Comme un lundi – Episode dixième

Fin de l'épisode précédent :

Le retour graduel à une respiration plus déliée et moins spasmodique ainsi que la sérénité retrouvée ayant été à ce prix, l'épanchement, l'éructation n'avaient donc pas été totalement inutiles. Adam (faut-il le rappeler) étant seul de sa tribu, la tirade se déroula sans témoins et ne souleva donc nul écho, pas plus qu'elle ne ralluma en aucun voisin quelque rancoeur inassouvie. C'est pourquoi nul n'aurait songé à la taxer de racisme (bien que le terme, désignant, une fois n'est pas coutume, une réelle différence de nature raciale, eût été des mieux venus).


Samedi,
tard, dans la soirée
(la grande illusion)

Adam se sentit tout soudain épouvantablement las. Ses sens, sollicités sans répit à chaque instant de cette éprouvante journée, aussitôt que mis à jour, commençaient de le trahir. C'est lorsqu'il se surprit à tenter de flairer par l'oreille qu'il en prit conscience. Le soleil avait depuis longtemps renoncé à flirter avec la ligne d'horizon (« aujourd'hui plus qu'hier, mais bien moins que demain », eut prophétisé Rosemonde Gérard), ce qui rendait la vue incertaine et mal assurée.

Il tenta, une dernière fois, de se mirer dans la rivière mais n'y parvint pas; étrange, alors que le luminaire qui s'était allumé haut dans le ciel (moins puissant mais plus complice que le soleil, cependant) s'y reflétait, lui, très impudiquement et sans la moindre retenue. Très étrange, même, décidément. A moins d'y voir une conséquence inattendue de cette étrange couleur née de l'obscure volonté du Créateur …

Il remarqua aussi, sur l'autre rive, une espèce de chien jaune, aux longs cheveux flottant sur les épaules (ce qui était tout, sauf à la mode en ces temps reculés) qui ne paraissait pas même pas l'apercevoir, alors que dans l'après-midi (il se souvenait fort bien de l'inquiétant regard en forme de toque trois étoiles; brrr !…), il le dévisageait, la salive au coin des babines (autant dire qu'il l'envisageait, carrément).

« Peut-être », se dit Adam, « suis-je devenu invisible pour lui, aussi. Peut-être est-ce l'un de ces fameux avantages qu'évoquaient le patron pour justifier le choix de ma couleur de peau… » Il n'avait aucune raison de se douter qu'il avait à la fois raison et tort. Certes, le lion (puisque c'en était bien un) ne pouvait pas le distinguer. Mais c'est surtout au vent favorable qu'il devait le bonheur de son incognito; cela, il ne pouvait pas même s'en douter, ignorant qu'il était de l'universalité de l'odorat et s'en croyant, pour l'instant, l'unique possesseur.

Adam sut admettre sa fatigue et prit la seule décision logique que lui dictait sa toute nouvelle sagesse: remettre au prochain épisode la suite de ses aventures au risque de plonger le lecteur dans les affres du doute quant à la tournure des futurs événements.

Cette lassitude aussi avait été prévue. Il en fut convaincu en découvrant que ce qu'il avait jusqu'alors pris pour un amas informe, disgracieux reliefs d'un chantier à peine achevé qu'on avait abandonné là (le temps que les décharges publiques fussent inventées) se révélait en fait un assemblage de branchages entrelacés trop judicieusement et trop astucieusement disposés pour n'y voir que le signe d'un regrettable laisser aller.

Adam s'y allongea voluptueusement, sans plus de retenue, bien décidé à s'abandonner à un sommeil des plus opportunément réparateurs. Comme il apercevait, scintillant sous la Lune, le fleuve Guihon qui bordait le pays de Cusch, il décida (clin d'oeil inspiré) de baptiser de ce nom l'accueillant édifice; la science orthographique n'en était alors qu'à ses balbutiements.

Par un étonnant contraste avec la fébrile agitation qui accompagnait sa lumière en majesté, le soleil, en cédant son empire à une obscurité complice, semblait avoir emporté avec lui toute trace de son, ne laissant subsister qu'un profond silence que nul bruit ne troublait. Et pourtant, Adam ne parvenait pas à trouver le sommeil: un tourbillon d'images, de souvenirs, de sensations formaient une folle farandole qui serpentait et se bousculait dans son esprit enfiévré; on ne sort pas complètement indemne d'une pareille aventure !

Il crut alors entendre la voix à la fois mâle et suave lui parler: « Apaise toi, Adam ». Il se tourna rageusement sur le flanc et s'appliqua à de puissants efforts afin de chasser tout cela.

