« Le rééquilibrage entre pays émergents et pays développés se vérifie aussi dans le domaine financier, à travers la croissance des fonds souverains. La crise a vu se multiplier leurs investissements dans les entreprises occidentales. Les intentions de ces investisseurs d’un type nouveau sont toutefois ambiguës, la logique patrimoniale avancée par leurs promoteurs pouvant se muer en une logique politique ou prédatrice si les États commanditaires cherchent à s’approprier des savoir-faire ou des marques. » C’est ainsi que Daniel Bouton, président d’honneur de la Société Générale, et Philippe Carli, président de Siemens France, se faisaient les interprètes, dans une étude publiée en juillet dernier par l’Institut de l’Entreprise, des craintes suscitées par ces acteurs financiers d’un genre nouveau (1).

 


On comprend que ces fonds souverains inquiètent, fut-ce en raison de leur gigantesque force de frappe. En effet, selon les données recueillies par les cabinets Morgan Stanley, McKinsey et l’International Financial Service de Londres, de 2000 à 2007, la croissance des actifs sous gestion des fonds souverains a été de 30 % par an, pour parvenir aujourd’hui à un total d’actifs estimé entre 3.000 et 3.600 milliards d’euros. Et ce n’est qu’un début : les analyses prospectives prévoient une croissance de 14 % par an environ d’ici à 2015, avec 8.000 à 12.000 milliards d’euros d’actifs sous gestion à cette date !

 

Or, ces fonds ne restent pas inactifs. Ils font même preuve d’un remarquable opportunisme puisque, à la faveur de la crise, les réticences qu’ils suscitaient se sont amoindries. Logique : quand l’argent vient à manquer, on est moins regardant sur son origine… Daniel Bouton et Philippe Carli remarquent ainsi que, «  depuis 2004, le nombre des opérations effectuées par des fonds souverains (prises de contrôle de sociétés via des fusions-acquisitions, ou prises de participation minoritaires) et les montants qui y sont associés ont été multipliés par 5 ; les opérations les plus significatives ont eu lieu à l’occasion de la crise financière, notamment par des prises de participations dans les grandes banques d’investissement anglo-saxonnes. »

 

Dans ce contexte, il est certain que les entreprises occidentales doivent pouvoir compter sur le soutien de leurs États respectifs. Comme l’affirment encore Daniel Bouton et Philippe Carli, l’activisme de ces fonds « contraint par contrecoup les entreprises occidentales à recourir à la sphère publique — issue de leurs territoires d’origine, cette fois-ci — pour y faire contrepoids. » Cela passe notamment par la capacité à organiser le marché financier de façon à ce que les entreprises puissent trouver les fonds nécessaires à leur croissance sans se lier à ces acteurs investisseurs d’un genre particulier. Cela passe aussi par l’adoption de législations adaptées permettant de protéger les entreprises contre ces fonds lorsqu’ils passent d’une logique patrimoniale après tout légitime à une logique prédatrice consistant à s’emparer d’une technologie ou d’une marque.

 

Or, nous sommes à l’évidence loin du compte si l’on en juge par les graves soucis rencontrés par le groupe de vins et spiritueux français Belvédère, notamment propriétaire de la vodka Sobieski, dans ses relations avec des fonds non pas souverains mais spéculatifs. L’affaire commence lorsque Jacques Rouvroy et Krzysztof Trylinski, fondateurs du groupe français, décident d’acquérir, en 2006, le groupe Marie Brizard. Pour financer cette opération, les deux associés se tournent, sur les conseils d’une banque, vers le marché obligataire spécialisé des « Floating rating notes » (FRN). A ce stade, l’opération se déroule bien : quelque 375 millions sont levés et Belvédère acquiert Marie Brizard, ce qui lui permet de mettre en œuvre de belles synergies industrielles et commerciales, notamment en matière de distribution en Pologne. Mais en réalité, ce sont les débuts de graves soucis.

 

En effet, au fil du temps, les créanciers initiaux ont été remplacés par d’autres qui ont repris la créance de Belvédère avec des visées différentes… Très vite, ces fonds s’emparent d’un prétexte juridique – un léger dépassement du nombre d’actions que le groupe a le droit de détenir en propre – pour réclamer le remboursement immédiat de la dette sous forme d’actions. Dans le quotidien régional Le Bien Public du 10 juin 2009, un dirigeant de Belvédère décryptait ainsi l’opération: « Ils demandent la conversion de la dette en actions pour prendre le contrôle, au moment où les cours seront au plus bas, après une campagne de dénigrement. » Et Jacques Rouvroy de dénoncer nommément ses agresseurs : « Le fonds Oaktree a racheté 42 % de la dette pour le compte de notre principal concurrent en Pologne. En investissant 50 millions d’euros au maximum, ils espèrent mettre la main sur un groupe qui vaut un milliard, car leur objectif c’est la vodka Sobieski ».

