Affaire Cahuzac : qui savait en 2008 ?

Michel Gonelle, récipiendaire de l’enregistrement ayant incriminé Jérôme Cahuzac, par deux fois, a indiqué que, dès 2008, un haut fonctionnaire des douanes (ou « un fonctionnaire » en tout cas) avait « identifié » le compte Cahuzac « et transmis une note à sa hiérarchie ». L’ancien député-maire de Villeneuve-sur-Lot s’étonne donc très fort que « toute la classe politique de gauche comme de droite » joue si fort l’étonnement. Éric Woerth, alors au Budget, a pu assurer au Monde qu’il n’avait jamais eu le document de l’inspecteur du fisc Rémy Garnier « en main ». Quid donc de la note en question ? Ah, la encore, le maire de Chantilly en ignorerait tout.

Michel Gonelle avait dans un premier temps évoqué un magistrat, avant de balancé le nom du juge Bruguière. Va-t-il nommer celui que Pascal Mureau, du Courrier Picard, dans son papier de ce jour intitulé «&nbsp,Woerth-Cahuzac : des questions légitimes », désigne tel « un élu du Val d’Oise, en charge de la lutte contre les fraudes à la direction des affaires juridiques des Douanes, adjoint aux finances d’une commune proche de Cergy-Pontoise » ?

En 2008, le sous-directeur des affaires juridiques, du contentieux, du contrôle et de la lutte contre la fraude était Gérard Schoen.
« Non, ce n’est pas ce nom-là, » nous indique Pascal Mureau qui, avec sa rédaction en chef, s’interroge sur l’opportunité de dévoiler l’identité d’un fonctionnaire tenu au devoir de réserve et ce, avant même qu’il lui soit présentée l’opportunité de répondre à une question directe (ne serait que pour n’avoir aucun commentaire à faire).
Le chef de bureau, remplaçant à l’occasion Gérard Schoen dans ses fonctions ou interventions, était alors Erwan Guilmin, qui a quitté la sous-direction de Montreuil pour prendre des fonctions de terrain au siège de la zone Paris-Ouest, à Saint-Germain-en-Laye.

Éric Woerth a précisé ce soir que, pas davantage que le rapport de Rémy Garnier, la fameuse note ne lui avait pas été communiquée. On en vient à se demander si Jérôme Cahuzac n’aurait pas été victime d’un chantage de la part d’un haut fonctionnaire lui assurant pouvoir détruire des documents compromettants, puis, afin d’obtenir davantage, le maître-chanteur aurait remis la pression en faisant fuiter des informations. Mediapart ne répondra sans doute pas pour confirmer ou infirmer une hypothèse si hasardeuse : les preuves ne sont nullement sur la table, et cette supputation est purement fantaisiste. Quoique… La réalité peut parfois dépasser la fiction.

Pierre Moscovici a toute latitude pour joindre les deux hommes et leur demander si, oui ou non, une telle note leur était remontée, et ce qu’ils avaient pu en faire : le transmettre à Éric Woerth, classer comme douteux, entendre Jérôme Cahuzac… Toutes les hypothèses sont envisageables. Mais on peut admettre que si la note avait existé, aurait été classée sans suite, ni l’un, ni l’autre, l’auraient gardée en mémoire et décidé d’en faire part au plus vite à leur nouveau ministre de tutelle. En ont-ils, toujours si la note leur était remontée, et qu’elle leur aurait évoqué des souvenirs, estimé utile de contacter leurs successeurs, soit J.-P. Balzamo, T. Charvet, G. Lorenzo ou T. Picart ?

Vouloir à tout prix dire et redire que les ministres (Sarkozy, Lagarde, Woerth, Pécresse, Baroin, Moscovici…) étaient forcément au parfum sur Jérôme Cahuzac, c’est s’avancer un peu imprudemment. En tout cas, tout dépend des époques. Ce qui est sûr, c’est qu’on imagine guère que, après les révélations de Mediapart les 4 et 5 décembre, il n’ait pas été procédé à des recherches documentaires.

