Insolite, voire ahurissant ! La collection Perspectives comparatistes des éditions Classiques Garnier a escamoté l’un de ses titres un mois seulement après parution. L’ouvrage, qui figurait encore sur le site des éditions Garnier vendredi 28 mai 2010, n’apparaît plus que sur le site des « caches » de Google. En fait, après coup et publication, puis diffusion on ne peut plus restreinte, l’ouvrage de l’universitaire Anne Larue, Fiction, féminisme et postmodernité a été estimé en substance « mal pensant » et nuisible à l’image de la collection ! Au final,  en juillet  2010, l’ouvrage figure de nouveau au catalogue de ces éditions (voir l’épilogue).


Il n’est pas du tout dans mes habitudes d’évoquer un ouvrage que je n’ai pas vraiment lu, encore moins de le chroniquer après un feuilletage trop rapide. Mais exclusivité fait loi… Je répugne fortement (et c’est une litote) à « piller » des auteurs en publiant de trop larges extraits de leurs œuvres à leur insu en prétextant du droit de citation. Il me semble toutefois nécessaire cette fois de « pomper » copieusement l’introduction de Fiction, féminisme et postmodernité – Les voies subversives du roman contemporain à grand succès. Ce qui me fait passer outre n’est certes pas que je fasse peu de cas des éventuelles remontrances de la chercheuse et enseignante universitaire Anne Larue, qui sait toute l’estime que la communauté des littéraires lui porte et la mienne en particulier . Mais sans ces quelques longs extraits, on comprendrait encore moins ce qui a pu piquer les éditeurs de Garnier qui avaient pourtant publié cette étude.

 

Le prière d’insérer, d’une rare sobriété, ne mentionne pas les autres éditeurs d’Anne Larue – notamment les regrettées éditions Talus d’Approche, de Mons –, et se borne à un court passage sur l’auteure : « Anne Larue est professeure de littérature comparée et médiation culturelle à l’université Paris 13. Elle a publié une douzaine d’essais sur l’art et la culture, parmi lesquels L’Autre Mélancolie. Acedia, Le Masochisme, ou comment ne pas devenir un suicidé de la société, Le Surréalisme de Duchamp à Deleuze, Une vie de Démocrite, ainsi qu’un livre grand public, La Femme est-elle soluble dans l’eau de vaisselle ? ».

 

L’avant-propos, intitulé « Yes, Wiccanes », débute très classiquement par un exposé du sujet…

« Le but de cet essai est de montrer comment la mémoire contre-culturelle du New Age, au sens positif du mot New Age, s’est maintenue à l’état de latence dans les best-sellers américains « de la déesse » – c’est-à-dire dans des romans de grande diffusion, écrits entre 1979 et 2003, qui traitent, directement ou indirectement, du féminin sacré symbolique. En 1979, Starhawk, célèbre néosorcière californienne et activiste politique, publie un best-seller qui lance dans les contrées du nord de l’Amérique le succès de ce qu’on appelle wicca : une « religion » néosorcière typiquement anglosaxonne, pétrie d’un féminisme à la fois essentialiste et traditionnaliste – mais féminisme quand même. Les wiccanes (et les wiccans) vénèrent la grande déesse et parfois son parèdre de moindre importance, le dieu cornu. Teintée de légendes celtiques et d’un culte nostalgique de la nature, la wicca fait du féminin un principe dominant. Tandis que les affiches urbaines dans le métro présentent des joueurs de ballon tout en muscles et des superhéros tout en Photoshop, la wicca, repliée sur son fantasme campagnard et ses rites clandestins, trouve sa source d’inspiration dans la fiction féminine à consonance mythologique. Elle est vécue comme une protestation contre l’ambiance masculiniste ordinaire des nos sociétés occidentales, patriarcales depuis 5 000 ans. »

 

Rien de particulièrement dérangeant : le nombre abondant des ouvrages évoquant des déités féminines des cultes vaudou ou candomblé et les rites et pratiques des sociétés issues de la traite négrière, des études féministes et sur le genre publiées dans un cadre académique par des féministes « hédonistes », témoigne que la recherche universitaire ne se cantonne pas à des champs excluant tout exposé de pratiques jugées parfois par ailleurs « sulfureuses ». De même, les littératures dites populaires (romans à l’eau de rose, romans noirs, voire publications pornographiques), donnent lieu à des investigations que publient les diverses presses universitaires.

