David Cameron, mardi 28 juin, sera-t-il contraint par ses homologues des 27 pays de l’Union européenne, de s’exprimer sur l’application de l’article 50 du traité de Lisbonne ? Dans ce cas, le résultat du référendum sur le Brexit serait irréversible. Or, un nouvel élément pourrait changer la donne : les expatriés, pratiquement tous favorables au maintien dans l’UE, en contestent la validité.
« Ils sont fous, ces Anglais ! » : il n’y a pas que le « petit » Breton Obelix à se gratter la tête à la suite du référendum « grand-breton » sur le Brexit…
Les partisans du maintien dans l’UE sont passés, outre-Manche, et même outre-Atlantique, vraiment à l’offensive. Individuellement, comme David Lammy, député travailliste, et d’autres parlementaires, qui soulignent que ce vote n’est qu’indicatif, que la décision finale appartient au parlement. Lequel est très majoritairement composé d’opposants à la sortie de l’Union. Collectivement aussi, d’abord par des manifestations, rassemblant surtout des jeunes dans les grandes agglomérations. Et aussi, ironie du sort, en signant massivement une pétition, qui devra obligatoirement être débattue par les députés, exigeant une nouvelle consultation. Le paradoxe, moins insolite qu’il n’y paraît, est que cette pétition a été lancée par un partisan du Brexit, et que ce sont ceux du Remain qui l’utilisent massivement.
À l’origine de cette pétition, un trentenaire, William Oliver Healey, qui craignait que le vote soit plus ou moins truqué et que le référendum tourne à ce que souhaitait David Cameron, soit une formalité confortant l’adhésion à l’UE.
On se souvient qu’à la clôture des bureaux de vote, ni Farage (Ukip), ni Gove (conservateur, pour la rupture) ne croyaient pas du tout à leur victoire. Pratiquement tout le monde estime que Boris ‘Bojo’ Johnson misait sur un résultat très serré en faveur du maintien. Beaucoup de votants pour le Leave admettent que leur suffrage s’apparentait davantage à une forme de contestation de la classe politique qu’à réelle volonté de rompre avec l’UE. Forcé de discuter de la pétition, qui va dépasser les trois millions de signatures, dont certaines douteuses, estimées par Brexiters à 80 000 (mais il n’en faut que 100 000 valides pour qu’il en soit ainsi), le parlement pourrait tenter de mieux prendre le pouls de l’opinion et de décider un retour aux urnes. C’est certes improbable, mais non exclu. Mais les députés auront-ils le loisir de renverser le cours des choses ?
Car si David Cameron et Boris Johnson ont déclaré qu’il n’y avait nulle urgence à déclarer que le Royaume-Uni demandait l’application de l’article 50 du traité de Lisbonne, les partenaires européens ne l’entendent pas ainsi. Soit David Cameron déclare, mardi 28, que les Britanniques veulent se séparer de l’UE (confirmant ainsi la validité du référendum), soit la réunion de Bruxelles serait ajournée. Nul besoin d’un écrit émanant du gouvernement ou du parlement, considèrent les 27.
Le nouvel élément, qui pourrait donner prétexte à David Cameron pour ne pas se prononcer, c’est que, d’ici mardi, de très nombreux expatriés pourraient réclamer l’annulation du référendum pour irrégularités.
Il est fort possible que malgré le fort écart de voix (51,9 % pour le oui à la rupture), une courte majorité de Britanniques soient, de fait, en faveur du maintien. D’une part, dans des régions favorables au maintien, nombre d’électeurs n’ont pu se rendre aux urnes à la suite de fortes inondations. D’autre part, un revirement d’un nombre significatif de votants pour le Leave est envisageable. D’une part, en Écosse et ailleurs, à la fois par crainte des conséquences économiques et en vue de rendre plus difficile la tenue d’un second référendum sur l’indépendance de l’Écosse.
