Partons d’une petite anecdote : censure, autocensure, revirement de l’auteur ? Robert Fisk, de The Independent, plutôt que son « éditeur » (chef de service ou secrétaire de rédaction), semble avoir modifié son titre traitant des conséquences de l’exécution de Ben Laden. Effectivement, pour tenter d’éclaircir les divers bourbiers des mondes dits « musulmans », il y a de quoi doser soigneusement le contenu de son encrier…

Pourquoi donc s’acharner à suivre du mieux possible les événements en Libye ? Après tout, je connais quand mieux la Syrie, et pourrais disposer d’informations (et de sources) plus fiables. L’enjeu syrien est aussi plus crucial, en rapport avec la question de l’eau (Turquie, Syrie, Liban, Israël), et celles des voisins iraniens et irakiens et… kurdes. Des Kurdes singulièrement absents du panorama dressé par la presse occidentale, tout comme les Berbères de l’ouest libyen n’ont guère intéressé les envoyés spéciaux jusqu’à récemment. C’est peut-être parce que les incertitudes libyennes semblent actuellement plus palpables que les syriennes de demain et que, sans comparer l’incomparable, l’intégrité de ces deux pays a été comme « tracée au cordeau » et quelque peu imposée de l’extérieur.

Très significatif : Alep connaît ses premières manifestations d’envergure vraiment notable. Quand il ne s’agissait « que » de Deraa, les Aleppines et Aleppins d’Halab (mais j’emploie le gentilé adopté du temps du mandat français) n’en avaient trop cure : cela se passait au sud, on était plus ou moins « habitué » à ce que des troubles, larvés ou non, agitent la zone frontalière. Exposer ce pourquoi Banias ou Deraa (ou Lakatia) ravagées peuvent revêtir moins d’importance qu’une « démonstration » d’un millier d’étudiants – dont certains étaient peut-être des Juifs syriens et des Circassiens– exigerait un long développement (j’y reviendrai sans doute ultérieurement… un autre jour). Aujourd’hui, c’est à la faculté d’économie de Damas que se déroule une manifestation. Victor Kotsev, le correspondant de l’Asia Times à Tel Aviv, dispense ses lecteurs d’une analyse du mouvement étudiant, mais pointe les villes du nord en proie à des manifestations et mouvements pré ou ouvertement insurrectionnels. Retenons pour le moment que la cohésion du clan Assad semble – je souligne, « semble » – plus fragile que celle de la famille Kadhafi… De plus nombreuses défections d’officiers subalternes ou de gradés non alaouites peuvent accentuer les dissensions internes aux Assad…

 

Passons du « coq » (dressé sur ses ergots) du Maghrek et proche-oriental à l’« âne » (qui braie plus qu’il ne rue pour le moment) algéro-marocain. Le roman de Mohamed Benchicou, Le Mensonge de Dieu (éds Michalon), est sans doute l’une des meilleures clefs de relativisation du phénomène islamiste, au moins pour le bassin méditerranéen, Libye bien sûr incluse. Je finis de lire ce pavé (648 pages) digeste et instructif. Ce qui nous amène à notre anecdote…

 

Pour les actualités (« moins d’une heure » ou « last hour ») de Google voici déjà plus de 120 minutes (au moment de rédiger), Robert Fisk, le « Jean Lacouture » anglophone, était censé titrer sur la mort de Ben Laden, « sideshow » (événement mineur) comparé à l’ensemble de ce qui agite le monde dit musulman. Le lien menait à une page intitulée « Forbidden » (interdiction d’accès) et au titre complet (Bin Laden (…) compared with revolutionary tide). Je vois mal Fisk se faire remanier un titre (car trop long, par exemple) sans son assentiment. D’ailleurs le nouveau titre surmonte bien le même article ; il est tout aussi long : « If this is a US victory… » (« S’il s’agit d’une victoire des É-U., cela implique-t-il que ses troupes doivent se retirer ?»). D’Afghanistan tout d’abord. Tous ceux – rares, peu écoutés ou sciemment ignorés – qui avaient une connaissance profonde du bourbier afghan aux derniers temps de la royauté et au cours de l’invasion russe, ont été marginalisés, et leurs avis étouffés. Ce fut encore plus flagrant quand Sarkozy y plongea l’armée française. Côté britannique et au-delà, Robert Fisk, bon connaisseur, fut l’exemple même de l’antithèse d’un Bernard-Henri Lévy. Son papier, forcément imparfait (mais il a écrit des livres), n’évoque que les « Arabes » (dénomination commode et fort réductrice) ; il reste parfois imprécis. Il ne mentionne pas que le mythe Al-Qaïda n’est plus incarné en Afghanistan que par environ (estimation étasunienne) 200 combattants, mais il ne l’ignore certainement pas. Mais ce « monde arabe », tout comme la majorité des Nord-Américains (Canadiens inclus, donc), disent que cela suffit, qu’il est temps de retirer les troupes étrangères d’Afghanistan. Et de Libye, donc ?