 

Plus hardi a peut-être semblé le passage suivant… « L’optique dans laquelle j’ai exploré la wicca dans la fiction contemporaine à grand succès est celle du féminisme. C’est là un levier intellectuel incroyable : il soulève le monde, introduisant le ferment d’un doute salutaire dans nos convictions culturelles les plus ancrées. Grâce à une optique féministe, on commence à douter de la valeur absolue des hiérarchies qu’on nous impose comme absolument naturelles. On commence à suspecter une histoire secrète du monde, biffée ou maquillée par l’histoire officielle.

La tranquille historiographie, qui va paissant, si paisible, dans toutes les contrées de l’art, nous apparaît soudain pour ce qu’elle est : une attaque d’une violence inouïe, implacable, criminelle et globalement anonyme contre des pans entiers de culture jetés au bûcher. L’optique féministe dépasse largement la question des femmes elles-mêmes, largement la question des groupes opprimés ou marginaux, et même largement la question de l’humanité, cette forme de vie animale réputée supérieure qui s’est temporairement développée dans un petit coin du système solaire. C’est toute la culture, toute l’histoire, la représentation même du monde qui, avec une optique féministe, se trouvent remises en question. Toutes les pseudo-vérités basculent et succombent, emportant dans leur sillage cinq mille ans de patriarcat, quelques millénaires d’humains et de préhumains, et le peu qu’on aura pu connaître – pas grand-chose, somme toute – de quatorze milliards d’années d’Univers. »

 

Je ne commenterai pas. Ce n’est certes pas uniquement dans le domaine de l’art que l’historiographie telle qu’Anne Larue la qualifie « sucre » (censure ou édulcore) la marche du monde. On ne saura sans doute jamais combien de femmes copistes et auteures, religieuses ou laïques, ont été tenues pour quantités négligeables, combien de libraires-imprimeurs, depuis les incunables, ont été des éditrices composant et imprimant elles-mêmes. Mais, sous la direction d’Anne Larue, aux éditions Talus d’approche, j’ai au moins tenté d’évoquer ces femmes. Je le mentionne pour avertir la lectrice ou le lecteur de ma possible partialité : je remercie Anne Larue d’avoir publié Femmes & métiers du Livre (l’ouvrage est épuisé, j’envisage une édition revue et augmentée, je souhaite qu’Anne Larue me fasse l’amitié de ses conseils).

 

Beaucoup de critiques littéraires (ce que je ne suis nullement) renvoient constamment l’ascenseur, encensent des auteurs qui leur seront utiles (et l’incroyable, l’insensé succès des ouvrages de Bernard-Henri Levy m’incite à vous signaler au passage l’étude de Daniel Salvatore Schiffer, Critique de la déraison pure chez François Bourin éd.). Mais d’où que l’on puisse s’exprimer, la censure qui frappe Anne Larue est patente. Les faits sont les faits et voici ce qu’on en subodore.

 

Le livre d’Anne Larue chez Garnier a fait l’objet d’une sélection par un comité de lecture. Il a été tout à fait normalement publié, Anne Larue se pliant même à des corrections suggérées comme celle de ne pas employer le vocable anglais « best-seller », d’opter pour un « avant-propos » et non une introduction. Anne Larue affirme avoir procédé aux quelques modifications superficielles que s’est contenté de lui demander le directeur de collection, Bernard Franco. La communauté universitaire a signalé l’ouvrage (sur le site Fabula, notamment, mais en bien d’autres occasions), voire en a salué la pertinence.

