Quand on a lu d’un trait un bouquin et qu’on en pense le plus grand bien, il faudrait l’écrire à chaud. D’une part parce que la critique acerbe et vacharde est bien plus aisée que la louange, d’autre part en raison d’un constat simple : hormis les chefs d’œuvre de l’humour ou de la poésie, bien peu de livres passent sans mal l’épreuve de la relecture proche de la découverte. Mais comme vous ne relirez pas sur le champ  le Daniel Neveu, aux éditions Anabet, vous pouvez dévorer de suite sans réticence Le Mort n’a pas le profil d’un assassin, diptyque (la vie quotidienne de « Pinault simple flic », pour faire court ; la longue traque fructueuse du « tueur de l’ombre ») dont la qualité littéraire n’est pas le moindre intérêt.


J’ai eu la curiosité de vérifier si de distingués confrères ou des critiques s’étaient déjà exprimés sur l’écriture de Daniel Neveu. J’ai surtout trouvé des sites marchands reprenant un communiqué fort bien, fait de l’éditeur, et j’ai aussi fait bien puisque j’ai trouvé une petite vidéo intitulée « La vie du flic qui a arrêté le premier tueur en série français ». C’est un montage d’images d’archives, de coupures de presse de l’époque où Marcel Barbeault, le « tueur de l’Oise » (sept femmes et un homme assassinés lui doivent d’être le plus vieux et plus durable détenu de France), obsédait Daniel Neveu. Et puis, en trois questions d’entretien « express », Actualitte donne la parole à l’auteur et on croirait le relire. Extraits :

« s’installait dans ma mauvaise conscience de retraité le sentiment de n’avoir jamais travaillé (…) j’attends de l’écriture qu’elle soit strictement à l’heure et m’amène à destination (…) Ma dernière lecture a été La Prospérité du vice de Daniel Cohen car je croyais que c’était un livre sur la prostitution. C’est bien pire que cela… ».

 

J’avais rencontré Daniel Neveu à la remise du Prix du Pamphlet et nous avions échangé quelques propos laconiques. La police scientifique et la panacée de l’ADN ne l’inspirent guère, les méthodes de gestion des « ressources humaines » policières fondées sur les statistiques de résultats n’ont pas plus ses faveurs. Ayant un peu traité de « l’homme au couteau » et de « l’homme au marteau » de Belfort, et me souvenant de l’intime conviction d’un enquêteur persuadé d’avoir été sur le point de faire « cracher le morceau » au suspect qu’un abandon total des poursuites devait libérer d’un long cauchemar, je suis plus circonspect sur le premier point. Sur le second, constatant qu’on a diffusé des chiffres suffisant à établir la faramineuse progression des gardes à vue en oubliant, dans un premier temps, d’y intégrer celles découlant d’infractions ou de délits routiers, j’estime aussi que la farce est devenue trop surjouée et comme le disait Anatole France « odieuse et sinistre ».  La chute parallèle des affaires élucidées, hors flagrants délits ou dénonciations de l’évidence, pourrait fournir l’occasion de courbes croisées similaires à celles des revenus salariaux (glissant sous ceux des Grecs) et des autres (grimpant comme ceux des X-Ponts reconvertis dans la finance). Daniel Neveu n’est pas taiseux, mais économe de mots, et sait comme peu suggérer les plus finement pensés d’un qui n’en réfléchit pas moins.

 

Lorsqu’il est question d’écriture laconique, de descriptions plates qui tiennent en haleine, je ressors mon regretté Michel Doury (Prix Nimier, à contretemps, en 1968). Daniel Neveu pose sur le quotidien un regard à la Doury, de désabusé lucide sachant toujours s’étonner et nous surprendre. Mais ce n’est pas Doury, qui n’a jamais publié de mémoires, ni bien sûr Hugues Pagan, captivant auteur de romans noirs anthracite. Les similitudes sont pourtant frappantes, notamment, pour le second, du fait d’une commune expérience de la mort, des morgues, des « viandes froides ». Pagan-Lapasset avait jeté l’éponge après, s’étant relevé difficilement de la boucherie de l’attentat de la gare de Lyon, un routinier remplacement de commissaire de trop au-dessus d’un nième cercueil. Il est devenu scénariste (son L’Étage des morts, double jeu de mots sur les états « majeurs » et les suintements des cadavres, a été porté à l’écran sous le titre de Diamant 13) et beaucoup trop discret au gré de ses lecteurs (et relecteurs : La Mort dans une voiture solitaire, Les Eaux mortes, les autres titres, se relisent avec le même effroi et la même empathie) et de Guérif, l’éditeur de Rivages/Noir.

