Je n’ai pas pour autant totalement décroché, mon stock résiduel n’étant pas tout à fait épuisé. Je note, non sans surprise, que la saveur des cigarettes conventionnelles ne me paraît déjà plus tout à fait la même. Mais un autre élément de surprise est que le fumeur (ou plutôt le « vapoteur » que je suis devenu) maîtrise le temps et ne le subit plus sur le tempo implacable de la vitesse de combustion spontanée du tabac ; une cartouche, pseudo-cigarette, peut donc durer facilement une demi-heure.

La première expérience s’avérant positive, je décide de jouer le jeu et m’empresse dès le jeudi 29 avril de passer commande (le stock, que je consomme pourtant « à l’économie » commence à toucher à sa fin). Afin d’amortir les frais de livraison sans pour autant forcer la dose (car je n’ai pour l’instant aucune idée de l’« autonomie » que me procurera un flacon de 10 ml), elle porte sur sept flacons de ce fameux e-liquide dont un, nouveau terrain d’expérimentation, parfumé à la vanille.

Hélas, j’ai négligé un détail : les retards de livraison dus au pont du 1er mai ; et lorsque mes yeux horrifiés découvrent la vacuité de la boîte aux lettres le 2, il se confirme que ma dépendance psychologique a simplement changé de terrain : je me rabats honteux et confus vers le bureau de tabac le plus proche. Maigre consolation : je n’ai même pas besoin de me faire violence pour n’acheter qu’un seul paquet, sans vraiment réaliser qu’il y a si peu de temps encore, j’aurais pris les quatre qui représentaient alors ma consommation hebdomadaire.

Je suis encore bien loin de ressentir les bénéfices promis par les sites dédiés à la promotion de l’arrêt du tabac : en toute sincérité, mon souffle ne me permettrait pas de danser davantage de rocks ou de salsas qu’auparavant et mon odorat tout comme mon sens du goût me semblent inchangés, ni pire, ni mieux. La toux n’a pas diminué pour la bonne et simple raison qu’elle était inexistante ; mon nez continue de couler à l’occasion (mais peut-être le glacial vent du Nord de cette étrange fin de printemps en est-il la cause, après tout ?) Seule « récompense » tangible : je ne subis plus de réflexions de mon épouse sur les odeurs qui m’accompagneraient, malgré tout le soin que je porte à ne pas faire subir mon tabagisme à autrui ; à l’inverse, elle estime même que ma nouvelle vapeur sentirait plutôt bon !

Mais je dois bien en convenir, le mieux-être annoncé n’est pas au rendez-vous. Tout au contraire, j’aurais même le sentiment diffus d’éprouver une vraie frustration ; plutôt que d’une simple « nostalgie de la cigarette », c’est d’autre chose de plus subtil qu’il s’agit : un peu comme si j’avais à faire l’impossible deuil du personnage que j’ai été plus de quarante années durant. Sentiment diffus pour moi, mais terriblement perceptible par mes proches, comme je ne tarderai pas à le découvrir à nos dépens respectifs … Car l’ambiance s’est sensiblement dégradée ; elle est même progressivement devenue franchement électrique, tournant au cercle vicieux insidieux. Fort heureusement, il se confirme que c’est bien en ces moments critiques que les véritables amis se manifestent et en l’occurrence, ils interviennent fort opportunément.

Quoiqu’il en soit, une sorte de nouvel équilibre psychologique (précaire, j’en ai bien conscience) s’est instauré. Que vaut-il sur le plan factuel ? Je tente de le quantifier en dressant mon bilan nicotinique. En quatre semaines, j’ai consommé deux flacons et demi de 10 ml dosés, en moyenne, à 10 mg. Que signifie ce chiffre et comment se compare-t-il à ma dose antérieure ? Là débute une longue quête, grand moment de solitude orchestré par le mutisme absolu des sites dits d’information (d’où les guillemets dont je les ai affublés plus haut). A force de pugnacité, je réussis à établir que le « 1mg » affiché de par la loi sur les paquets de la marque que je fumais signifie que chaque cigarette délivre 1 mg de nicotine. Quant au e-liquide, je finis par découvrir sur le site du distributeur que la mention « 10 mg » apposée sur le flacon signifie que son contenu est dosé à 10 mg/ml. En quatre semaines, j’ai donc reçu par ce vecteur environ 260 mg de nicotine, dose que je peux comparer avec celle délivrée par les quelque 320 cigarettes que j’aurais fumées sur la même période. Ma nouvelle consommation s’établit donc à 80 % environ de l’ancienne.