Les expatriés se sont déclaré fort mécontents que celles et ceux résidant à l’étranger depuis plus de quinze ans ne puissent voter. Mais qui l’a pu conteste à présent que son vote par correspondance ait pu être pris en compte, ou qu’il a été de fait empêché de voter. Car, d’une part, dans divers pays, dont surtout la France, l’Australie et la Thaïlande, certains, dont aussi des touristes, n’ont jamais reçu leur bulletin en dépit d’une confirmation que leur demande avait été enregistrée. En d’autres cas, leur délégation de vote à un Britannique n’a pu être enregistrée à temps. Des cas de non-réception des bulletins de vote par correspondance ont déjà été recensés en nombre dans plus d’une douzaine de pays (dont aussi la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud, Hong Kong…). En d’autres instances, le bulletin est parvenu trop tard – parfois la veille du scrutin – pour pouvoir être retournés à temps.
Il est aussi fortement présumé que des postiers favorables au Brexit aient retardé ou empêché les envois (ou les auraient mal routé, un bulletin destiné à l’Australie a fini en Autriche, par exemple).
Les expats pouvant voter ne pouvaient le faire dans les ambassades ou consulats britanniques. Bien évidemment, certains expats, ou des touristes, voulaient se prononcer pour la rupture, mais ils sont considérés très minoritaires.
La commission électorale affirme qu’elle tiendra compte des cas signalés et les consignera dans son rapport. Cela pourrait-il suffire pour invalider le vote ?
Elle devra aussi se pencher sur un fait pour le moins insolite. La Cité du Vatican ne compte que 800 habitants mais près de 40 000 électeurs signataires de la pétition ont déclaré y résider. « Ils osent tout, ces Anglais ! », renchérirait Astérix.
On peut en douter, mais David Cameron pourrait arguer de ces divers facteurs pour éviter de se prononcer sur l’application de l’article 50 (qui donne deux ans au pays l’invoquant pour entériner la rupture d’avec l’UE). Avant le résultat, le Premier ministre démissionnaire avait indiqué que l’article 50 serait invoqué dès qu’il serait connu s’il était défavorable au maintien. Juste après, il a déclaré qu’il laissait cette tâche à qui lui succèdera (en octobre, a priori Boris Johnson, à moins que Matilda May l’emporte, mais elle a moins les faveurs des délégués conservateurs de la base).
Ce que veulent vraiment les Brexiters « mous », c’est de n’avoir pas à déclencher l’article 50. Ils souhaiteraient en fait de nouveaux accommodements, de nouvelles exemptions, et rejouer, avec un meilleur succès, le coup de Cameron (qui n’avait obtenu de Bruxelles qu’une dérogation sur l’attribution des aides sociales aux ressortissants étrangers). Bref, ils veulent du temps pour manœuvrer, convaincre d’autres pays à orientations ultra-libérales, diviser l’UE pour tirer une nouvelle fois leur épingle du jeu.
Ils sont de fait en position de force : certes, une simple déclaration orale pourrait suffire. Mais la date de l’application de l’article 50 est totalement du ressort de la partie demanderesse. Il n’est pas plus possible d’obtenir son déclenchement que, comme l’a souhaité Jean-Marc Ayrault, de forcer les conservateurs à désigner au plus vite un nouveau Premier ministre. En contrepartie, rien n’oblige les 27 d’accepter d’entrer en discussions informelles afin de préparer un compromis. Vous voulez du temps pour discuter, tergiverser, gratter des avantages ? Non, nein, nu, niet, den, que no, ne… never !
Bojo, Gove, et tant d’autres se retrouvaient dans une situation délicate : Cameron s’abstenant de toute initiative, puis, en octobre, son successeur se voyant opposer une fin de non-recevoir, obligé de continuer à verser la contribution britannique à Bruxelles, d’appliquer les décisions de la cour européenne, pour un temps infini. Politiquement, ils se discréditeraient.
Prendraient-ils le risque d’attendre les prochaines élections générales, en mai 2020 ? Ou celui d’appeler à un vote anticipé ?