 

J’aurais peut-être reçu cet ouvrage sur lequel je reviendrai ultérieurement mais Anne Larue n’a pas pu me le faire parvenir en l’état originel : c’est en ne voyant pas arriver une commande de dix exemplaires d’auteur qu’elle a commencé à s’inquiéter et s’informer. Qu’un éditeur ne puisse fournir des ouvrages vaut rupture de contrat mais signifie aussi que les exemplaires ont été pilonnés, détruits. Ou qu’on avait opté pour un court tirage rapidement épuisé. Bref, ce n’est pas chez les soldeurs que vous vous procurerez cette étude dont toute trace semble avoir disparu chez Garnier.

 

Le livre est, paru le 10 mai dernier mais dès le 26, Anne Larue a obtenu confirmation que les commandes n’en étaient plus servies et que le service commercial en bloquait la distribution. Selon un courriel reçu des éditions par l’auteure, c’est Claude Blum, Bernard Franco et Véronique Gély qui auraient décidé conjointement cette mesure pour le moins inouïe dans le monde éditorial. Véronique Gély aurait estimé que la collection ne peut inclure un livre dont le propos serait de nature à choquer une partie du lectorat habituel des éditions Garnier. Ce serait un essai « polémique » à la limite du sulfureux. Anne Larue estime avoir « posé la question qui fâche, le déni de mai 1968, devenu un épouvantail idéologique ». Mais ce n’est certes pas l’objet ou la centralité de cette étude, et ce n’est pas forcément l’appréciation de collègues de l’auteure, membres comme elle de l’association Modernité médiévales, qui avaient soigneusement relu le manuscrit avant envoi à l’éditeur, ni même le mien.

 

Anne Larue estime que « un homme ambitieux, qui se verra promu au rang de ministre, Luc Ferry, publie en 1985, avec Alain Renaut, La Pensée 68, haineux réquisitoire contre les philosophes des seventies. Par la même occasion, il lance contre le mouvement de Mai un type d’attaque qui sera souvent repris par la suite : à lire cela, il apparaît que les révolutionnaires de Mai 68 étaient en réalité des conservateurs rétrogrades et antihumanistes, individualistes forcenés, purs produits de la société de consommation. Ce genre d’attaque paradoxale, tissée de contre-vérités flagrantes, fera florès. Ce n’est donc pas un hasard si Jean Clair attaque en 2003 les surréalistes pour les désigner comme totalitaristes, tandis que Michel Lacroix s’est acharné à montrer que le New Age, loin d’être, comme on le croit, le fruit d’une pensée hippie, était en réalité tissé de noirs desseins nazis. » Je ne sais si Claude Blum, Bernard Franco ou Véronique Gély pensent de même, ou contrediraient en privé ces propos, et je ne sais pas non plus si les éditions Garnier sollicitent des aides à la traduction, des commandes publiques, des subventions pour des colloques qu’ils organisent. Je crains qu’une véritable trouille ait été instaurée dans le monde éditorial et des médias devant donner des comptes à des actionnaires ou des « facilitateurs ».  De fait, écrit aussi Anne Larue, «  les religions polythéistes se trouvent placées à un niveau plus bas, dans la hiérarchie des valeurs, que les religions monothéistes, dirigées par un dieu mâle blanc. Les convictions structurées par des oppositions binaires réputées indiscutables ont historiquement sous-tendu les rapports de force qui déterminent qui a le pouvoir sur la planète. » Le chanoine du Latran et protochanoine d’Embrun, protecteur, via son ministre de l’Intérieur des cultes, aurait-il des oreilles aux éditions Garnier ? Sans doute pas, car tout comme dans les rédactions, l’autocensure généralement est plus zélée que les membres des multiples cabinets et officines de Nicolas Sarkozy. La wicca, comme le druidisme, combien de divisions ? Les successeurs de Iossif Staline ont pu constater l’influence du Vatican et les pouvoirs politiques qui, comme en Grèce ou en Roumanie, confortent en les finançant les cultes qui leur rendent hommage, savent fort bien à quoi s’en tenir. Mais de ce point de vue, on a pu constater que les dictateurs noirs savaient aussi se concilier des cultes polythéistes, et que leurs protecteurs du monde occidental s’en accommodaient fort bien. Anne Larue estime que « nous vivons une époque de grand retour en arrière, de revanche masculine sur le féminisme – backlash. ».