On sait ce que coûterait un remaniement (9 000 euros mensuels par remercié·e pour un semestre, et les émoluments des remplaçant·e·s). Et puis, pourquoi ne pas créditer l’Élysée, Matignon, Bercy, et donc le successeur de Jérôme Cahuzac d’une volonté de redresser effectivement le tir, soit de, cette fois, vraiment lutter contre l’évasion fiscale via des paradis fiscaux ou des placements occultes à l’étranger. Pourquoi les décréter d’avance incapables d’obtenir des résultats.

Car, bien davantage qu’un remaniement, c’est bien cela que les contribuables scrupuleux, et mêmes les autres, qui n’ont que peu à se reprocher, mais sont davantage imposés du fait des fraudes les plus importantes, ou massives, attendent. Remettre des anciens du gouvernement Jospin en selle ? Ils n’avaient guère brillé en la matière. Faire appel à l’intransigeant René Dosière, pourfendeur des gaspillages publics et du train de l’État ? Pourquoi pas… mais un secrétariat d’État ne suffirait-il pas ?

Vous souvenez-vous que, en octobre 2008, Bernard Accoyer (UMP) avait suggéré une amnistie fiscale, proposition reprise par Dino Cinieri, député de la Loire, afin de rapatrier des capitaux placés à l’étranger, mais amputés d’une franchise d’impôts, et seulement frappés par une taxe forfaitaire « raisonnable ». Une mesure directement inspirée par celle qu’avait fait adopter Berlusconi en Italie. La proposition de loi a été déposée le 28 mars dernier par Dino Dinieri, Julien Aubert, Valérie Boyer, Alain Chrétien, Lucien Degauchy, Nicolas Dhuicq, Yves Foulon, Laurent Furst, Sauveur Gandolfi-Scheit, Annie Genevard, Arlette Grosskost, Michel Heinrich, Lionel Luca, Jean-Luc Moudenc, Alain Moyne-Bressand, Dominique Nachury, Josette Pons, Paul Salen, Alain Suguenot et Jean-Pierre Vigier. Inimaginable « politiquement, humainement, institutionnellement », tout comme le retour de Jérôme Cahuzac à l’Assemblée nationale ? Que nenni ! C"est du lourd, du concret. 

Une « initiative individuelle » jure aujourd’hui le groupe UMP. Vingt députés quand même, plus que le nombre permettant de former un groupe parlementaire.

Or donc, de l’UMP au Front de gauche, on veut un remaniement, et du côté de Marine Le Pen, entourée d’avocats fiscalistes ayant facilité l’ouverture du compte initial de Jérôme Cahuzac, il est réclamé la dissolution de l’Assemblée. Pourquoi faire ? De la place, du battage, ou vraiment pour lutter contre la fraude fiscale ?

La plupart des cosignataires de la proposition UMP se disent à présent penauds ou se taisent. Au fait, que n’avaient-ils pas lancé à Jérôme Cahuzac qu’ils comprenaient qu’il aurait pu avoir des comptes à l’étranger, mais que, pas grave, une légère pénalité forfaitaire leur ferait tout oublier.

Gabriel Zucman, chercheur spécialisés en évasion fiscale, confie à Ludovic Lamant, de Mediapart, son sentiment : « il faut mettre en place un échange automatique d’information avec les banques installées dans les paradis fiscaux ». Il s’agit notamment de filiales de groupes bancaires européens ou de pays censés traquer les évadés fiscaux. Selon lui, « la Suisse, face aux menaces conjointes de l’Allemagne et la France, pliera. Le Luxembourg aussi. Ensuite, il faudra élargir la coalition pour l’Asie. ». Faire voter de nouvelles lois en France équivaudrait à « une mascarade ».
La plupart des banques ne peuvent perdre leurs accès aux marchés français et allemands, quant au Royaume-Uni, il ne pourra pas reculer trop longtemps devant l’obstacle.

Gabriel Zucman n’est pas loin de penser que près de 10 % du patrimoine financier de l’ensemble des contribuables français échappe à l’impôt car placé à l’étranger. Sachant que l’imposition des plus riches est fortement aménagée par divers dispositifs, on comprend mieux ce que les ménages à faibles ou moyens taux d’impositions doivent compenser. Comment fonctionne l’impôt ? Aussi en fixant une enveloppe et en trouvant les ressources pour l’abonder, d’une manière ou d’une autres (recettes directes ou indirectes).

