Comme un lundi – Episode treizième

 

Il ne faut pas être superstitieux : ça porte malheur !

 

Fin de l'épisode précédent :

Mais le Créateur l'interrompit, martial:

– Pas question de risquer des pertes. Si elle veut rentrer, grand bien lui fasse. Sinon, bon débarras. Que cent de ses enfants périssent chaque jour et qu'on n'en parle plus jamais. Plus jamais !

Il y avait décidément dans ce Créateur quelque chose de Mladic et de Karadjic réunis, qui vous glaçait le sang et laissait l'amer vestige d'un frisson spasmodique et glacé dans le dos !

 


Dimanche,
petit déjeuner
(les bronzés)

Ce récit édifiant suffit à lui seul à expliquer pourquoi Adam éprouva à son réveil la crainte d'avoir étrenné le rêve par la pire de ses variantes cauchemardesques.

On comprend mieux, aussi, pourquoi le Créateur échafauda sa monstrueuse machination; l'attitude d'Adam, se laissant aller à d'injustes reproches à peine écoulée une courte nuit relevait proprement de la plus profonde ingratitude.

Était-ce suffisant, cependant, pour l'exonérer tout à fait de ce qu'il fallait bien reconnaître comme une basse vengeance ? En maintes occasions, il nous avait habitués à davantage de sérénité. Ne lui aurait-il point été possible d'imaginer quelque sentence mieux proportionnée à la faute pourtant indiscutable (et qui nous aurait épargnés, innocente descendance que nous sommes, pauvres de nous) ?

Mais gardons-nous de trop anticiper la suite des événements et laissons-nous mollement flotter au gré du courant du long fleuve tranquille.

Naturellement (le principe du retour inverse de la lumière restant à établir), Adam n'avait en aucune manière lu la moindre des pensées du Créateur et nul soupçon ne l'effleurait donc quant à la machiavélique fatwa. L'idée toute simple qu'un complot put exister, celui-là ou une autre, dépassait de beaucoup son maigre entendement. Plus tard, beaucoup plus tard, pourquoi pas ? Mais reconnaissons que rien pour le quart d'heure n'inclinait à envisager le délit d'association de malfaiteurs.

Il allait donc son petit bonhomme de chemin dans la douce quiétude de l'honnête homme accompli. Ce petit chemin de bon homme, fleurant bon la noisette en bonne figure de style qu'il était, ne le conduit guère loin au demeurant puisque notre Adam gisait toujours dans sa position allongée qu'il n'avait pas quittée tout au long du dialogue à la funeste chute. En quelque sorte, il venait de s'accorder sa première grasse matinée …

Il se trouvait en conséquence toujours voisiner Eve, qui n'avait cependant pas bougé d'un cil (elle les avait au demeurant fort allongés, soyeux et pour tout dire, passablement séduisants). Tellement immobile qu'on aurait pu la croire inanimée, n'était la sortie du Créateur ; il avait bien dit, Adam en gardait le souvenir formel: « Ceci est ton semblable ».

Subrepticement, Adam se demanda si « inanimé » signifiait « dépourvu d'âme », mais ne jugea digne ni de lui ni d'elle d'y accorder une réelle importance, à la différence notable de certains de ses descendants qui en feraient le sujet d'âpres querelles quelques siècles plus tard, dont on est en droit de se demander si elles ne font pas résurgence périodiquement, en une forme insidieuse de révisionnisme larvé.

Aurait-il eu, du reste, la tentation d'ouvrir le débat que Eve ne lui en laissa pas le loisir: elle bâilla et s'étira d'une manière que Adam ne sut pas qualifier de langoureuse, faute de vocabulaire (et d'expérience).

– Bonjour, Adam, dit-elle de sa voix suave et printanière, une mélodie à nulle autre pareille, sans la moindre ressemblance avec le timbre du patron et encore moins avec celle de la harpie désormais envolée sans risque de retour.

Adam ne répondit pas tout de suite; quelque chose le tracassait que n'arrivait pas à masquer la douceur d'entendre ce chant de sirène, lui qui n'avait jamais seulement entendu prononcer le nom de Ulysse.