 

Pagan avait débuté aux RG, affectation qui aurait dû être celle, initiale, de Daniel Neveu, qui s’est retrouvé Pinot chez les Bérurier. Pour évoquer L’Eau du bocal – autre titre de Pagan qui s’était cette fois départi du genre policier traditionnel pour camper une satire de la police, tout comme il s’était frotté à l’administration en général, celle qui employait la mère de ses enfants en particulier, par ailleurs – Daniel Neveu a des trouvailles de langage qui évoquent le Frédéric Dard de ses récits hors-série des San Antonio. En revanche, question ambiance de commissariats, postes de police, lutinage des plaignantes et ripailles, apéros interminables, cirage de pompes des autorités, bottage en touche et au voisin des affaires courantes, échanges de bons procédés contre tables ouvertes, saine indifférence, c’est bien du San A, sans la truculence qu’on imagine fort bien. Le bonheur de lecture provient d’aborder un chapitre purement descriptif d’une tâche courante par un « Bonheur : vif du sujet » et de passer au suivant après une chute aussi bien sentie que « avec les asticots, la mort est pleine de sinuosités ». Il n’y a nulle afféterie d’auteur chez Neveu, mais un sens de la formule juste qui tombe à point pour, toujours pudiquement, mettre en exergue la remarque qui élargit l’ordinaire pour en faire savourer la substance. Ainsi : « Deux amants sont deux parenthèses de l’existence. Ce qu’ils mettent entre elles n’appartient qu’à eux. ».  

 

Autant l’énoncer sans ménagement : la seconde partie, qui débute avec la mutation à la PJ de Creil, est moins savoureuse que la première. L’une des premières grandes affaires qui échoient à Daniel Neveu est celle que Gisèle Halimi narre à sa manière dans L’Étrange Monsieur K. (Plon). Celle qui « parvient à confondre les policiers ripoux lors du procès mais l’omerta des institutions étouffe la voix de l’innocence » (antienne reprise à l’envie) n’est pas épargnée par Daniel Neveu. Le « ripoux », c’est lui. « Odieuse à la cour, radieuse dans la sienne, Madame H. (…) rallie le haut du panier de l’intelligentsia, » décrit Neveu qui n’a pas assisté aux débats sur les tapis du salon de Gisèle Halimi faisant servir par une soubrette en tenue  des rafraîchissements à ses pétitionnaires. Monsieur K. finira par bénéficier d’une grâce médicale, le recours en cassation ayant échoué. Il avait été condamné pour le meurtre d’une vieille dame ayant succombé à des tortures. « Mon racisme aurait-il été de préférer un Algérien à un Tunisien ? » s’interroge Neveu (le complice était un Tunisien). Indulgent à l’égard « du parisianisme militant traçant dans la sphère bien pensante les anneaux olympiques des athlètes du cortex », il n’en souhaite pas moins que Gisèle Halimi ait pu être « de bonne foi ». J’en viens à me demander si le relatif silence qui entoure la parution de ce Mort (titre issu d’une remarque de la page 208) n’est pas dû à cette mise en cause d’une auteure, ancienne députée : la presse, toujours peu soucieuse de fouiller les comptes des associations que président ses informateurs privilégiés (sauf si, comme dans le cas de Julien Dray, d’autres informateurs en vue l’alimentent), est grégaire et répugne fort à se déjuger. « La compassion, jusqu’où ? » se demande Gisèle Halimi, fondatrice de Choisir, la Cause des femmes, en invoquant, à propos de bioéthique, « le droit d’inventaire ». Choisir persiste encore, indiquant, en novembre dernier, sous la plume de Sophie Couturier : « Si Gisèle Halimi a bien, toute sa vie, défendu des prisonniers politiques, considérés en leur temps comme des criminels et devenus aujourd’hui des héros, elle n’a jamais été l’avocate des malfrats ou des violeurs. ». Objection, soulève Neveu… Je ne sais plus trop ce que produit Choisir, l’association, hormis son trimestriel dont le dernier numéro en ligne est le 106, daté de mai 2009, mais elle s’intéressait au débat sur le voile intégral. Il est des masques de carnaval bien difficiles à lever quand ils ont l’apparence de la banalité : c’était le cas de celui de Marcel Barbeault.

