Q – Vous êtes tous les deux des enfants de 1968. Quelles implications cette filiation a-t-elle eues dans votre conception de la politique étrangère ?
R – M. Fischer – Si je pense à la discussion très difficile que nous avons eue sur les Balkans dans les années 1990, sur les valeurs de l’internationalisme, sur les Droits de l’Homme, le mouvement de 1968 a joué un rôle très important. Si vous ajoutez le terrible héritage du national-socialisme et de la Shoah, ma manière de voir le problème du Proche-Orient a été très influencée par cette histoire allemande. Au-delà du politique, 1968 a été un mouvement transnational, avec des racines nationales, mais avec des ramifications internationales. Mon rapport aux Etats-Unis a été marqué par cette période, la révolte étudiante, la lutte contre la guerre du Vietnam, mais aussi la conviction qu’il ne faut pas se taire devant les puissants. A quoi j’ajouterai la découverte de l’Europe.
R – M. Kouchner – Pour ma génération, l’internationalisme date de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie et ensuite contre la guerre du Vietnam. Mais pour nous, en France, 1968 a été une année plus « nationale » que pour les Allemands. Nous étions très centrés sur les problèmes français. J’ai pensé alors que c’était le dernier exercice de style des espérances révolutionnaires. Je suis parti fin août-début septembre pour le Biafra, où il y avait des massacres d’enfants ; c’est là que j’ai découvert la réalité du monde. J’ai découvert les vrais autres, ceux qui étaient dans le besoin et qui nous attendaient. Jusqu’en 1968 – et c’est pour cela que c’est une date charnière -, nous avions cru qu’il fallait changer le monde avant de s’intéresser aux hommes. Que le tiers-monde attendait le socialisme pour se réaliser. Nous avons découvert que, au contraire, il fallait peut-être aider un homme plutôt que vouloir les sauver tous tout de suite.
Q – Si l’on fait un saut de trente ans, en 1998, pour Joschka Fischer, quarante ans pour vous, que reste-t-il de cette expérience de 1968 dans votre pratique quotidienne de la diplomatie ?
R – M. Kouchner – S’intéresser aux hommes, au moins autant qu’aux régimes, respecter bien sûr la représentation politique, mais être proches de la vie quotidienne, de la condition des hommes et des femmes. Mon expérience de terrain, sur trente ou trente-cinq ans, me sert considérablement. Il faut du temps pour faire comprendre que les sentiments, la vie quotidienne, la pauvreté massive sont aussi importants que les positions politiques. Si je n’avais pas commencé en septembre 1968 en Afrique, je n’aurais pas cette attitude.
R – M. Fischer – Il est très important pour moi de prendre en considération en même temps la sensibilité pour l’individu et les processus historiques. Si l’on regarde les défis de la politique étrangère, on ne peut les comprendre sans se référer à l’histoire. Et, au-delà de l’histoire, à l’importance de l’individu, avec l’oppression, la souffrance, mais aussi les droits. Autrement dit, la transition d’un monde fondé uniquement sur la puissance à un ordre international fondé sur le droit, dans lequel le droit des Etats soit de plus en plus complété par le droit des citoyens. C’est l’évolution la plus importante, au moins dans la période pendant laquelle j’étais ministre des Affaires étrangères.
Avec le retour en Europe de la guerre, du racisme, et même une forme de fascisme, cette évolution était amorcée mais pas encore complètement comprise. Aujourd’hui c’est différent. Et là arrive ma compréhension de l’histoire, celle d’un soixante-huitard de gauche imprégné de Marx et de Hegel, qui croit qu’il existe toujours des nécessités objectives. Au cours des vingt ans à venir, on verra que les systèmes autoritaires ne fonctionnent plus. Les économies modernes et les sociétés civiles fondées sur le savoir ne les toléreront plus. Ce sera le cas en Russie et en Chine. D’autres régions du monde vont également le comprendre. La question des Droits de l’Homme n’est pas seulement une question d’ordre moral mais de rationalité et de capacité de fonctionnement. Y compris pour le système international.
