Je te regarde. Tu es assis sur ton rocking-chair, devant la cheminée, une couverture sur tes genoux. Tu ne regardes pas la télévision, tu ne lis pas, peut-être regardes-tu les flammes danser, ou peut-être ne regardes-tu rien du tout. J’aimerais connaître tes pensées, j’aimerais me promener avec toi dans ton monde et que rien ne puisse nous atteindre.
Tu m’as épousée en 1936, j’avais 19 ans et je t’aimais à la folie. C’est au village, au bal que nous nous sommes rencontrés. Tu m’as invitée, on a dansé sur Maurice Chevalier, sur les Amants de Saint-Jean, tu me disais que j’étais jolie dans ma robe bleue à bretelles et moi je tombais amoureuse. On est resté sage, quelques baisers seulement jusqu’à cette nuit de 1936 où, enfin devenue ta femme, je t’ai donné tout ce que j’avais.
Vite, un enfant est né, Roger, à peine 1 an plus tard. En 1940, tu as été mobilisé alors que j’attendais Marguerite. Tu m’as tellement manqué, j’étais si inquiète, je ne vivais que pour les lettres que tu m’écrivais et quand tu es revenu, tu as fait la connaissance de ta fille qui avait déjà presque 4 ans et que tu n’avais jamais vue. Roger, lui, dormait avec une photo de toi sous son oreiller alors, quand tu as franchi la porte, il n’a hésité que quelques secondes avant de crier « papa ». Tu étais heureux de rentrer, heureux et soulagé mais tes yeux n’étaient plus les mêmes, tu semblais cassé, épuisé, et tu ne voulais pas parler de ce que tu avais vécu. Alors on t’a donné tout notre amour, et je t’ai donné 2 nouveaux enfants, Lucie en 1947 et Marcel en 1951. Ils étaient tous en bonne santé, je m’occupais de la maison et des enfants et toi tu avais repris ton métier de couvreur, tu t’occupais aussi de monter des murs en pierres pour séparer les champs et retenir l’eau, aujourd’hui tout cela a disparu, les champs sont énormes et à la moindre averse, tout est inondé. C’est comme ça.
On avait une vie simple, on était heureux.
La vie a continué, tranquille. Bien sûr, on avait nos disputes, nos petits soucis d’argent, Marcel qui faisait l’école buissonnière et la tristesse quand on accompagnait au cimetière un père, une tante, un frère… Mais c’est le cours de la vie et on n’avait pas à se plaindre.
Comme mari, tu étais celui dont j’avais rêvé… tendre, compréhensif, jamais brutal, en rentrant du travail il n’était pas rare que tu m’apportes un bouquet de fleurs des champs, parfois un ruban pour mes cheveux que tu avais acheté à la mercerie du bourg. Tu te mettais même à la vaisselle parfois, pour m’aider ! Et à cette époque, on peut dire que j’étais bien lotie.
Les enfants ont grandi, ils travaillaient bien à l’école, sauf Marcel qui détestait ça et ne voulait qu’une chose, travailler avec toi et monter sur les toits…Roger est devenu instituteur, j’étais tellement fière quand il a été admis à l’école normale ! Marguerite a épousé un bon garçon, cantonnier du village et a mis au monde 5 enfants, Lucie est partie à la ville travailler au secrétariat d’un notaire, elle était secrète ma Lucie, on en savait pas trop sur sa vie là-bas, mais elle donnait de ses nouvelles et venait nous voir, je ne m’inquiétais pas, c’était une bonne fille. Elle a fini par épouser le notaire.
Et les années sont passées, tu as pris ta retraite, on vivait plus tranquillement, une vie simple et heureuse agrémentée par les visites de nos enfants et de nos petits-enfants, toi dans ton potager avec tes carottes et tes salades, moi dans le jardin avec mes roses et mes azalées. Dans l’ancienne étable, des poules et des lapins. Je ramassais les œufs chaque matin et, parfois, le dimanche, je déshabillais un lapin, toi tu étais trop sensible ! A dix heures le matin, tu lisais le Télégramme de Brest en m’annonçant les nouvelles les plus intéressantes, sans oublier les avis de décès, avant d’aller porter le journal au voisin à onze heures précises, puisque nous avions pris un abonnement en commun. A midi, nous déjeunions, ensuite on regardait un peu la télé et, souvent, tu t’endormais… Café pain beurre à seize heures, dîner à dix-neuf heures, coucher après le film ou avant parfois, une vie réglée, trop réglée penseront certains, mais on était bien.