« Eve n'était pas là la veille », se disait notre inspecteur Columbo, tout en ne mâchonnant pas encore un vestige de cigare bon marché; « et pourtant elle connaît mon nom, alors que j'ai dû inventer le sien ». Adam se rendit compte que l'intuition féminine venait de naître en cet instant précis où Eve s'éveillait. Cela lui parut bon et suffit en tout cas à tranquilliser son esprit effervescent. D'ailleurs, Eve s'était approchée et le murmure enjôleur parvint de nouveau aux oreilles de notre Adam émoustillé:

– Adam, mon chéri, dit-elle de cette voix de gorge à faire se damner un bataillon de séminaristes, quel temps fait-il ce matin ?

Cette réplique, anodine en apparence, ne serait que celle qu'elle paraît être, hormis un détail qui en magnifie la portée et mérite que l'on s'y attarde quelque peu: il s'agissait des tout premiers mots de Eve et comme tels, ils ne pouvaient logiquement témoigner que d'une pulsion pratiquement vitale.

Dès le premier instant, Eve avait évoqué la météorologie. Allez vous étonner après la narration de cet épisode historique, que jusque de nos jours nos compagnes soient capables, zappant lestement d'une chaîne sur l'autre, d'absorber en moins de quinze minutes jusqu'à trois voire quatre bulletins météorologiques (record qui reste cependant à homologuer pour figurer, comme il le devrait, au Guiness) !…

Adam dut se résoudre à reconnaître que des différences d'ordre psychologique portaient confirmation des variantes anatomiques dont les détails ne lui avaient pas complètement échappé. Il dut se rendre à cette évidence que la question du temps qu'il faisait ne l'avait lui-même pas même effleuré puisqu'il dut sortir de la caverne et observer le ciel avant que de pouvoir annoncer:

– Un temps superbe ! Un vrai soleil de bronze !

Tout un chacun aurait choisi l'image classique du plomb; mais, contrairement aux trompeuses apparences, Adam n'était pas le premier venu. Reconnaissons, en outre, que le métal d'airain sonnait autrement mieux et plus clair que le pauvre son, lourd et empâté rendu par le méprisable matériau saturnien.

Coïncidence ou summum de l'unisson ? Nul ne le saura jamais. En tout cas, Eve répliqua:

– Tant mieux. Je vais pouvoir bien bronzer.

Adam, médusé, la vit alors sortir de la caverne, pointer son petit nez mutin (rien à voir toutefois avec celui de Cléopâtre) vers l'astre solaire et rester un long, long moment dans cette étrange posture, paupières closes comme chatte au coin du feu de cheminée un jour d'intense froidure. Peu à peu, Adam fondait sous son charme: elle était encore plus grande, plus belle et plus rayonnante debout qu'allongée !

Chacun de ses gestes, pour déroutants et dénués de fondement qu'ils fussent, lui provoquaient le sentiment encore diffus d'un accomplissement achevé.

Elle finit par émerger de sa torpeur bienheureuse et dirigea ses pas vers un ficus géant qu'elle dépouilla de quelques feuilles soigneusement choisies. Elle les épousseta très consciencieusement avant de les disposer adroitement sur le sol où elles ne tardèrent pas à former un rectangle de un mètre sur deux environ qu'elle prit grand soin de bien orienter dans l'exact alignement des rayons du dieu Râ (ou Ré, l'un et l'autre se dit ou se disent).

L'espace d'un instant Adam la crut affairée à se confectionner un tapis de prière et se prépara à la voir y déposer les genoux (qu'elle avait fins et graciles) en prélude à la prosternation, le front contre le sol. Pourtant, un détail minarait (je veux dire « clochait »; pardonnez ce lapsus socio-géographique): le grand axe du rectangle était exactement perpendiculaire à la direction qu'il aurait dû pointer pour viser La Mecque.

Et d'ailleurs, Eve ne se prosternait pas: bien au contraire, elle s'allongeait de tout son long sur le dos. Ses cheveux, qu'elle avait ramassé d'un geste preste et expert, formaient une sorte de coussin moelleux sous sa nuque. Parfaitement immobile, les bras étirés le long d'elle, légèrement écartés et les paumes tournées vers le ciel, elle paraissait sommeiller, nimbée d'une douce quiétude qui lui faisait un visage d'ange.

C'est du moins l'image que Adam s'en fit. Son rationalisme effréné ne trouvait pas son comptant au constat de cette étrange et troublante attitude et le laissait dans un affreux tourment.

