Ahmed Ben Bella est décédé, annonçait l’agence de presse algérienne, alors qu’hier soir, dans la galerie parisienne Mailletz, avec quelques amis et proches, nous évoquions la mémoire d’un autre défunt, le Congolais Bolya Baenga… Coïncidence fortuite. Je regrette davantage Bolya, qui aurait peut-être su mieux que personne évoquer ce que le premier président de l’Algérie indépendante post-coloniale occidentale avait pu apporter à l’Afrique.  

J’ai peu de souvenirs de Ben Bella. Des articles de presse dans ma prime adolescence, puis rien, jusqu’à la guerre des Six Jours entre Israël et ses voisins. Avec Humbert Curcuru, mon compagnon de voyage, nous étions à la frontière entre l’Irak et la Syrie, dans une maison de thé désertée. Tout près, les réservoirs d’une raffinerie de pétrole irakienne finissaient de fumer, après un raid des Mirage israéliens. Le seul autre être vivant apparent à la ronde, un jeune homme de notre âge, dans les 16-17 ans (les routards étaient précoces en 1967), qui nous apportait un soda, nous désigna la photo d’un autre jeune homme, affichée contre la paroi derrière nous.

Who is he? Ignorant tout de l’Irak ou presque, nous étions bien en mal de répondre.
Avec une fierté souriante mais hautaine, un rien condescendante, notre hôte nous l’annonça en anglais.
Puis il a ajouta en français : « le Grand Ben Bella ! ». Nous, un Français hexagonal et un pied-noir tunisien, avions presque déjà oublié jusqu’à l’existence du principal négociateur algérien des accords d’Évian…

Deux années plus tard, avec Don Spence, autre routard de l’époque, j’étais sur la terrasse du grand hôtel Aletti d’Alger. Je voulais réaliser un entretien avec Eldridge Cleaver, un ex-Black Panther, qui avait raté sa reconversion dans la mode en France, dont il avait failli être expulsé, et qui était redevenu un hôte du gouvernement algérien. Il le devait peut-être à Malcom X, autre dirigeant afro-américain, qui prônait le retour des Noirs étasuniens en Afrique, et avait eu l’oreille de Ben Bella. Cleaver avait été longtemps hébergé par Houari Boumédiène, le successeur de Ben Bella après un coup d’État en juin 1965. De la politique panafricaine de Ben Bella, Boumédienne avait conservé le goût des intrigues complexes et l’emploi de personnages troubles (Cleaver donnait aussi dans le banditisme et divers trafics, pour résumer).
J’aurais voulu évoquer Ben Bella, tenter de savoir quel sort lui était réservé au juste (il était assigné à résidence, loin de tout), mais Cleaver – devenu une sorte de clochard de luxe n’ayant plus rien de céleste – nous fit faux bond.

Retour sur scène

Mon troisième souvenir est belfortain. Libéré en octobre 1980, Ben Bella vient en France, rameute des partisans, et peut-être sous l’influence de sa femme, Zohra Semalli, musulmane qu’on disait très pieuse, il tente de rallier autant les Algériens que d’autres Arabes musulmans, en s’appuyant sur le sentiment religieux pour faire revivre le panarabisme. La Maison du Peuple est submergée d’ouvriers et contremaîtres maghrébins, venus des usines Peugeot de Mulhouse et Sochaux, et d’autres. Les gardes du corps, nombreux, étuis garnis de lourds pistolets à la ceinture, nous empêchent de l’approcher. Avec le photographe du Pays de Franche-Comté–L’Alsace, Philippe Jechoux, nous finissons par courser à moto son cortège jusqu’à l’appartement d’un ex-porteur de valises.

C’est peu dire que Ben Bella m’a déçu. Regard fuyant, alignant des platitudes convenues, il m’apparut l’ombre du portrait de celui qui conservait de fervents admirateurs en Irak. Jean Lacouture ? L’ex-président ne se souvenait qu’à peine du journaliste français qui avait tant fait pour le populariser hors d’Afrique et du Moyen-Orient. J’ai à peu près tout essayé, avant que nous nous retirions avant de nous faire congédier.
Ben Bella avait sans doute raison de fuir les questions d’actualité : ce fut son dernier grand meeting en France, la France l’exila en Suisse où il se rabibocha avec Hocine Aït Ahmed, sans que rien de marquant n’en ressorte. C’était pourtant Ben Bella qui l’avait fait condamner à la mort, fin 1964, avant de le gracier.

Je ne sais si le « socialisme islamique » que voulait instaurer Ben Bella aurait pu prendre. Il n’est pas sûr que « l’islam aide à faire le socialisme » et le constat du contraire semble s’imposer : le socialisme est vu telle une menace pour l’islam par ceux qui prêchent que tout est dans le coran.

C’est un homme diminué qui finira en momie utile pour Bouteflika. Épithaphe de Mounir B., du quotidien algérien Liberté : « Ben Bella n’a jamais pardonné à personne et c’était ça son moteur jusqu’à tromper la mort avant qu’elle ne le prenne. ». D’autres se seraient peut-être laissés mourir… Ainsi, mais nous n’en savons rien, de Bolya…

Autre éthique

Je vous évoquerai de nouveau ce livre d’hommage, Bolya – nomade cosmopolite mais sédentaire de l’éthique, paru au Québec aux éditions mémoires d’encrier. Quinze personnes, auteures ou écrivains d’occasion ou essayistes, universitaires, simples pérégrins du quotidien proche ou lointain de feu Désiré Pierre Bolya Baenga ont voulu confier à Françoise Naudillon non pas un dernier, ultime hommage, une évocation sous forme de pierre tombale à ne plus soulever, mais de premiers témoignages de sa mémoire et de sa postérité.

Mentionnons les quatorze plus notoires : Louis Bertin Amougou, Hédi Bouraoui, Odile Cazenave, Yves Chemla, Louis Dessout, Jean-Pierre Magnes, Elikia Mbokolo, Jean Metellus, Boniface Mongo-Mboussa, Julie Mukendi, Françoise Naudillon, Silvia Riva, Thomas C. Spear.

Économiste recalé, car trop décalé, par la rue Saint-Dominique, auteur non de polars, mais plutôt de romans noirs, Bolya aurait peut-être pu être une sorte d’Edgar-Faure congolais si Mobutu n’avait pas évincé son père, Paul Ifekwa Lobok’été Bolya, père de l’indépendance congolaise.

Je ne sais si, avec la disparition de Ben Bella, une page est tournée, et si avec celle de Bolya une autre s’ouvre. Je me prends à espérer qu’il en soit ainsi. Bolya avait beaucoup pardonné, sauf sans doute à lui-même, de n’avoir su mieux convaincre. Souhaitons que cela viendra… pour les Africains comme pour nous-mêmes.