Nil, Maronites du Liban, Nestoriens et Jacobites de Syrie et d’Iraq ?

Pour répondre à ces questions, l’historien doit remonter bien au-delà de l’évé­nement que fut la conquête arabe du VIIe siècle. Cette conquête, si elle permit l’islamisation, ne fut pas, cependant, la cause déterminante de l’arabisation. Celle-ci, qui lui fut postérieure de plusieurs siècles et qui n’est pas encore achevée, a des raisons beaucoup plus profondes ; en fait, dès la fin de l’Empire romain, nous assistons à un scénario qui en est comme l’image prophétique.

La fin d’un monde

Rome avait dominé l’Afrique, mais les provinces qu’elle y avait établies : Africa (divisée en Byzacène et Zeugitane), Numidie d’où avait été retranchée la Tripolitaine, les Maurétanies Sitifienne, Césarienne et Tingitane, avaient été romanisées à des degrés divers. En fait, il y eut deux Afrique romaines : À l’est, la province d’Afrique et son prolongement militaire, la Numidie, étaient très peuplés, prospères et large­ment urbanisés ; à l’ouest, les Maurétanies étaient des provinces de second ordre, limitées aux seules terres cultivables du Tell, alors qu’en Numidie et surtout en Tripolitaine, Rome est présente jusqu’en plein désert. Après le 1er siècle, toutes les grandes révoltes berbères qui secouèrent l’Afrique romaine eurent pour siège les Maurétanies.

Gabriel CAMPS

Résumé. Comment expliquer que les anciennes provinces romaines d’Afrique, en grande partie christianisées et constituant la région la plus prospère de l’Occident latin, soient devenues en quelques siècles le Maghreb arabe. L’islamisation et l’arabisation ne furent pas contemporaines. La conquête arabe, au VIIe siècle, fut le résultat d’une suite d’opérations militaires sans véritables tentatives de peuplement. La plus grande partie des populations berbères se convertit assez rapidement à l’Islam mais les dernières communautés chrétiennes ne disparurent qu’au XIIe siècle. L’arabisation par la langue et les coutumes fut plus tardive ; elle affecta massivement, en premier lieu, les Berbères du groupe zénète, pour la plupart nomades, qui s’assimilèrent aux tribus arabes bédouines (Béni Hilal, Béni Soleïme, …) à qui, en 1050, le Maghreb avait été « donné » par le calife fatimide du Caire. Alors que l’Islam a triomphé totalement depuis longtemps, l’arabisation est loin d’être achevée.

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Les pays de l’Afrique du Nord sont aujourd’hui des États musulmans qui reven­diquent, à juste titre, leur double appartenance à la communauté musulmane et au monde arabe. Or ces États, après bien des vicissitudes, ont pris la lointaine succes­sion d’une Afrique qui, à la fin de l’Antiquité, appartenait aussi sûrement au monde chrétien et à la communauté latine. Ce changement culturel, qui peut passer pour radical, ne s’est cependant accompagné d’aucune modification ethnique importante : Ce sont bien les mêmes hommes, ces Berbères dont beaucoup se croyaient romains et dont la plupart se sentent aujourd’hui arabes.

Comment expliquer cette transformation, qui apparaît d’autant plus profonde qu’il subsiste, dans certains de ces États mais dans des proportions très différentes, des groupes qui, tout en étant parfaitement musulmans, ne se considèrent nullement arabes et revendiquent aujourd’hui leur culture berbère [1] ?

Il importe, en premier lieu, de distinguer l’Islam de l’arabisme. Certes, ces deux concepts, l’un religieux, l’autre ethno-sociologique, sont très voisins l’un de l’autre puisque l’Islam est né chez les Arabes et qu’il fut, au début, propagé par eux. Il existe cependant au Proche-Orient des populations arabes ou arabisées qui sont demeurées chrétiennes, et on dénombre des dizaines de millions de musulmans qui ne sont ni arabes ni même arabisés (Noirs africains, Turcs, Iraniens, Afghans, Pakis­tanais, Indonésiens…). Tous les Berbères auraient pu, comme les Perses et les Turcs, être islamisés en restant eux-mêmes, en conservant leur langue, leur organisation sociale, leur culture. Apparemment, cela leur aurait même été plus facile puisqu’ils étaient plus nombreux que certaines populations qui ont conservé leur identité au sein de la communauté musulmane et qu’ils étaient plus éloignés du foyer initial de l’Islam.

Comment expliquer, aussi, que les provinces romaines d’Afrique, qui avaient été évangélisées au même rythme que les autres provinces de l’Empire romain et qui possédaient des églises vigoureuses, aient été entièrement islamisées alors qu’aux portes de l’Arabie ont subsisté des populations chrétiennes : Coptes des pays du Nil, Maronites du Liban, Nestoriens et Jacobites de Syrie et d’Iraq ?

Pour répondre à ces questions, l’historien doit remonter bien au-delà de l’évé­nement que fut la conquête arabe du VIIe siècle. Cette conquête, si elle permit l’islamisation, ne fut pas, cependant, la cause déterminante de l’arabisation. Celle-ci, qui lui fut postérieure de plusieurs siècles et qui n’est pas encore achevée, a des raisons beaucoup plus profondes ; en fait, dès la fin de l’Empire romain, nous assistons à un scénario qui en est comme l’image prophétique.

La fin d’un monde

Rome avait dominé l’Afrique, mais les provinces qu’elle y avait établies : Africa (divisée en Byzacène et Zeugitane), Numidie d’où avait été retranchée la Tripolitaine, les Maurétanies Sitifienne, Césarienne et Tingitane, avaient été romanisées à des degrés divers. En fait, il y eut deux Afrique romaines : À l’est, la province d’Afrique et son prolongement militaire, la Numidie, étaient très peuplés, prospères et large­ment urbanisés ; à l’ouest, les Maurétanies étaient des provinces de second ordre, limitées aux seules terres cultivables du Tell, alors qu’en Numidie et surtout en Tripolitaine, Rome est présente jusqu’en plein désert. Après le 1er siècle, toutes les grandes révoltes berbères qui secouèrent l’Afrique romaine eurent pour siège les Maurétanies.

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