Et puisque l’heure est aux bilans, qu’en est-il sur le plan financier ? J’économise les 21,60 euros hebdomadaires dont je faisais bénéficier Imperial Tobacco, après qu’il eut racheté Altadis ; l’ancien, tout comme le nouveau propriétaire n’omettant de reverser à l’État ni la TVA (3,54 euros), ni les taxes spécifiques sur le tabac … En contrepartie, j’ai réalisé l’investissement initial pour mon PCC (65,85 euros, frais de port compris) et financé le e-liquide à hauteur de 43,90 euros (pour une livraison de sept flacons à 5,80 euros l’unité, frais de port compris). Sur cette base, mon investissement a été amorti dès les premiers jours de juin, un mois seulement après le début de l’expérience.

Mais il y a d’autres consommables, dont les cartouches ; en effet, le liquide y est stocké par une sorte de coton synthétique qui se dégrade progressivement sous l’effet de la température ; il convient donc de les remplacer périodiquement. Le coût n’en est pas très conséquent : 2,55 euros par lot de cinq. De même, les atomiseurs sont (honnêtement) présentés comme des éléments fragiles, probablement la source des problèmes de fiabilité mentionnés par ma collègue ; il conviendra donc d’anticiper d’éventuelles défaillances, à raison de 5,99 euros pièce. Enfin, pourquoi la batterie serait-elle éternelle ? Il serait donc prudent d’envisager son remplacement disons, une fois par an (10,90 euros). Frais de port non compris dans tous les cas ; il faudra donc procéder à une gestion des stocks, avec optimisation des livraisons (là aussi, il convient de noter que le site du fournisseur évoque très honnêtement la question).

Globalement, le bilan devrait se solder par un gain légèrement supérieur à 800 euros au bout d’une année pleine. Une bonne surprise que je reçois comme un plus car, la motivation (ou plutôt la contrainte imposée de l’extérieur) étant d’ordre médical, mes neurones étaient prédisposés à accepter que la diminution du risque ne soit pas gratuite …

Encore que rien, objectivement, ne me garantisse ladite diminution : interrogé sur ce point, mon médecin généraliste s’est déclaré sans opinion et les sites d’information n’accordent pas la moindre ligne à la « cigarette électronique », qu’ils ignorent superbement. C’est donc ailleurs qu’il me faudra enquêter pour vérifier si le « remède » ne serait pas pire que le mal !

A l’occasion d’une IRM préludant à la consultation de contrôle, l’idée me vient de m’informer sur une éventuelle consultation de tabacologie au sein même de l’hôpital ; bien m’en prend, car il en existe bel et bien une : je demanderai donc au neurologue de me recommander à son confrère. Pourtant, je découvre, non sans stupeur, qu’elle en est totalement ignorante et comprends du coup pourquoi elle n’a pas eu le réflexe de m’orienter vers lui dès mon séjour dans son service, ou au pire au moment de ma sortie. Et je réalise aussi que malgré son indéniable compétence technique, il lui manque encore aujourd’hui ce qu’elle n’aura acquis qu’au terme de dix ans supplémentaires : une dizaine d’années d’expérience !… En insistant un peu (beaucoup), je finis par obtenir les coordonnées de ce praticien.

Rendez-vous est pris dans la foulée pour la première consultation disponible : le surlendemain 18 juin (ce qui me laisse à supposer que les patients ne se bousculent pas pour répondre à son adresse …). Je m’y rends d’ailleurs avec un espoir circonspect : je sais par expérience que la matière étant à forte dominante psychologique, je ne m’y investirai sans réticences que si le courant passe vraiment et je redoute instinctivement de me trouver confronté à un ayatollah doctrinaire et dogmatique. Par bonheur, c’est tout l’inverse qui m’attend : quelqu’un d’attentif et d’écoutant, quelqu’un qui ne m’assomme pas de lieux communs (« le sevrage ne dépend que de votre seule volonté … »), quelqu’un même qui me déculpabilise en évoquant le caractère (involontairement ?) manipulateur des campagnes d’« information » (les guillemets, toujours …).