Fisk considère, à juste titre, que le revirement apparent d’Endogan et de la Turquie appelant Kadhafi à passer la main (non point encore à capituler ou fuir la Libye, et la nuance est de taille), est bien plus crucial que le spectacle confus, la « mauvaise pièce » donnée par la Maison Blanche. Passons sur les versions successives de l’assaut contre Ben Laden, qui semble avoir été froidement exécuté, dont la femme s’était interposée (elle reste blessée à la cuisse… à présent… et non plus saisie en tant que bouclier humain), et la « disparition » d’une tierce « femme ». Passons sur la collaboration à périmètre variable du Pakistan et ses atermoiements. Pour Fisk, le monde est moins dangereux, non pas en raison de la mort d’un symbole, mais en raison des « vents de liberté » balayant le pourtour méditerranéen. Oui mais si, et seulement si… « l’Occident en traite les populations avec justice [ndlr. Impartialité] et non pas par sa puissance militaire… » (adaptation libre).

Fisk a son franc-parler, qui a ses limites d’opportunité liées aux états de l’opinion, mais sa conclusion est explicite. À présent, Ben Laden mort, les Kadhafi, les Saleh (Yémen), les Assad vont avoir du mal à soutenir qu’un mort suscite les soulèvements visant à les renverser. Ajoutons : il n’y a pas qu’eux. Poutine en Tchétchénie est-il lui aussi privé du prétexte de Ben Laden ? La liste serait longue…

Pourquoi donc vouloir renverser – si ce n’est exécuter sommairement – un ou des Kadhafi de suite (en dépit de l’enlisement que réfute un Bernard-Henri Lévy ou, moins véhémentement, l’Otan) et tolérer le fragile maintien – sur la durée – des autres ? Karzai, en Afghanistan, pour n’en citer qu’un.

D’abord parce qu’il s’est agi en Libye d’un coup de dés successif à des plans préétablis un peu fumeux fondés sur des hypothèses, une imparfaite préparation, un manque flagrant de renseignement perspicace, et qu’il est ardu de faire machine arrière après avoir tant chauffé l’opinion, déployé tant de moyens.

Le bluff de Kadhafi proclament vouloir un cessez-le-feu et voulant réduire d’abord des villes entières par la faim, la soif, et des tirs incessants, ne trompe personne. Il attend que l’Otan cesse d’abord ses frappes pour se livrer à une allocution triomphaliste. Mais comment encore faire croire qu’un arrêt des frappes de l’Otan, ne serait-ce que deux jours, impliquerait que l’aviation loyaliste subsistante transformerait Benghazi en une nouvelle Dresde (dont les civils, les militaires blessés, les déportés des camps et du STO furent les principales victimes, ultra-massivement, certes un peu moins qu’à Hiroshima ou Nagasaki) ? Qui accrédite vraiment l’idée, hormis le Conseil national libyen, que des assauts féroces et massifs seraient immédiatement lancés sur Misrata et les villes de l’Ouest assiégées et martyrisées ? « Admettons » (car c’est peut-être inadmissible mais les morts et les exodes de civils ailleurs en Libye le sont tout autant) que qui voudrait manifester ou se livrer à des coups de mains armés à Tripoli serait brutalement réprimé : ne serait-ce point déjà le cas ? Les opposants à Kadhafi de Tripoli sont dans la clandestinité ou se manifestent déjà, très sporadiquement ; moins, peut-être, que les FTP-MOI à Paris en 1943. On le conçoit bien.

Verrait-on les Tunisiens, les Égyptiens, redescendre dans les rues et sur les places pour hurler à la trahison, au « lâchage » de l’Otan, de l’Amérique, à l’impérialisme déconfi ?

Croit-on vraiment que tous les « talibans » d’Afghanistan et du Pakistan sont restés des tenants du fondamentalisme musulman le plus draconien ? On ne peut exclure évidemment que les règles désormais ancestrales du Patchounistan, confortées par une interprétation particulière de textes mahométans, seront réinstaurées : elles le sont déjà hors de Kaboul et des grands villes.

Une donne a évolué. L’imposture des prétextes humanitaires dissimulant des visées intéressées va devoir être plus hautement invoquée que la lutte contre le terrorisme des intégristes musulmans. Parce qu’il devient de plus en plus difficile de réduire l’ensemble des combattants, des terroristes – fussent-ils sincèrement musulmans – à la caricature de ce que certains d’entre eux sont vraiment. Imposture et « mensonge de Dieu » (qui n’est pas que l’Allah des mahométans, mais aussi le Gott, le Bon Dieu, un God ou quelques autres… dans le roman de Mohamed Benchicou).