 

C’est discutable, il peut en être débattu. Elle poursuit : « Malgré les réflexions de Jacques le Goff sur la “ barbarie douce ”, la “ violence douce ”, qui est pourtant la forme la plus répandue de violence, n’est pas conceptuellement envisagée. La montée de l’impérialisme marchand à la fin de la Guerre Froide, la mondialisation du matraquage publicitaire, le mépris renouvelé des femmes en Patriarquie Unie ne sont pas considérés comme des violences, mot réservé aux “ casseurs de banlieue ” et autres tigres de papier inventés par les gouvernants pour faire peur aux bourgeois. Nous baignons aujourd’hui dans la violence “ passive agressive ”, comme disent les Anglo-Saxons : affiches de pub, programmes de cinéma, produits mis en vente, horaires obsessionnels, conditions de travail nuisibles, rapports entre les sexes stéréotypés et misogynes, activité frénétique d’achat comme seule alternative collective à la souffrance de l’âme. Contre cette violence sans nom officiel, chacun rentre chez soi, se logue, et la wicca naît. ».

 

Mais comment Anne Larue pourrait-elle aborder son sujet sans situer son « accompagnement idéologique », son environnement, et tenter d’en analyser les sources ? Ce que ne peuvent désavouer les éditeurs de Garnier. Il lui aurait été suggéré d’édulcorer son propos en vue d’une éventuelle nouvelle édition remaniée. Elle s’y refuse, a pris contact avec un avocat spécialisé. Le premier tirage devait être de 650 exemplaires. Cela aurait suffi à l’Inquisition, avec un peu de soufre pour comburant, pour brûler une sorcière. Il faudra sans doute à présent beaucoup moins de combustible pour brûler la réputation des éditions Garnier…

 

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Quant à la réputation du Figaro et de l’équipe de modération de son site, restons mesurés : il est fort possible que toute mention d’un site extérieur motive le rejet des commentaires à paraître sur le site du Figaro. Les journalistes de ce quotidien sauront faire sans doute la part des choses… et faire état de ce « fait-divers » du monde éditorial français.

 

Sur Anne Larue, voir sa page Wikipedia : 

http://fr.wikipedia.org/wiki/Anne_Larue  

 

Une pétition en ligne a été lancée (à cette adresse
http://www.mesopinions.com/Non-a-la-censure-antifeministe-petition-petitions-c957f843067cba8b2f6c444a22643e04.html ).

Ces actions ont fini par influencer la suite de ce singulier épisode.

 

Épilogue
Fin août 2010, nous recevions d’Anne Larue ce qui suit :

« “J’ai le plaisir de vous indiquer qu’à la suite d’un accord intervenu avec les éditions Classiques Garnier et les deux directeurs de la collection Perspectives comparatistes, mon ouvrage Fiction, féminisme et post-modernité. Les voies subversives du roman contemporain à grand succès a été remis en vente le 25 juin dernier ”.
C’est la formule que j’ai le droit de vous adresser à présent, qui résulte d’un protocole transactionnel.

Le délai [Ndlr. entre le 25 juin et fin août 2010] s’explique par le règlement de l’affaire juridique. »

N.-B. – Les éditions Classiques Garnier sont distinctes des éditions GF-Flammarion (Garnier-Flammarion précédemment).