Et maintenant, nous sommes au crépuscule de notre vie. Une belle vie. Je voulais vieillir avec toi, et c’est ce qui se passe… Mais je te regarde dans ton rocking-chair, ton regard est si vide, je ne sais pas à quoi tu penses, je ne sais pas si tu penses… Quand je t’apporterai ton café, tout à l’heure, tu me souriras mais tu ne me reconnaîtras pas. C’est venu doucement, insidieusement, des absences, des trous de mémoire, jusqu’à la sentence, fatidique…
Alzheimer.Cette maladie qui sépare sans séparer, qui nous laisse sans recours et si désemparés. Comment accepter qu’un homme qui est le vôtre depuis presque 70 ans, qui partage votre lit, que vous aimez du plus profond de votre cœur, ne vous reconnaisse plus ? Comment se résoudre à fermer la porte d’entrée à clef pour ne pas qu’il aille se promener seul et ne retrouve pas son chemin ?
Ils ont voulu que je te place dans une maison mais ça n’arrivera pas, mon amour ; mes vieilles mains qui ont caressé ton vieux corps, ce sont elles qui continueront à s’occuper de toi, à te soigner, à te laver, à te nourrir jusqu’à ce que toute force les abandonne. Tu me regardes comme une inconnue mais je t’aime. Et bientôt, je le sais, tu partiras, mais tu ne partiras pas seul. Je te le promets. Mon amour. Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour…de l’aube claire jusqu’à la fin du jour, je t’aime encore, tu sais, je t’aime…*
« Non je ne me souviens plus du nom du bal perdu.
Ce dont je me souviens c’est de ces amoureux
Qui ne regardaient rien autour d’eux.
Y avait tant d’insouciance
Dans leurs gestes émus,
Alors quelle importance
Le nom du bal perdu ?
Non je ne me souviens plus du nom du bal perdu.
Ce dont je me souviens c’est qu’ils étaient heureux
Les yeux au fond des yeux.
Et c’était bien… Et c’était bien… » **
*J.Brel, "la chanson des vieux amants"
**Bourvil, "C’était bien".
Merci de votre lecture !
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Emouvant, avec des mots simples, un texte plein d’émotions, magnifique, merci !
Bien ecrit mais si faux!
J’ai 90 ans,mon « homme » n’arrete pas de hurler et d’oublier, me demande ce que je fais chez lui, car il ne me reconnait pas,il est sale , il pue, parcequ’il a oublié de se laver et que l’asm le lave à moitié, il n’aime pas qu’on le touche, mange comme un animal; j’aurais aimé qu’il meure il y a 10 ans, pour conserver de lui l’image d’un vieux monsieur digne! J’ai helas toute ma tete et pense souvent mourir pour oublier l’horreur! ses petits enfants ne viennent plus le voir, ils travaillent à Paris; notre fils est mort d’un cancer!
[b]Très beau témoignage.
Maladie irréversible, mais il y a des solutions pour les « aidants ».
Quand la Maladie reste encore au niveau 1 et 2 il est préférable pour le malade de le garder chez lui tout en soulageant la famille proche.
J’en parlerai bientôt
Vous la citez : la chanson des vieux amants de Jacques Brel :
Je vous l’offre.
{youtube}H1DpjXQUDsI{/youtube}[/b]
c’est beau, trés beau,trop beau. J’en ai soigné tellement et c’est horrible et terrible.
Madame,
Je me suis permis de publier votre article sur mon blog, sans y changer une virgule, si ce n’est, bien sûr, d’en citer l’auteur et la source avec un lien et, avec un pincement aucoeur d’émotion, d’y joindre la vidéo « Du petit bal » de Bourvil.
Je vous joins l’URL de l’article et celui du blog entier : je pense que vous comprendrez aisément pourquoi j’ai été aussi touchée.
[url]http://auxiliairedevie1.canalblog.com/archives/2011/02/14/20393170.html[/url]
[url]]http://auxiliairedevie1.canalblog.com/[/url]
Du fond du coeur,
Je voudrais vous offrir ce poème que j’ai découvert en ralisant mon blog
Les larmes de la mémoire, par Marie Gendron
« Les naufragés de l’Alzheimer ».
J’aime ces gens étranges.
Des trous de plus en plus profonds se creusent dans leur mémoire.
Des trous qui se remplissent de peurs, présentes ou passées, de plaies jamais guéries.
Des trous qui délogent les interdits et les normes, d’où émergent des élans de vérité.
Cette vérité commune à tous quand les masques ont fondu.
Vérité nue, crue, intolérable, parfois cruelle.
Vérité qui aime et déteste sans contrainte.
Ce que la raison camoufle, l’Alzheimer le fait éclater au grand jour.