C’est ce que les Françaises et Françaises pour qui rogner un peu sur ce qu’ils versent au fisc ont fini par comprendre avec l’affaire Cahuzac. Les petits sportifs amateurs se rendent compte qu’ils payent pour les champions, les as de l’évasion fiscale.

Gillez Carrez (UMP) demande des éclaircissements à Pierre Moscovici. C’est légitime, mais tout comme Philippe Marini, il aurait pu les demander avant : sauf qu’avant, les deux hommes ne se posaient pas trop de questions sur la nature de la demande de renseignements administratifs destinée aux autorités suisses. Ils semblaient prendre pour argent comptant la réponse suisse, qui ne leur satisfait plus à présent. Mais qu’ont-ils à proposer d’autre, si ce n’est cette malencontreuse proposition de loi de vingt députés de leur groupe, pour avancer sur le fond du problème, soit l’évasion fiscale ? Rien de mieux que lorsque Nicolas Sarkozy était au Budget, puis en d’autres ministères, avant d’enlever l’Élysée ?

Dans une tribune libre du Monde, divers membres de la Fondation Copernic font état d’« une dérive de longue durée ». De très longue durée, même. La collusion entre le haut personnel politique, la haute administration, et la finance et l’industrie ne date pas d’hier, mais c’est bien l’UMP qui avait raccourci la durée (de 5 à 3 ans) avant que soit admis le pantouflage et les allers-retours entre privé et public. Jérôme Cahuzac « n’est que la manifestation la plus éclatante et la plus symbolique – un ministre chargé de lutter contre la fraude fiscale qui fraude –, de l’effacement progressif des frontières entre monde des affaires et haute fonction d’État. ».
Une manifestation quasi ointe, sanctifiée par les membres successifs des gouvernements qui ne font évoluer que le trombinoscope. Blanc bonnet et bonnet blanc, disait Jacques Duclos, du PCF. Qui coiffera donc, à la tête de l’État ou de Bercy, celui de la flibuste arraisonnant les fruits de l’évasion fiscale ? Peu importe, si les actes ne suivent pas les sempiternelles déclarations d’intention.

Le reste… Voici Didier Schuller qui veut retrouver un siège à Clichy-La-Garenne, en voisin des Balkany de Levallois : « bon nombre d’homme politiques français ont été condamnés et cela ne les a  pas empêchés de refaire de la politique », a-t-il estimé. Accusé d’avoir accordé des marchés publics contre des enveloppes, il avait pris le large, en République dominicaine avant de revenir pour encaisser une inéligibilité à présent purgée. Aujourd’hui, il proclame que « les gens en ont assez des combines des partis ». Pas de celles des affairistes ?

Or, affairistes, à notre insu ou non, nous le sommes toutes et tous en diverses proportions. Même beaucoup d’entre nous qui sommes « au tas » conservent peut-être une assurance-vie, des Sicav, des OPVCM, que nous ont fourgué nos banquiers ou assureurs pour les placer en partie dans des paradis fiscaux. Même nos simples dépôts peuvent prendre ainsi la tangente, ainsi que le rappelle Elsa Fayner, sur Rue89 (« On a tous un peu d’argent dans les îles Caïmans »). Ajoutons que, comme Johnny avec Tennessee, on a tous quelque chose en nous de Cahuzac, ne serait-ce que lorsque nous acceptons (ou proposons) un règlement partiel ou total en espèces.
Jean-Luc Mélenchon appelle à un rassemblement défoulatoire le 5 mai, journée mondiale de l’hygiène des mains (journée « mains propres »). C’est sans doute cathartique, pas forcément inutile (espérons quand même que de coûteuses nouvelles élections nous serons épargnées : les candidats, c’est nous qui les remboursons, les élus, c’est nous qui les rétribuons).