R – M. Kouchner – Optimiste tout ça ! En attendant cette période bénie, nous assistons à un regain de nationalisme, à des luttes religieuses exacerbées et à des oppressions qui ne disparaissent pas facilement. Sur le fond, dans dix ou vingt ans, d’accord, peut-être, j’espère… Pas sûr. Parce que, pour l’heure, les Droits de l’Homme sont mis en cause par la globalisation. Je suis d’accord que, plus tard, les Droits de l’Homme s’imposeront non pas seulement par la morale et l’idéologie, mais comme une nécessité humaine. Ce n’est pas demain la veille. Pour le moment, le terrorisme persiste, comme l’islamisme, qu’il ne faut pas confondre avec le terrorisme… Tous ces dangers sont devant nous.
R – M. Fischer – A propos du terrorisme islamiste, il faut se pencher sur les causes. Bien sûr, il faut le combattre. Mais pour pouvoir le combattre efficacement, il faut en comprendre les raisons. Nous voyons des sociétés confrontées à trois défis : l’héritage d’un empire disparu, l’empire ottoman ; l’héritage du colonialisme européen et la recherche de voies spécifiques vers la modernité. Le grand problème est qu’il n’y a pas de modèle de modernisation réussie. Au sein de la culture islamique, il n’existe pas une voie particulière vers la modernité. La Turquie est une exception positive.
R – M. Kouchner – Je ne suis pas d’accord. Je pense que l’utilisation de la religion est pour beaucoup dans le refus de ce monde moderne. Je crois que c’est vraiment une supercherie intellectuelle, une dénaturation, une déviation de la religion islamique qui, avec le Coran, offre peut-être des facilités pour que ces déviations soient populaires. Je pense profondément que la majorité des musulmans a peur de manifester son désaccord avec l’extrémisme. La façon dont certaines tendances religieuses permettent à des « petits » hommes d’avoir le pouvoir sur leur mère, puis sur les femmes de la famille, puis sur leur rue, est effrayante et un jour sera dépassée. Cela interdit à l’immense majorité des fidèles, des islamistes que j’appelle modérés, de se manifester.
Il faut aussi tenir compte, sans que cela soit un facteur décisif, de la pauvreté. Mais je refuse d’accepter que les assassins, ceux qui mettent des bombes à Alger, aujourd’hui, qui assassinent les Français en Mauritanie, qui ont organisé les attentats contre Benazir Buttho, qui sont les soutiens des talibans, tous ces gens soient l’expression nécessaire d’une crise de la modernité dirigés contre nous-mêmes et d’un besoin d’affirmer un monde différent.
R – M. Fischer – Je n’ai pas dit ça. J’ai dit : il y a des causes. Rechercher les causes ne veut pas dire les légitimer.
Q – Face aux régimes autoritaires, au terrorisme, au dévoiement de la religion, le message occidental est-il encore recevable ?
R – M. Kouchner – Recevable mais ni unique ni hégémonique. Le modèle européen est extrêmement important. Tout le monde demande l’Europe en croyant qu’il suffit de se mettre ensemble et qu’il n’y a pas de problèmes. Les dirigeants de l’Union africaine étaient récemment réunis à Addis-Abeba, ils n’avaient que le modèle européen à la bouche. Je suis sûr qu’il y a une attraction du modèle européen, qui n’est pas seulement politique, qui ne tient pas seulement à l’idée de fédération, l’idée de projets communs, l’idée d’une démarche commune, d’une défense commune mais aussi de valeurs communes, de valeurs culturelles communes, d’une protection sociale, de syndicats, de service public. Tout le monde y est très sensible. C’est très important de continuer à le construire. Aussi bien dans les pays du Golfe, il y a des idées de regroupements, de fédérations. Et on demande à l’Europe beaucoup plus qu’elle ne peut fournir. On demande même, par exemple, que l’Europe fournisse un calendrier de démarches mondiales à la prochaine présidence américaine. Et, d’ailleurs, nous allons y travailler. Il y a un vrai modèle occidental.
Et si l’on parle de l’unité du Maghreb ou de l’unité africaine, par exemple, c’est ce modèle qu’on a à l’esprit.
R – M. Fischer – Je suis d’accord que le processus de dépassement des souverainetés, sans pour autant gommer les différences, peut avoir un caractère exemplaire pour le XXIème siècle. Non pas pour la Chine, non pas pour les Etats-Unis, ou pour l’Inde, mais pour l’Amérique latine, pour l’Afrique.