Il faut savoir l’écrire avec des gants. D’où, possiblement, le titre remanié de l’article de Robert Fisk. Peut-être plus des moufles, pas encore des gants de boxe, les mitaines ajourées conviennent déjà mieux. Oui, propagande et contrepropagande sont des mamelles au lait amer. Le surdosage d’édulcorants à base de vergeoise et d’édulcorants de synthèse (difficile, donc, à analyser, fragmenter, reconstituer autrement), destiné à en atténuer le goût douteux, qui susciterait le doute, a valeur d’anesthésiant.

Robert Fisk, en citant le commentaire des Affaires étrangères iraniennes au sujet de la mort de Ben Laden, est parfaitement conscient qu’il en sera fait usage pour le targuer de soutien au régime des mollahs iraniens. Un prétexte, celui de la lutte contre le terrorisme d’Al-Quaïda, a fait son temps. Évidemment, Fisk et tout autre étant conscients que l’arrêt du terrorisme ne se décrète pas davantage que l’extinction de la paupérisation, n’est pas un naïf. Peut-être faudrait-il se poser la question : le terrorisme va-t-il être entretenu par d’autres moyens ?

En Libye, le néoconservateur et faucon McCain ainsi que Bernard-Henri Lévy clament que malgré la présence d’islamistes (si marginaux ? seul l’avenir l’établira…) au sein et aux côtés du Conseil national libyen, les Libyens n’ont à faire qu’avec de parfaits démocrates. Acceptons-en l’augure. Comme chacun sait et constate, être démocratiquement élu n’empêche jamais de mener des actions antidémocratiques et de soutenir des visées qui ne profitent qu’aux mêmes, au gré d’alliances, d’accords, d’arrangements. De même voit-on Moussa Koussa, un temps encouragé à faire défection, menacé d’arrestation internationale du fait qu’il est à présent estimé inutile, ou superflu. Mais non pas évidemment Moustapha Abdel Jalil, que les Bulgares verraient bien traîné devant un tribunal international ou une cour de justice. Idem pour la provisoire re-virginisation de Laurent Gbagbo auquel son hymen forcé avec Ouattara accorde un sursis.

Au fait, à Benghazi, c’est désormais le colonel Abdallah Shweiter, 26 ans, officier de la police de Kadhafi entré en dissidence, qui assure le commandement des forces de police. Le nouveau label de la Sécurité nationale orne les nouveaux uniformes noirs des forces de l’ordre. En 1942, Maurice Papon était un peu plus âgé : il avait déjà 32 ans. Il y aurait aussi des « cellules kadhafistes » à Benghazi, disent les insurgés après l’explosion d’un véhicule piégé dans la ville, blessant deux personnes.

À Rome, ce jeudi, à Paris bientôt si l’initiative de Nicolas Sarkozy se concrétise pour organiser une conférence des amis et « futurs amis » de Benghazi (en version originale : « de la Libye »), il sera tenté d’appeler du pied de nouveaux dissidents. Les rares ingénieurs spécialistes du nucléaire, les militaires loyalistes chargés du contre-terrorisme sont sans doute prioritairement les bienvenus, comme assurément des intermédiaires financiers. La Turquie devrait dévoiler à Rome un compromis visant à l’instauration d’un cessez le feu. L’envoyé spécial de l’Onu à Benghazi le préconise aussi. Eh oui, Total, Eni (Italie), Repsol (Espagne) s’impatientent. Le nombre des opérations aériennes au-dessus de la Libye a dépassé les 5 000 (« rien que » 161 le 3 mai dernier). Selon la Suisse, sur plus de 600 000 réfugiés, 30 000 seraient en Europe. Depuis dimanche, il y a eu près de 10 000 nouveaux réfugiés en Tunisie, pour l’Égypte, on ne sait trop… D’un côté, la Secopex (officine majoritairement française de mercenaires via sa filiale CSA international) aurait chargé Robert Dulas d’organiser un contingent de « conseillers ». De l’autre, l’envoi de troupes au sol est de nouveau réfuté par Paris et Londres.

En Italie, l’ancien juge anti-corruption Antonio di Pietro, fondateur du Parti des Valeurs (centre-gauche libéral), député, a considéré que les opérations en Libye constituaient un « acte de guerre » et une « entreprise absurde ». C’est vite formulé. C’est le seul, en Italie, à l’exprimer au parlement.

Au tout récent « point de presse » du ministère français des Affaires étrangères (en début d’après-midi), la question a été posée : « Est-ce que la France serait prête à terminer son intervention militaire en Libye même si le colonel Kadhafi était toujours au pouvoir ? ». Réponse évasive du porte-parole renvoyant à la résolution 1973 et rappelant « que ce n’est pas la France qui mène une opération militaire en Libye mais la communauté internationale. ». La réponse dépendrait donc de cette fameuse « communauté internationale » qui est loin d’être unanime. Pour le moment, au cas où vous vous en sentiriez membre individuellement, il n’est toujours pas question de vous demander votre avis… Mais vous pourrez sans doute répondre à un sondage en ligne sur les conséquences de la mort de Ben Laden. Bonnes supputations…