– Qu'elle se rendorme, passe encore se disait-il. Mais pourquoi diable (il commençait de pointer le bout de son nez, celui-là) renoncer à l'ombre confortable de la caverne et la troquer contre ce qui n'allait pas tarder à devenir un calvaire, au fur et à mesure de l'irrésistible ascension de l'astre du jour ? Peut-être est-elle malade ? s'inquiéta-t-il.

Il s'approcha d'elle en catimini, soucieux de ne pas troubler son repos: la maladie, même si elle ne relevait pour l'instant que de la pure hypothèse, était une éventualité à considérer sérieusement.

– Pousse-toi un peu, mon chéri[1]; tu me fais de l'ombre, déclara-t-elle tout à trac.

Adam se montra à la fois troublé et rassuré par ces paroles. Le soulagement le devait au seul son de sa voix: c'est donc à tort qu'il avait craint qu'elle n'eût sombré dans l'inconscience; le trouble tenait à la déraison manifeste du propos. Certes, il lui faisait effectivement de l'ombre: on la voyait nettement se dessiner sur son ventre lisse et plat. Mais de quelle importance cela pouvait-il bien être ? Il ne bougea donc pas d'un pouce.

Eve répondit, avec un zeste (ou une geste ?) d'impatience:

– Ôte-toi de mon soleil, Adamounet, s'il te plaît.

Il s'agenouilla et approcha la tête de son visage, demandant, en s'efforçant à la plus empressée des gentillesses:

– Es-tu souffrante, ma douce Évita ?

Six mots seulement, mais qui à eux seuls exprimaient, mieux qu'une déclaration enflammée, l'inquiétude amoureuse, l'hommage rendu, la douce complicité matérialisée par l'échange des diminutifs et bien d'autres choses encore …

– Pas le moins du monde. Que vas-tu chercher ? Je voudrais simplement bronzer.

« Bronzer » ! C'était la deuxième fois que le mot inconnu fleurissait sur ses lèvres (qu'elle avait délicieusement pulpeuses, au point que Adam s'en sentait tout « chose »).

– Mais enfin, que veux-tu dire, ma chérie (voir note supra) ?

– Bronzer, quoi. C'est pourtant tout simple, non ?

Simple peut-être, mais notre Adam n'entendait pas un traître mot de ce langage, à ses yeux hermétique et pour tout dire complètement ésotérique. Peu soucieux d'être pris pour un demeuré, il mit les pieds dans le plat:

– Ca veut dire quoi ?

– Ce que tu peux être kitsch, tout de même. Bronzer. Enfin ? Bronzer ! Bronzer, bronzée, bronzage (on aurait dit Jacques Brel déclinant son latin avant l'heure). Devenir noire; il faut te faire un dessin ?

Plus c'était simple et moins il comprenait.

– Pour quoi faire ?

– Pour quoi faire ! Mais pour te ressembler, mon chéri; tout simplement !

Adam en était toujours à s'interroger sur l'intérêt de cet étrange comportement (scepticisme qui, semble-t-il, a traversé les temps jusque de nos jours). Il remarqua seulement (en rougissant en secret, la couleur de sa peau l'y obligeant) l'hommage appuyé, quoique implicite, qu'elle venait de lui rendre. Il n'en demandait pas davantage pour gage de son bonheur (ergo, de leur bonheur, enchaîna-t-il, inventant du même coup le machisme) présent et à venir.

Et c'est ainsi que disparut jusqu'au souvenir que Lilith ait jamais pu exister. Son image fut occultée, gommée proprement, à tout jamais ou du moins jusqu'à ce que l'Alphabet de Ben-Sira la fasse resurgir du fin fond des ténèbres; encore convient-il de noter que même cela n'est pas certain et que le doute reste permis, tant l'authenticité historique du document demeure controversée.


[1] Les observateurs noteront que pour la seconde fois, Eve avait donné du « mon chéri »à Adam, opposant par prétérition le plus cinglant démenti à ses futurs détracteurs qui prétendent que l'expression ne le doit qu'à la commodité afin d'éviter le piège pour celle (ou celui) qui risque de confondre les prénoms. A ceux- là nous répondrons qu'Adam n'avait rien d'une aiguille dans une botte de foin.