Q – Vous êtes tous les deux des enfants de 1968. Quelles implications cette filiation a-t-elle eues dans votre conception de la politique étrangère ?
R – M. Fischer – Si je pense à la discussion très difficile que nous avons eue sur les Balkans dans les années 1990, sur les valeurs de l’internationalisme, sur les Droits de l’Homme, le mouvement de 1968 a joué un rôle très important. Si vous ajoutez le terrible héritage du national-socialisme et de la Shoah, ma manière de voir le problème du Proche-Orient a été très influencée par cette histoire allemande. Au-delà du politique, 1968 a été un mouvement transnational, avec des racines nationales, mais avec des ramifications internationales. Mon rapport aux Etats-Unis a été marqué par cette période, la révolte étudiante, la lutte contre la guerre du Vietnam, mais aussi la conviction qu’il ne faut pas se taire devant les puissants. A quoi j’ajouterai la découverte de l’Europe.
R – M. Kouchner – Pour ma génération, l’internationalisme date de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie et ensuite contre la guerre du Vietnam. Mais pour nous, en France, 1968 a été une année plus « nationale » que pour les Allemands. Nous étions très centrés sur les problèmes français. J’ai pensé alors que c’était le dernier exercice de style des espérances révolutionnaires. Je suis parti fin août-début septembre pour le Biafra, où il y avait des massacres d’enfants ; c’est là que j’ai découvert la réalité du monde. J’ai découvert les vrais autres, ceux qui étaient dans le besoin et qui nous attendaient. Jusqu’en 1968 – et c’est pour cela que c’est une date charnière -, nous avions cru qu’il fallait changer le monde avant de s’intéresser aux hommes. Que le tiers-monde attendait le socialisme pour se réaliser. Nous avons découvert que, au contraire, il fallait peut-être aider un homme plutôt que vouloir les sauver tous tout de suite.
Q – Si l’on fait un saut de trente ans, en 1998, pour Joschka Fischer, quarante ans pour vous, que reste-t-il de cette expérience de 1968 dans votre pratique quotidienne de la diplomatie ?
R – M. Kouchner – S’intéresser aux hommes, au moins autant qu’aux régimes, respecter bien sûr la représentation politique, mais être proches de la vie quotidienne, de la condition des hommes et des femmes. Mon expérience de terrain, sur trente ou trente-cinq ans, me sert considérablement. Il faut du temps pour faire comprendre que les sentiments, la vie quotidienne, la pauvreté massive sont aussi importants que les positions politiques. Si je n’avais pas commencé en septembre 1968 en Afrique, je n’aurais pas cette attitude.
R – M. Fischer – Il est très important pour moi de prendre en considération en même temps la sensibilité pour l’individu et les processus historiques. Si l’on regarde les défis de la politique étrangère, on ne peut les comprendre sans se référer à l’histoire. Et, au-delà de l’histoire, à l’importance de l’individu, avec l’oppression, la souffrance, mais aussi les droits. Autrement dit, la transition d’un monde fondé uniquement sur la puissance à un ordre international fondé sur le droit, dans lequel le droit des Etats soit de plus en plus complété par le droit des citoyens. C’est l’évolution la plus importante, au moins dans la période pendant laquelle j’étais ministre des Affaires étrangères.
Avec le retour en Europe de la guerre, du racisme, et même une forme de fascisme, cette évolution était amorcée mais pas encore complètement comprise. Aujourd’hui c’est différent. Et là arrive ma compréhension de l’histoire, celle d’un soixante-huitard de gauche imprégné de Marx et de Hegel, qui croit qu’il existe toujours des nécessités objectives. Au cours des vingt ans à venir, on verra que les systèmes autoritaires ne fonctionnent plus. Les économies modernes et les sociétés civiles fondées sur le savoir ne les toléreront plus. Ce sera le cas en Russie et en Chine. D’autres régions du monde vont également le comprendre. La question des Droits de l’Homme n’est pas seulement une question d’ordre moral mais de rationalité et de capacité de fonctionnement. Y compris pour le système international.