« L’argent caché de monsieur Cahuzac venait bien de quelque part ? La justice va vouloir savoir d’où et de qui ! Petits ruisseaux ou grandes rivières, le nombre des mouillés va faire tignasse ! », ironise J.-L. Mélenchon. Il n’ignore pourtant pas que les faits sont prescrits… Si tout le monde ne savait pas forcément dans le détail que les Cahuzac étaient cul et chemise avec le Front national, la plupart n’ignoraient pas totalement les mœurs « républicaines » de nos élus, à moins d’être vraiment naïfs, poètes ne se préoccupant que de ses rimes et vivant d’amour et d’eau fraîche.

Mais nous nous trouverons des excuses, tout comme les fonctionnaires ayant pu savoir, mais qui, échaudés par l’exemple « fait à » Rémy Garnier, et ses prédécesseurs, ou à Gérard Filoche, et bien d’autres, se sont trouvé des excuses que nous sommes tentés de leur accorder.

Le gouvernement qui se veut à présent encore plus exemplaire qu’hier et bien moins que demain ne parviendra pas, du jour au lendemain, à juguler l’évasion fiscale, réduire l’optimisation fiscale : la liste des évadés fiscaux est longue, longue… Celle des lanceurs d’alerte injustement sanctionnés, comme nous l’avons maintes fois souligné ces derniers jours sur Come4News, est plus restreinte. La sincérité de nos ministres intègres peut ne pas tarder à se faire jour, et il n’est pas si ardu d’accélérer des réhabilitations, même devant des tribunaux administratifs s’il leur était fixé des priorités.

L’opposition s’empresse à faire traquer les responsables, mais ne s’empare guère de ce problème. Est-il si polémique de le soulever ? Le plus lugubrement cocasse, s’il s’avérait qu’une note signalait J. Cahuzac aux hautes sphères de l’administration des Douanes dès 2008, serait que son auteur, s’il était au bas de la chaîne, soit désormais sanctionné pour son manque de pugnacité. Cahuzac osait tout. Oseront-ils ? 

 

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

3 réflexions sur « Affaire Cahuzac : qui savait en 2008 ? »

  1. Si cela se trouve, la fameuse note de 2008 a atterri à la rédaction de [i]Mediapart[/i] qui, pour ne pas mouiller une source, ou ne pas désigner le signataire à sa hiérarchie, se la conserve encore sous le coude.
    Bien davantage encore que l’enregistrement, cela pourrait expliquer l’attitude de la rédaction, sûre de son fait après quatre mois d’enquête initiale de Fabrice Arfi.

  2. Des jeunes du PS, du PCF, du PRG et d’EELV (et des Front de Gauche plutôt isolés) lancent un appel qui se termine par :
    « [i]Nous lançons un appel à tous ceux et celles qui aspirent au changement à se réapproprier la chose publique pour contrer le [/i]”tous pourris”, [i]à redonner tout son sens à l’action politique et faire entendre leurs exigences de démocratie et de progrès social. Nous voulons retrouver et garder ce qui fonde l’engagement politique : la volonté, l’espoir et l’enthousiasme[/i]. ».

    Très simple, exigez la réhabilitation des lanceurs d’alerte dans les administrations, exigez un grand ménage à SOS-Racisme (voir l’article sur [i]Siné Mensuel[/i] sur [i]Come4News[/i] et l’affaire d’harcèlement et de prud’hommes chez SOS-Racisme), étudiez de près les machins et bidules subventionnés qui abritent des permanents, bref, allez vite au-delà des déclarations.

    Voir :
    [url]http://cenestpaspourcaquenousnoussommesengages.wordpress.com/liste-des-signataires/[/url]

  3. Bof ! Finalement, on les comprend tous, je veux dire les jeunes du PS, du PCF, du PRG et d’EELV (et même ceux de l’extrême gauche), eux aussi souhaitent s’en mettre pleins les poches du pognon que l’on nous soutire, à nous autres, les petits qui ont la chance de trimer dur !
    Hé oui, c’est cela la présidence irréprochable qui couvre à tout de rôle tantôt la droite, tantôt la gauche. Sauf qu’avec la gauche, cela se fait avec des « valeurs de la gauche » !

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