 

Sept assassinats de femmes, un d’homme par « ricochet », ont été le fait d’un gars du pays de Creil, « complètement immergé dans la “culture” locale », marié, père de famille, sans autres histoires que de banals et rares cambriolages. Le récit de l’enquête, de ses errements, la bouffonnerie des « profileurs », les aspects proprement judiciaires (ce sera une juge d’instruction et non un procureur qui missionnera Neveu), les bisbilles gendarmesques, peuvent passionner. Les observations pertinentes de Neveu sur la mécanique judiciaro-policière retiennent bien sûr l’attention. Mais le récapitulatif des faits, guère haletant malgré des passages forts (notamment l’interrogatoire), vire au document-témoignage, au plus proche du réel, revécu de, peut-être, trop frais. On ne peut que souhaiter que ce Le mort n’a pas le profil d’un assassin soit inscrit au cursus ou à la liste des lectures recommandées à Cannes-Écluses et à l’ENSP de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or et autres écoles de police. Mais s’il y a certes des anecdotes cocasses, des remarques et des saillies ne manquant guère de sel, le plaisir de lecture s’émousse, même si on relève par moments la verve en sourdine de la première partie. « On ne recherchait plus le criminel d’un soir, on attendait le matin des magiciens, » note Neveu. Effectivement, si ce n’est qu’une impression déjà évanouie, brumeuse (il faudrait relire soigneusement pour la raviver, la dissiper, la réfuter), ce second volet manque de magie, comme si l’auteur s’était bridé, n’avait plus osé prendre une goguenarde distance qui pourrait sembler déplacée eu égard à la mémoire des victimes. Neveu n’est pas feu Louis Pauwels, journaliste et romancier (L’Amour monstre, La Roulette du Bon Dieu : incroyables mais vraies…), chroniqueur, conférencier, et ce à double titre. Lecteur de L’Écho des Savanes, ayant pour film-culte Coup de Torchon (de Tavernier, adapté de Jim Thompson), Daniel Neveu n’a certes pas les mêmes références que l’ancien directeur et éditorialiste du très droitier Figaro Magazine.  Et contrairement à certains de ses confrères, plus ou moins assistés de plumes négrillonnes, qui vous ambiancent leurs mémoires, il s’en tient pudiquement au factuel de l’affaire Barbeault. D’autres se la jouent Navarro en contant leurs exploits, qui sont souvent ceux de leurs collaborateurs, et Neveu s’est contenté de mener, très minutieusement, une enquête. Simenon en aurait fait un Maigret bien plus loquace. En revanche, on sent la prégnance de ses nuits blanches dans le tracé de ses investigations diurnes. S’il était davantage éveilleur que veilleur dans sa première partie, la tonalité narrative de la seconde conserve ce charme nocturne, feutré, qui caractérise les écrivains du genre noir (qui est au policier de la veine Who dunne it ? ce que Last Exit to Brooklin est au docu-vécu). Bref, on ne peut que souhaiter que Daniel Neveu ne reste pas l’homme d’un seul livre.

 

Lors de notre trop rapide conversation, nous avions évoqué ce quartier aux contours incertains qui va de La Petite Turquie et à la Porte Saint-Martin aux gares du Nord et de l’Est parisiennes. C’est là qu’il fit ses débuts, et les anciens résidents ou ceux restés de longue date reconnaîtront leurs rades et lieux de passage, voire quelques figures disparues côtoyées à l’occasion. Ceux de Stalingrad et des contreforts des Buttes-Chaumont peut-être de même…  Je le signale furtivement parce que j’espère qu’Aïssa Lacheb-Boukachache, auteur d’Au Diable Vauvert issu de l’autre côté de la barrière de Neveu, veuille bien nous camper son Reims de voici deux ou trois décennies. Il a mûri en tant qu’écrivain et son noircissime Roman du Souterrain n’a pas rencontré l’attention qu’il mérite. Si Neveu devait passer à la fiction, le narrateur du Souterrain devrait lui inspirer des affinités. Il n’y avait pas de Madame H. au procès d’assises d’Aïssa Lacheb. Pas de Neveu non plus, et rétrospectivement, on le regrette. Mais parfois le temps opère de singulières rencontres. Dans l’immédiat, ne vous dispensez pas de rencontrer Daniel Neveu au cœur d’une soirée de lecture, pour, par exemple, le suivre dans l’ancien commissariat des Halles : « Pour y entrer, il fallait passer par une boucherie en gros. Au milieu des découpes et des bêtes suspendues, le client avait le droit de douter de sa destination. Pas le policier qui (…) mesurait son intégration dans la société à l’originalité de son habitat dans le ventre de la ville… ».