Et pourtant la voix reprit. Pas une impression, Adam en était certain, maintenant: LA voix véritablement, la voix qu'on aurait dite paternelle, où se mêlaient la mansuétude et le reproche et qui lui prodiguait des encouragements: « Ne résiste pas, Adam: endors-toi; tu l'as bien mérité ».

Le propos se faisait maintenant impératif: « Dors, te dis-je ».

Alors, Adam se risqua à répondre, avec un agacement à peine dissimulé (il ne dormait donc jamais, celui-là ?):

– Je voudrais bien !

– Si tu le veux, tu le peux.

– Vraiment, je n'y arrive pas. Ce n'est pas de la mauvaise volonté, je t'assure.

– En es-tu bien certain ?

La voix d'Adam prenait de l'assurance, au fil des répliques:

– Parole. J'ai tout essayé, même de compter ces stupides bestioles blanches dont on fait la farine tout juste bonne à nourrir les vaches anglaises jusqu'à les rendre autant fadades que le plus racorni des papets provençaux.

– Des bestioles pour nourrir les vaches ? J'ai fait ça, moi ?

– Et qui d'autre sinon, grands dieux ? rétorqua Adam (qui venait ainsi, répondant à la question par une autre question, de jeter les premières fondations du jésuitisme). Des bestioles blanches avec plein de poils blancs et frisés sur le dos.

La voix magnanime ne daigna pas relever les prémisses du blasphème.

– Les moutons, tu veux dire ? Mais où as-tu pris qu'on devait en nourrir les bovins ? C'est au repas des hommes que je les destine, bien au contraire ! Et ces poils blancs et frisés, comme tu dis, c'est de la laine. Tu pourras t'en servir pour te confectionner des vêtements au moment où il fera plus froid qu'aujourd'hui (j'ai été un peu pris de court et la trajectoire des astres n'est pas aussi parfaitement circulaire que je l'avais souhaité.

« Epur si muove » se dit Adam, toujours aussi surpris de sa fulgurante maîtrise des langues étrangères; est-ce que par hasard Babel ne lui jouerait pas déjà des tours à sa façon ? Il accompagna son interjection d'un profond soupir, et ne songea pas même à s'étonner de cet involontaire pastiche de Charlie Brown, par anticipation de surcroît !).

« De plus », enchaînait déjà le Créateur, « leurs petits (que tu nommeras « agneaux ») deviendront symbole de la pureté absolue dès lors que mon fils … »

Il n'acheva pas la phrase, réalisant tout soudain que le pauvre Adam avait eu son compte de découvertes pour la journée et qu'il serait inutile, voire dangereux, de faire tourner trop vite les aiguilles de l'Histoire. Quelque chose de bien plus terre à terre semblait le préoccuper:

– Tu me dis que même en comptant les moutons, tu ne parviens pas à trouver le sommeil ?

– C'est ce que je me tue à tenter de te faire comprendre, sacrée caboche ! Comment faut-il donc que je m'y prenne ?

Là non plus, Le Créateur ne s'insurgea pas qu'Adam se permit d'évoquer le suicide à mots couverts, même sous la forme anodine (ou cathodine; nous n'allons pas nous polariser là dessus, tout de même) d'une innocente tournure de phrase. Il paraissait en proie à un sérieux doute, ce qui pourrait passer pour un comble si l'on veut bien se souvenir de son pouvoir sans limites.

– Je me demande si je ne t'ai pas fait un esprit un peu trop puissant, finalement. Oui, pas de doute c'est la seule explication. J'espère que ça ne nous posera pas trop de problèmes, par la suite. En tout cas, je ne peux pas me permettre d'y pallier à la va-vite; ce serait trop risqué.

– Et moi, dans tout ça ? Qu'est-ce que je deviens, s'insurgea Adam ? Tu comptes me laisser comme ça toute la nuit ?

Le Créateur semblait hésiter:

– Pour la première fois, sans doute (on mesurera son trouble à cette expression proprement paradoxale, ce « sans doute » qui contenait en germe, bien au contraire, toutes les interrogations, toutes les mises en cause, tous les déchirements de l'incertitude), je dois bien admettre que tu as raison. Je ne peux décemment pas t'abandonner en l'état.

– Ah, tout de même ! Et que vas-tu faire ?

– Un peu de patience; je vais trouver.

Adam bredouilla quelques borborygmes absolument incompréhensibles. Peut-être valait-il mieux qu'ils demeurassent en leur inintelligibilité, tout compte fait …

– Ah, je crois que ça y est !