Quelqu’un aussi qui va répondre sans ambages à mes questions « techniques ». Oui, la mention « 1 mg » se rapporte bien à la dose en nicotine de chaque cigarette, mais mesurée de surcroît à la « machine à fumer », ce qui lui ôte pour une grande partie toute signification. Au demeurant, la nicotine n’est responsable sui generis d’aucune affection ; elle est « seulement » la cause de l’addiction et le tableau d’irritabilité extrême que je lui décris l’amène à conclure que je suis probablement « en manque ». Il me prescrira les patches les plus légers qui soient commercialisés ; « commercialisés » est d’ailleurs bien le mot qui convient, car il m’en coûtera plus de 85 euros pour un mois (les campagnes de sensibilisation ne recéleraient-elles pas quelque hypocrisie ?) !… Dosés à 7 mg/24 heures, ils contribueront à eux seuls, en ordre de grandeur, pour autant que mon ersatz électronique.

Pas plus que mon médecin référent, il ne dispose d’aucune enquête médicale à ce sujet. Il ne jette pourtant qu’un œil rapide, presque distrait, sur la composition du e-liquide que j’ai téléchargée à son intention sur le site du fournisseur, parce qu’il sait que n’y figurent pas les quelque 4.000 substances plus ou moins cancérigènes recensées dans les cigarettes conventionnelles, dont les « agents de texture et de saveur » ne sont pas les moindres. Pas de goudrons, puisque qu’il n’y a pas de résidus de combustion ; et pas non plus de monoxyde de carbone, qui se forme à très haute température. Concernant ce dernier, il confirme une information que j’ai déjà lue ça et là, mais sans la comprendre : je ne suis pas stupide au point de ne pas savoir la gravité des intoxications qui défrayent parfois la chronique, mais je ne saisis pas comment la combustion du tabac d’une cigarette pourrait en dégager une quantité comparable à celle produite par des appareils de chauffage défaillants …

Il se livre alors à un exercice de vulgarisation salutaire dont les campagnes « d’information » feraient bien de s’inspirer. La nocivité du CO, m’explique-t-il, s’exprime via l’hémoglobine avec laquelle il forme la carboxyhémoglobine (COHb), un complexe stable de monoxyde de carbone et d’hémoglobine qui se forme dans les globules rouges lorsque du monoxyde de carbone est inhalé, et qui inhibe la délivrance d’oxygène au corps. Le taux normal est inférieur à 1,6 %, rapporté au total de l’hémoglobine. A partir de 20 %, des troubles se manifestent dans une large gamme qui commence aux malaises mais pouvant aller jusqu’à l’asphyxie ; chez le fumeur, on constate des taux pathologiques de l’ordre de 3 à 5 %, responsables en particulier de carences du pouvoir cicatrisant.

Sur le plan strictement médical, il n’est donc pas formellement opposé à la solution que semble constituer le substitut que j’ai choisi. Pourtant, nous discutons assez longuement d’un épisode survenu récemment avec la défaillance inopinée et subite d’un atomiseur ; pris au dépourvu, je n’ai vu d’autre recours que de passer une commande dans l’urgence et d’acheter un paquet de cigarettes, palliatif pour assurer l’intérim le temps que la livraison intervienne car je n’ai pu trouver aucun mode d’approvisionnement direct autre que via Internet.

Par parenthèse, cela demande une révision de la stratégie car je me promets désormais de disposer en permanence d’un exemplaire des pièces d’usure : au vaporisateur, dont je viens de faire l’amère expérience du rôle capital et névralgique, devra s’ajouter une batterie (j’en avais déjà eu l’intuition) mais aussi le PCC lui-même, sans oublier son chargeur secteur. Le bilan économique s’en trouvera altéré d’autant.

Mais au-delà, cela démontre que ce nouvel équilibre est de nature essentiellement instable et il m’invite à réfléchir à une stratégie gestuelle et comportementale de substitution. Ce sera le thème central de la prochaine consultation, fixée au 2 juillet, et à laquelle il souhaite que mon épouse soit associée, ce qu’elle accepte.

A suivre … (si vos commentaires le souhaitent, je vous tiendrai informés).

En forme de bilan d’étape à l’instant présent, j’aurais tendance à résumer les huit semaines écoulées en disant que je me fais un peu l’impression d’un tricheur (à la fois conscient et heureux de l’être) ayant réussi l’improbable amalgame de satisfaire aux injonctions du corps médical, tout en bénéficiant de la sympathie des non-fumeurs, mais sans perdre celle des fumeurs.

En tout cas, je sais désormais que le monde se partage en trois catégories (les non-fumeurs, les ex-fumeurs et les futurs ex-fumeurs) et que la seule stratégie d’arrêt du tabac durablement efficace est celle qui consisterait à ne jamais commencer !…