Un autre article pourrait s’appliquer, mais on voit mal sur quelles bases juridiques. Il s’agit de l’article 7 (qui s’appliquerait davantage à la Pologne ou à la Hongrie qu’au Royaume-Uni), lequel permet aux pays membres de révoquer l’adhésion d’un pays enfreignant les principes démocratiques de base ou appliquant des dispositions judiciaires léonines (soit s’affranchissant de l’égalité devant la loi). Carl Bildt, l’ancien Premier ministre suédois, a brandi, sans vraiment y croire, cette menace.
Tony Blair est aussi à la manœuvre : il suggère que le gouvernement britannique pourrait négocier informellement en promettant la tenue d’un nouveau référendum dans une ou deux années. Cela lui semble difficilement envisageable, mais, qui sait ? Rien n’est plus, selon lui, exclu.
Ce qui semble décisif, c’est que la valse-hésitation des conservateurs britanniques va amplifier l’incertitude des marchés financiers, retarder certains investissements, augmenter le risque de récession tant au Royaume-Uni que dans le reste de l’Europe, voire du monde.
On finira peut-être par apprendre, tout comme les Panama Papers ont révélé que la famille Cameron avait des avoir dans des paradis fiscaux, que Bojo boursicoterait contre la livre et l’euro, et les multinationales implantées au Royaume-Uni. L’argent n’a pas d’odeur, et la City aucune morale. Pas davantage qu’Angela Merkel qui parie que l’Allemagne profitera d’une période d’incertitude prolongée (comme le franc suisse, les emprunts allemands à taux négatifs drainent l’épargne de précaution, et un euro plus faible profitera d’abord aux exportations allemandes).
Le statut quo peut-il vraiment durer jusqu’en juillet 2017, date à laquelle le Royaume-Uni accéderait automatiquement à la présidence de l’Union européenne, imposant son agenda, jouant de nouveau sur les deux tableaux ? Pendant ce temps, l’Ukip et les plus radicaux des eurosceptiques tenteraient d’influencer d’autres pays afin qu’ils demandent aussi la rupture d’avec l’UE.
Ce qui pourrait accélérer le déclenchement de l’article 50 serait un fort mouvement des immigrés européens, beaucoup s’en allant, mais encore davantage affluant avant que le pont levis soit relevé (s’il l’est jamais vraiment). L’Ukip se ferait alors un plaisir de critiquer vertement les conservateurs… Si la France veut vraiment accélérer les choses, un signal fort serait de dénoncer au plus vite les accords du Touquet et le protocole de Sangatte. Stéphane Le Foll a exclu cette hypothèse. Il deviendra urgent d’y songer si, mardi, David Cameron tergiverse et que les conservateurs entendent souffler le chaud et le froid, avoir deux fers au feu pour attiser le brandon de la discorde… Lesquels, unanimement, après avoir fait de la réduction du nombre des immigrants un point central de la campagne (tant du côté Leave que Remain), avouent qu’au mieux, ils ne pourraient instaurer qu’un meilleur contrôle de l’immigration (soit sélectionner mieux les migrants qualifiés dont leurs industries et services ont besoin). Si des Britanniques (de moins en moins nombreux aux lendemains du vote) désirent un illusoire splendide isolement, qu’ils le prouvent au plus vite.
Le véritable problème, résumé par Stathis Kouvelakis sur Mediapart, est le suivant : « De plus en plus de forces de gauche comprennent que l’UE n’est pas réformable dans un sens progressiste, avec un fonctionnement plus démocratique, parce qu’elle est conçue, dans son architecture intrinsèque, pour ne pas être réformable. Tout est verrouillé et, pour enseigner dans un département d’études européennes, je peux vous assurer que mes collègues spécialistes le savent. L’UE n’a pas été conçue pour fonctionner avec les règles de la démocratie parlementaire, dont on craint toujours la tentation « populiste ». ». Une large partie des votes britanniques n’est pas l’expression d’un rejet de l’idéal européen, mais un vote contestataire, contre les gouvernants du Royaume-Uni, et non pas l’Europe, mais « cette » Europe.