 

Afin de faire échec à cette manœuvre, le groupe Belvédère n’a eu d’autre solution que de se mettre sous la protection d’une procédure de sauvegarde. Un plan de sauvegarde prévoyant le remboursement de la dette sur 10 ans a ainsi été homologué en 2009 par le Tribunal de commerce de Dijon. Le feuilleton n’est toutefois pas terminé. En effet, les créanciers de Belvédère entendent maintenant demander au Tribunal de commerce de Dijon la mise en redressement judiciaire du groupe français au motif qu’il n’aurait pas respecté certaines recommandations du tribunal visant à assurer sa solvabilité. Pour faire simple : le tribunal recommandait à Belvédère de céder Marie Bizard afin d’être en mesure de faire face sans difficulté au paiement de la première échéance aux créanciers. Or, la vente de Marie Brizard n’ayant pu être conclue à temps, ce sont finalement des actifs américains qui ont été cédés. Une vente en a remplacé une autre et l’obligation essentielle incombant à Belvédère a été respectée : le groupe a bel et bien été en mesure de payer la première échéance du remboursement. Quant aux prochaines échéances, elles sont d’autant plus assurées qu’elles pourront être financées ultérieurement par la vente de Marie Brizard. De quoi rassurer n’importe quel investisseur agissant en investisseur !

 

Toutefois, craignant que les arguties juridiques de ces fonds soient retenues le 14 février prochain par le Tribunal de commerce, Jacques Rouvroy a multiplié les appels aux pouvoirs publics, estimant probablement comme Daniel Bouton et Philippe Carli que c’est leur rôle de veiller à l’équité des marchés et de protéger une entreprise française contre les agressions de ceux qu’il appelle « les fonds vautours ». Le patron de Belvédère a notamment alerté à plusieurs reprises l’Autorité des marchés financiers (AMF) des mouvements de capitaux suspects qui frappaient le titre de sa société afin qu’une enquête soit lancée et les spéculateurs confondus.

 

C’est peu dire que la réponse de cette institution française présidée par Jean-Pierre Jouyet, ancien secrétaire d’État chargé des Affaires européennes recasé en 2008 à l’AMF après avoir été écarté de ses fonctions ministérielles – n’a pas été à la hauteur de ses espérances ni surtout de l’enjeu. En cinq lignes désinvoltes, Thierry Franck, secrétaire général de l’AMF, affirme en effet, dans un courrier du 3 janvier dernier, que « l’évolution des titres financiers de la société Belvédère est examinée avec attention par l’AMF », mais qu’« il n’est pas d’usage que l’AMF communique sur ses travaux de surveillance et sur ses décisions d’éventuelle ouverture d’enquête, ni auprès des sociétés concernées, ni vis-à-vis du marché ». En termes plus policés, ce que répond le gendarme de la Bourse, c’est : « Circulez, il n’y a rien à voir ! »

 

Une réponse pas du tout du goût de Jacques Rouvroy qui, du coup, a repris la plume, pour placer les pouvoirs publics devant leurs responsabilités dans une lettre ouverte cinglante. « Les Autorités, écrit-il, ne peuvent avoir vocation à permettre qu’à nouveau la spéculation aveugle impose sa propre loi : celle de leur profit immédiat quelles qu’en soient les conséquences. Les lois françaises protègent les entreprises qui rencontrent des difficultés. L’intérêt de l’entreprise et la protection de ses salariés priment tout autre intérêt, fut-ce celui des créanciers. La question que nous soulevons ici est finalement de savoir qui, en France, fait réellement la loi et la fait respecter. Par la présente, nous demandons aux Pouvoirs Publics de la République Française de se saisir de cette affaire dans les meilleurs délais et de faire cesser une situation qui voit de purs spéculateurs dont le profit immédiat est la seule et unique motivation, chercher méthodiquement et cyniquement à détruire une entreprise. » A ce jour, le patron de Belvédère n’a pas reçu de réponse. A l’évidence le nouveau partenariat entre sphère publique et entreprises que Daniel Bouton et Philippe Carli appellent de leurs vœux n’a pas encore trouvé de traduction institutionnelle concrète…

 

(1) « Repenser la relation entre la sphère publique et l’entreprise », Les notes de l’Institut de l’entreprise, janvier 2010.

 

Sources complémentaires:

 

Infosentinel

http://www.infosentinel.com/info/news_61.htm

 

CNews

http://www.continentalnews.fr/actualite/finances,165/belvedere-prochain-scandale-economique,10788.html

 

Communiqués financiers du groupe (dont réponse de l’AMF)

http://www.belvedere.fr/d-com.php?language=fr