– Pas trop tôt! Et de quoi s'agit-il ?

– Si j'ai bien compris, trop de choses te passent par la tête ? Une idée en entraîne une autre, qui débouche sur une troisième … et ainsi de suite ?

– On peut voir ça comme ça. D'un côté, il m'est indispensable de ne rien laisser échapper de ce qui me trottine par les méninges; mais de l'autre, j'ai vraiment besoin de dormir.

– Suppose que tu puisses faire les deux à la fois. On appellerait ça « le rêve ».

– Alors là, d'accord. Mais tu me garantis que je n'aurais rien perdu de mes idées en me réveillant ? C'est que je n'ai pas trop envie de gâcher (voilà qu'il parodiait Guy Roux, maintenant); après tout, je ne sais pas combien de temps ça va durer.

– Écoute, honnêtement, je ne peux rien te promettre. Mais chaque chose en son temps: l'urgence est que tu dormes, pour le moment. Et pour le reste, on trouvera bien un médecin autrichien pour s'en occuper, un jour ou l'autre.

Adam n'en était pas complètement persuadé. Mais le Créateur avait raison: il fallait à tout prix gérer les priorités et le Gardenal ne poussait pas sur les arbres. Il fit donc contre mauvaise fortune bon coeur et accepta incontinent la proposition.

Le Créateur parut satisfait de cette docilité retrouvée, trop lucide cependant pour se bercer d'illusions et la croire éternelle. Adam se retourna de nouveau sur sa couche, poussa un profond soupir et lança, par politesse convenue:

– Merci patron. Bonne nuit.

Il ajouta sur un ton résolument familier « A plus » accompagnant machinalement le propos (décidément sa veine créatrice ne tarissait pas !) d'un imperceptible signe de croix. Aux érudits qui seraient tentés de décrire plus complètement le geste en précisant la croix « de Saint-André », je me permettrai de faire remarquer que ni les saints en général, ni donc André en particulier, n'avaient encore droit de cité à l'époque.

– C'est toi que je dois remercier d'avoir accepté ce compromis. Bonne nuit aussi, Adam. Ca va, maintenant ?

– Ca va. Ca va …

Et il s'endormit ingénument et si profondément qu'il ne remarqua pas que le Créateur se frottait nerveusement les mains:

– Enfin ! J'ai bien cru que je n'y arriverais jamais. C'est que l'ouvrage n'est pas achevé. Imbécile, va …

Et il disparut dans un couinement de fauteuil à roulettes en mal d'une goutte d'huile judicieusement déposée.

3 réflexions sur « Comme un lundi – Episode dixième »

  1. Bonjour
    [b]http://www1.bestgraph.com/gifs/animaux/abeilles/abeilles-02.gif[/b] JPLT 007,

    Je pouvais plus me rendre sur votre article « Comme un lundi », j’avais un gros problème. j’arrivais en effet sur votre profil, mais impossible d’accéder à mon roman préféré. Mais en écrivant à la Direction de C4N, ils m’ont très bien conseillée et me revoili, me revoilà.

    Mais j’ai eu peur de ne plus pouvoir lire, celui-ci.
    Enfin ! Tout est résolu et j’en suis bien heureuse, moi qui vous lis régulièrement.

    Je reviendrai donc, lire votre dixième épisode de « Comme un lundi » demain.
    Car ce soir je ne peut vraiment pas.
    Mais je tenais à vous rédiger ce petit mot, pour que vous ne vous demandiez pas où était passée votre fidèle lectrice.

    Un vote Super.
    Amicalement.
    ANDREA.

  2. Me revoili, me revoila.
    [img]http://www1.bestgraph.com/gifs/animaux/abeilles/abeilles-02.gif[/img] Oh!! J’ai dû faire une bêtise et vous n’avez pas eu, ma petite « n’abeille » (riiiiires).

    C’est rectifié et maintenant vous l’avez.

    Amicalement.
    ANDREA.

  3. Bonjour
    [img]http://www1.bestgraph.com/gifs/animaux/abeilles/abeilles-02.gif[/img] JPLT 007,

    J’espère que vous allez bien ??
    De retour sur votre article, pour ma lecture du lundi, malheureusement pour cette semaine elle est un peu tardive.

    Dites !! Heureusement que le vent n’était pas défavorable à Adam, sinon les êtres humains n’existeraient pas.
    Eeeh !!! Mais moi non plus, vous imaginer la perte. (riiiiiires).

    Désolée pour les fautes dans un de mes commentaires.

    Un vote Super.
    Amicalement.
    ANDREA.

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