C’est le caillou dans notre chaussure. Une balle de jokari dont la politique belge ne parvient pas à se débarrasser. La voilà qui revient. Un retour en arrière pour saisir ce curieux problème. Les Belges disent souvent ne rien y comprendre. Pourtant, et pourvu que l’on écarte les péripéties politico-juridiques qui lui sont liées, le problème de l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde est plutôt limpide.
Pour bien le saisir, il faut remonter aux sources du Royaume et évoquer deux des combats majeurs du mouvement flamand. Le premier : la reconnaissance du néerlandais comme langue officielle. L’autre : faire de la Flandre un espace unilingue flamand. Quand ils jettent les fondations de l’État belge, à la fin 1830, les premiers dirigeants du pays font du français la (seule) langue nationale. Pour eux, cela va de soi. Le français est la langue de l’élite – et ses dirigeants en sont issus.
À leurs yeux, le français a pour vertu d’être une langue internationale et d’être homogène – à l’inverse de ce flamand, émietté en quantité de patois. Il se dit aussi qu’une seule langue officielle favorisera l’unité nationale et que, à l’inverse, en reconnaître deux diviserait ce royaume naissant et fragile. C’est dit, donc : en dépit d’un rapport démographique favorable aux Flamands, la Belgique aura pour seule langue officielle le français. Ce privilège suscite l’émergence, dès 1840, d’un mouvement flamand. Son combat pour la reconnaissance du néerlandais butera longtemps contre l’entêtement de l’élite francophone. Mais une autre lutte va l’épauler. C’est celle réclamant l’élargissement du droit de vote, portée par les libéraux et socialistes. Jusqu’ici, le droit de vote a été réservé à l’élite. En 1893, le législateur l’élargit à tout Belge de sexe masculin. D’un coup, le corps électoral est multiplié par dix (de 136.000 électeurs à 1,3 million). Même « tempéré » (des Belges disposent de deux ou trois voix, selon leur statut et leur fortune), ce suffrage (presque) universel ouvre les portes du parlement à la revendication flamande. Et l’effet est quasi immédiat. Le 18 avril 1898, la « loi d’Egalité » accorde au néerlandais la même valeur (juridique) que le français. Cette victoire n’apaise pas le mouvement flamand. Si le néerlandais est désormais une langue officielle, à l’égal du français, les Flamands souhaitent l’imposer comme langue dominante sur le sol flamand.
Ce combat n’a rien de symbolique. Il s’agit que le néerlandais s’impose, en Flandre, comme la langue d’usage dans les administrations, les tribunaux, les écoles, l’armée. Encore faut-il le situer, ce sol flamand. Ici, le mouvement nordiste obtient un premier résultat en 1921, quand le législateur établit que le néerlandais sera désormais la langue officielle dans les provinces flamandes, que le français sera désormais la langue officielle dans les provinces wallonnes et que Bruxelles sera région bilingue. De facto, ce texte trace une frontière linguistique que le législateur de 1921 souhaite… souple. Tous les dix ans, un recensement linguistique offrira ainsi aux communes situées le long de la frontière de changer de bord. Aussi, les communes comptant une minorité linguistique de 20 % pourront accorder des « facilités » administratives à la minorité en question. En 1932, une loi confirme l’affaire. Confirme l’unilinguisme de chaque région (sauf Bruxelles, bien sûr). Confirme le système des facilités (on relève juste la barre à 30 %). Et confirme la possibilité d’adapter la frontière linguistique aux évolutions démographiques que pourrait révéler le fameux recensement décennal. Le premier recensement linguistique est organisé en 1947. Ce sera aussi le dernier. C’est que ses résultats, qui ne seront rendus publics qu’en 1954, gênent la Flandre – et fort. En vertu de ce recensement, trois communes flamandes (Berchem, Evere, Ganshoren) passent à Bruxelles et quatre communes flamandes situées en bordure de Bruxelles (Crainhem, Drogenbos, Linkebeek, Wemmel) obtiennent les facilités. Et là, la Flandre voit le coup venir : de recensement en recensement, Bruxelles va s’élargir (à son détriment) et, par ailleurs, les francophones, en venant s’installer en Flandre, se mettront à réclamer (et obtenir) des facilités. Pour les Flamands, ce risque de « tâche d’huile » (de « francisation » de la Flandre) est insupportable.
