Elle déambule puis elle s’arrête, elle fait demi-tour, et repart, pressée, en ne cessant de marmonner. Est-elle attendue, en retard, s’est-elle trompée de chemin ? Mais qu’a-t-elle donc en tête ? Une histoire, son histoire. Elle s’est inventé un nouveau destin, s’y accroche à présent comme s’accrochent ses mains sur la rampe qui file le long du couloir.
Elle agrippe ma main, au passage, pour y poser un baiser. Elle m’offre un sourire, puis elle me suit des yeux. Qui suis-je pour elle, elle qui vit dans sa bulle, fragile et légère. Elle qui a juste besoin de reconnaître quelqu’un, elle qui n’y est pour rien.
Elle raconte, elle interroge, elle s’insurge, elle m’explique. Je me dis qu’elle affabule. Mais non. J’ai juste manqué le début de l’histoire, le début de la phrase, ou le mot de la fin. Parce que je n’étais pas là, parce que je n’étais pas née. Je ne sais pas, alors je ne comprends pas. Je suis juste là, à présent. Et elle m’appelle, m’interroge, m’explique, s’insurge….
Il lit le journal en inventant des mots. Il commente son actualité, une réalité de quiproquos. Il se croit encore au boulot. Il me dit « tu » en ajustant sa cravate. Je lui dis «vous », je l’ai vu nu mais je n’ai rien su. Ses pensées sont sans dessus dessous. Leur sens me sont interdits…
Elle mange avec les mains car elle ne se souvient plus. Qu’une fourchette est une fourchette, que ça s’écrit comme ça, que ça sert à ça, que ça se tient comme ça. Elle désapprend. Oui, elle mange avec les mains car elle n’a plus toute sa tête. C’est comme ça, et on ne sait pas comment ça se fait…
Il s’habille et met son tricot de corps. Il met du temps. Il lace ses souliers, puis après ils les chaussent. Il ne sait plus, ne sait plus l’ordre des choses. Il recommence car il se rend compte que ses talons sont dehors, que tout fout le camp. Il pose sur sa tête son chapeau de paille. Un temps de Toussaint, pourtant, mais le temps, hein… Avec le temps, tout s’en va…
Elle m’arrête et me sourit. « Dites, c’est bien demain que je pars » ? Comment la contredire ? Comment mentir ? Lui dire qu’elle n’est pas en villégiature, qu’elle n’a plus de voiture, qu’il y a des choses qui durent… Je m’en veux de la regarder dans les yeux. Je m’en veux d’espérer que sous peu, elle n’y pensera plus, je me dis qu’elle non plus ne peut lire dans mes pensées…
Il veut rendre visite à son père… Ce matin, c’est son petit fils qui est venu. Il ne s’en souvient déjà plus. Mais son père, lui, est encore là, encore bien vivant, pour lui, lui qui vit dans le temps d’avant. Un temps dont il se souvient encore, un tant soit peu…
Quand ils s’assoupissent dans leur fauteuil respectif, la bouche ouverte, les bras ballants, l’air abandonné, Ils sont alors comme tous ces gens « d’un certain âge » qui s’oublient parfois et qui ne se rappellent plus très bien…
La douloureuse quête de la conscience et reconnaissance impossible de celuielle ! Quel beau texte Fanfan !
[img]http://angebleue68.a.n.pic.centerblog.net/d2b06f8a.jpg[/img]
Merci Yves ! J’ai fait un stage de 5 semaines parmi eux… dans le cadre de ma reconversion professionnelle. Ce fut passionnant. ça m’a inspiré cette bafouille..
Oui c’est un beau texte qui dit tout… mais quelle désolation pour ceux qui restent… Je ne supporterait pas de savoir que les miens me voient comme ça. Même si quand on est comme ça, on ne sait plus.
Nathalie, merci pour votre message. En fait, moi, je n’aimerai pas que mes parents viennent à atterrir dans un endroit comme ça, même 5* …