R – M. Kouchner – Optimiste tout ça ! En attendant cette période bénie, nous assistons à un regain de nationalisme, à des luttes religieuses exacerbées et à des oppressions qui ne disparaissent pas facilement. Sur le fond, dans dix ou vingt ans, d’accord, peut-être, j’espère… Pas sûr. Parce que, pour l’heure, les Droits de l’Homme sont mis en cause par la globalisation. Je suis d’accord que, plus tard, les Droits de l’Homme s’imposeront non pas seulement par la morale et l’idéologie, mais comme une nécessité humaine. Ce n’est pas demain la veille. Pour le moment, le terrorisme persiste, comme l’islamisme, qu’il ne faut pas confondre avec le terrorisme… Tous ces dangers sont devant nous.
R – M. Fischer – A propos du terrorisme islamiste, il faut se pencher sur les causes. Bien sûr, il faut le combattre. Mais pour pouvoir le combattre efficacement, il faut en comprendre les raisons. Nous voyons des sociétés confrontées à trois défis : l’héritage d’un empire disparu, l’empire ottoman ; l’héritage du colonialisme européen et la recherche de voies spécifiques vers la modernité. Le grand problème est qu’il n’y a pas de modèle de modernisation réussie. Au sein de la culture islamique, il n’existe pas une voie particulière vers la modernité. La Turquie est une exception positive.
R – M. Kouchner – Je ne suis pas d’accord. Je pense que l’utilisation de la religion est pour beaucoup dans le refus de ce monde moderne. Je crois que c’est vraiment une supercherie intellectuelle, une dénaturation, une déviation de la religion islamique qui, avec le Coran, offre peut-être des facilités pour que ces déviations soient populaires. Je pense profondément que la majorité des musulmans a peur de manifester son désaccord avec l’extrémisme. La façon dont certaines tendances religieuses permettent à des « petits » hommes d’avoir le pouvoir sur leur mère, puis sur les femmes de la famille, puis sur leur rue, est effrayante et un jour sera dépassée. Cela interdit à l’immense majorité des fidèles, des islamistes que j’appelle modérés, de se manifester.
Il faut aussi tenir compte, sans que cela soit un facteur décisif, de la pauvreté. Mais je refuse d’accepter que les assassins, ceux qui mettent des bombes à Alger, aujourd’hui, qui assassinent les Français en Mauritanie, qui ont organisé les attentats contre Benazir Buttho, qui sont les soutiens des talibans, tous ces gens soient l’expression nécessaire d’une crise de la modernité dirigés contre nous-mêmes et d’un besoin d’affirmer un monde différent.
R – M. Fischer – Je n’ai pas dit ça. J’ai dit : il y a des causes. Rechercher les causes ne veut pas dire les légitimer.
Q – Face aux régimes autoritaires, au terrorisme, au dévoiement de la religion, le message occidental est-il encore recevable ?
R – M. Kouchner – Recevable mais ni unique ni hégémonique. Le modèle européen est extrêmement important. Tout le monde demande l’Europe en croyant qu’il suffit de se mettre ensemble et qu’il n’y a pas de problèmes. Les dirigeants de l’Union africaine étaient récemment réunis à Addis-Abeba, ils n’avaient que le modèle européen à la bouche. Je suis sûr qu’il y a une attraction du modèle européen, qui n’est pas seulement politique, qui ne tient pas seulement à l’idée de fédération, l’idée de projets communs, l’idée d’une démarche commune, d’une défense commune mais aussi de valeurs communes, de valeurs culturelles communes, d’une protection sociale, de syndicats, de service public. Tout le monde y est très sensible. C’est très important de continuer à le construire. Aussi bien dans les pays du Golfe, il y a des idées de regroupements, de fédérations. Et on demande à l’Europe beaucoup plus qu’elle ne peut fournir. On demande même, par exemple, que l’Europe fournisse un calendrier de démarches mondiales à la prochaine présidence américaine. Et, d’ailleurs, nous allons y travailler. Il y a un vrai modèle occidental.
Et si l’on parle de l’unité du Maghreb ou de l’unité africaine, par exemple, c’est ce modèle qu’on a à l’esprit.
R – M. Fischer – Je suis d’accord que le processus de dépassement des souverainetés, sans pour autant gommer les différences, peut avoir un caractère exemplaire pour le XXIème siècle. Non pas pour la Chine, non pas pour les Etats-Unis, ou pour l’Inde, mais pour l’Amérique latine, pour l’Afrique.
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