À l’été 1961, le législateur efface donc le système du recensement. Et en 1962, le ministre de l’Intérieur Arthur Gilson dessine une nouvelle frontière linguistique. Le recensement linguistique ayant vécu, la frontière en question est désormais figée. Plus question qu’elle puisse bouger. On identifie, le long de la frontière linguistique, une trentaine de communes devant bénéficier de facilités (ici en faveur de minorités francophones, là en faveur de minorités flamandes, là-bas en faveur de Germanophones). Et contrairement à ce qui avait été imaginé en 1929 et 1932, cette liste ne pourra pas évoluer. Figée, elle aussi. À ce stade, le mouvement flamand est apaisé. À deux exceptions près. Pour les francophones, les facilités sont définitives. Pour les Flamands, elles sont temporaires – elles ont été accordées pour offrir aux minorités le temps de s’intégrer. Deuxième pépin : l’arrondissement (électoral et judiciaire) de Bruxelles-Hal-Vilvorde. Depuis la création du pays, la province de Brabant est découpée en trois arrondissements (Bruxelles-Hal-Vilvorde, Louvain et Nivelles). BHV couvre les communes de Bruxelles et 35 communes du Brabant flamand. Les travaux de Gilson sont pour la Flandre l’occasion d’exiger la scission de BHV – elle fait valoir que cet arrondissement, à la différence de tous les autres, est traversé par la frontière linguistique. Mais les francophones obtiennent son maintien. Ils refusent de « lâcher » les francophones vivant à Hal-Vilvorde. Ils voient aussi dans le maintien de BHV une compensation à l’enfermement de Bruxelles dans son « carcan » de 19 communes. Les Flamands cèdent. Mais BHV reste, pour eux, une tache. Une incongruité incompatible avec leur souhait d’un territoire linguistiquement homogène.
Le contentieux BHV démarre donc avec la fixation de la frontière linguistique. Mais sur le moment, les esprits s’échauffent assez peu. D’autres combats, d’envergure, s’engagent, comme celui du fédéralisme dont on jette les bases en 1970 lors de la première réforme de l’État. En 1978, Leo Tindemans tente d’accorder chrétiens, socialistes, FDF et Volksunie autour d’un vaste accord institutionnel. Ce pacte d’Egmont, qui ambitionne d’amplifier la réforme de l’État de 1970, tente aussi de vider tous nos différends communautaires. Il consacre donc un chapitre à BHV. On prévoit de scinder l’arrondissement. En compensation, les francophones de 13 communes de Hal-Vilvorde pourront, s’ils le veulent, fictivement s’inscrire dans une commune bruxelloise et ainsi conserver une série de droits (comme celui de voter, aux élections, pour les listes déposées à Bruxelles) ainsi que des facilités dans les domaines administratifs, judiciaires, fiscaux. Le pacte d’Egmont meurt dans l’œuf. À cause de BHV. Les compensations offertes aux francophones sont jugées excessives. On est en 1978. Pendant une dizaine d’années, le pugilat Nord-Sud se centre sur la profondeur à donner au régionalisme, sur le statut de Bruxelles. En 1992, la balle du jokari nous revient. Jean-Luc Dehaene engage alors la quatrième réforme de l’État. À cette occasion, il découpe la province de Brabant en deux (il y aura désormais un Brabant flamand et un Brabant wallon – l’enclave bruxelloise échappant désormais à l’institution provinciale). Cette réforme rouvre le dossier BHV car elle souligne, rappelle, la singularité de cet arrondissement à cheval sur deux entités.
La Cour d’arbitrage est saisie par les nationalistes flamands. En 1994, elle valide le maintien de BHV. En 2002, la majorité arc-en-ciel de Guy Verhofstadt retouche les arrondissements électoraux pour les scrutins législatifs. Il leur donne, à tous, la taille d’une province, à l’exception des arrondissements de Louvain et BHV. La Cour d’arbitrage est saisie par les nationalistes flamands. Elle tranche en 2003. Contrairement à l’arrêt de 1994, elle estime que la paix communautaire ne justifie pas que les électeurs soient soumis à des régimes divers. Elle ne conteste pas l’idée qu’un arrondissement puisse s’étaler sur deux régions ; formellement, elle se borne à noter que BHV est une singularité par rapport aux arrondissements de taille provinciale. Cet arrêt, en tout état de cause, enflamme le Nord qui, abusivement, lit l’arrêt comme un appel à la scission. En 2005, Verhofstadt tente un armistice. Celui-ci s’inspire du pacte d’Egmont. Et flanche pour la même raison : Spirit (ex-VU) coule l’affaire à cause des concessions accordées aux francophones en échange de la scission. Pendant la campagne électorale de 2007, les partis flamands font de la scission de BHV une priorité. À l’été qui suit, chargé de former un gouvernement, Yves Leterme tente d’apporter une « solution négociée » – comprenez : on scinde BHV moyennant des compensations aux francophones. Mais il lambine, s’enlise et ne peut empêcher une série de députés flamands (dont un certain Herman Van Rompuy) de déposer à la Chambre des propositions de loi scindant BHV sans concessions. En novembre 2007, ces élus passent en force et votent la scission en commission de la Chambre.
Ce vote est aussitôt neutralisé par les autres parlements, invoquant un conflit d’intérêt. On en est là. Deux ans plus tard, après le Parlement de la Communauté française, le Parlement wallon, la Cocof, le Parlement germanophone devrait ce lundi enclencher un quatrième conflit d’intérêt, manœuvre destinée à donner un nouveau rabiot au gouvernement pour trouver un terrain d’entente. Jouable ? Scission il y aura : BHV est (avec les facilités) la dernière bataille du combat flamand pour un territoire unilingue et parfaitement unilingue. Mais une scission sans compensation est inimaginable – BHV est (avec les facilités) l’un des derniers éléments « poreux » de la frontière linguistique, et la scission sans condition de l’arrondissement passerait, côté francophone, comme la dernière étape avant l’éclatement du pays.