L’inconscient se lézarde. Les blessures enfouies refont surface.
Les photos flétries reprennent vie, comme les rêves révèlent ce que nous taisons le jour.
Le temps passé devient présent. Et le présent n’est que l’instant.
J’aime ces gens étranges. Leur raison déraisonne.
Ils sont les délinquants de la comédie humaine.
Le cœur ne fait pas d’Alzheimer. Il capte l’émotion et oublie l’événement.
Saisit l’essentiel et néglige l’accessoire. Sent la fausseté des gestes et des paroles.
Fuit le pouvoir et réclame la tendresse.
Plus je partage leur vie, plus je sens des trous tout aussi profonds à l’intérieur de moi.
On les dit confus et pourtant, à leur insu, ils me reflètent crûment mes parts d’ombre et de lumière.
Deviennent mon propre miroir: miroir de mes peines camouflées, de mes désirs enfouis, de mes fantaisies réprimées, de ma liberté aux ailes cassées.
J’aime ces gens étranges. Ils ont le mal de leur enfance comme on a le mal du pays.
Ils cherchent, cherchent… jusqu’au jour où leur silence devient un cri insupportable.
J’aime ces gens étranges. Comment arriverai-je à vivre sans eux? Comment? Comment?
http://www.baluchon-alzheimer.be/marie-gendron.htm%5Bb%5D%5B/b%5D
Magnifique texte sur cette terrible maladie… très émouvant et tellement rempli d’amour, et dire qu’aujourd’hui souvent ces gens sont dans des maisons ou plus personne ne vient leur rendre visite… ils ont oubliés, on les oublie aussi.
(ceci n’est pas un cas général heureusement, mais ça arrive.. bcp trop souvent!)
Madame,
Je vous tranmets un commentaire reçu ce jour sur mon blog concernant votre article que j’ai proposé en article. Je pense qu’il vous appartient, bien que la personne qui l’a ércit, l’ai joint au copier-coller de votre écrit plutôt que de suivre le lien pour vous l’adresser.
Titre du commentaire : le petit bal perdu
Commentaire :
j ai été très ému de lire votre histoire. Elle nostalgique, triste mais si belle!!! Si le petit bal est perdu, l amour est bien là et c est l important. Votre mari a le regard perdu mais au fond de son coeur sa flamme est là et il vous aime silencieusement. Non l amour n est pas perdu. Je suis auxiliaire de vie et je m occupe de personnes atteintes de cette maladie. C’est parfois dur mais j aime énormément les accompager.
Auteur : lolo
Email : [email protected]
Un texte vraiment touchant, on boit chaque mot avec un réel plaisir et de bons sentiments…
Avant, je voyais la maladie d’Alzheimer comme une peur, la fin d’une vie, la dégénérescence la plus horrile… Etant dans des etudes d’infirmière, je ne peux qu’avouer que mon point de vue a changé.
Certes, au cours de mes stages, j’avais vraiment une phobie de voir une personne touchée par cette maladie. Mais on apprend qu’alzheimer a plusieur stade et que ces stades ont leur propre caractéristique. J’aime votre texte parce qu’il reflète aujourd’hui un minimum de ce que je pense.
Elsa3, il est vrai que vous décriviez votre mari durement mais il est également vrai qu’au cours de mes stages, j’ai observé des personnes où la maladie les avait rendu ainsi. On m’a craché au visage, on m’a donné des coups de pieds et l’on m’a insulté. Mais tant pis! Comment en vouloir à une personne qui n’a plus le contrôle? Ce sont pour moi les personnes qui ont le plus besoin d’aide, d’accompagnement et d’écoute.
Il y a encore beaucoup d’étude sur cette maladie mais beaucoup de personnes touchées par Alzheimer m’ont dite se sentir seule ou démunies…
Je comprend que cela puisse être difficle de vivre avec une personne malade mais c’est aussi pour ça que j’ai choisi ce métier…
Puis il y a aussi ces personnes qui arrivent à vivre avec cette maladie.
Je connais une petite mamie de 96 ans, touchée elle aussi d’Alzheimer mais qui lutte tous les jours. Elle est motivée et pleine de vie. Bien sûr, elle ne se souvient pas d’une conversation qu’elle vient avoir quelques instant plus tôt, oublie ses rendez-vous et pourtant!
Pourtant, elle vit seule et est sans famille, elle fait ses courses, fait du shopping pour se faire plaisir, rend visite à sa voisine, tricotte, fait de bons plats etc…
C’est tout simplement merveilleux et ça redonne toujours de l’espoir…
Encore une fois, un très beau texte… Bravo!
Merci à tous …