Le relatif mauvais score du Front de Gauche s’explique par diverses raisons mais l’essentiel est peut-être que son candidat et ses militants n’ont pas suffisamment su exposer ce qu’est la lutte des classes. Beaucoup n’ont retenu de leur discours que l’idée qu’il fallait faire payer les riches, peu ont compris que les dits riches veulent surtout faire payer les plus pauvres, sans rien lâcher de leurs avantages…

C’est, de mémoire, Valérie Pécresse (UMP) qui a fort justement estimé que les Français et les Françaises veulent « du travail, pas des allocations ». C’est rigoureusement vrai, c’est exprimé par la plupart des petits agriculteurs comme par une majorité de salariés ou de petits patrons qui voudraient bien pouvoir subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants en toute autonomie. Ils savent aussi que ce n’est plus possible, sauf pour un très petit nombre, de célibataires, de néoruraux sans enfants, de gens bénéficiant d’aides familiales.

Jean-Luc Mélenchon pourrait aussi souscrire à cette vision qui, malheureusement, est parfaitement utopique, ce que tant lui-même que Valérie Pécresse n’ignorent nullement.

Mais, idéalement, la droite libérale en possession des moyens de production, ou de capitaux, ou d’emplois qui lui parait pérennes, devrait consentir à s’appliquer ce programme à elle-même. Bien évidemment, il n’en est rien. Cette droite inégalitaire veut à la fois jouir des revenus de ses rentes ou de ses prestations et faire payer par la collectivité des avantages qui lui semblent aussi un dû. Ne sont-ils pas, dans leur esprit, la source de toute richesse, et ne devraient-ils de ce fait jouir au maximum de tout ce qui est à leur portée ?

On ne lâche rien

L’idéal de cette prétendue aristocratie reste en fait l’esclavagisme et la captation de toutes les prérogatives. Il faut être deux pour danser le tango, mais elle entend mener la danse. Faute de pouvoir employer une Mauricienne ou une Philippine clandestinement, qu’elle rejettera à la rue si elle ne convient plus, elle tient aux avantages liés à l’emploi de gens de maison. Faute de financer elle-même des voies rapides qui lui soit réservées, elle veut que la collectivité entretienne un réseau routier satisfaisant. Et au besoin, elle ne dédaigne pas de conserver l’allocation familiale à tout niveau de revenus, celle que Sarkozy, naguère, promettait « dès le premier enfant », à tout le monde, possédant ou démuni.

De même, elle trouve tout à fait normal que les collectivités subventionnent de grandes écoles et que, en période de vacances, ses enfants puissent bénéficier du RMI : elle les incite à s’inscrire temporairement. Elle ne veut tout simplement rien lâcher, pas une seule miette.

La lutte des classes, c’est peut-être d’un côté faire payer les riches, mais de l’autre, bien sûr, traire au maximum les plus pauvres et les classes inférieures. L’exemple des allocations est particulièrement édifiant. Pour les grands commis de l’appareil d’État, la règle du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux est aussi particulièrement parlante.

Un sur deux, vraiment ?

Si un fonctionnaire sur deux devait ne pas être remplacé, dans ce cas, un ministre sur deux, un directeur général d’administration sur deux, un ambassadeur sur deux, un conseiller d’État sur deux, &c., ne devrait être jamais remplacé. On voit bien qu’il n’en est rien et que les tâches autrefois dévolues aux fonctionnaires subalternes sont désormais assumées par un gonflement des cabinets et le recours à des officines privées extérieures. De même, la très large majorité du budget de fonctionnement d’un ministre et de son cabinet est-elle dévolue à la communication personnelle, politique et plus largement relationnelle, du ou de la ministre… qui veut retrouver un poste de parlementaire ou se recaser dans le privé.

En revanche, tout comme pour les allocations, la droite libérale n’a nulle gêne à faire prendre en charge l’éducation privée et divers services de santé ou d’autres, privés et subventionnés, par la collectivité.

Commencer par les autres

Le profit sans risque pour soi, l’échec assumé par la collectivité, tel est le credo de la droite libérale française. Aucun grand patron, aucun cadre supérieur ne renoncera à un parachute doré ou à pouvoir pointer au chômage et recevoir une indemnité à la hauteur de ses cotisations. Hormis les plus riches qui n’hésiteront pas à se faire soigner aux États-Unis ou à envoyer leurs enfants recevoir une éducation en Suisse où à Londres, voire Hong-Kong, nul ne songe à payer au prix réel un séjour en clinique ou la scolarité en grandes écoles de commerce ou d’ingénieurs.

C’est cela, la lutte des classes vue de ce côté.

Cette droite-là est très soucieuse du principe d’égalité quant il l’arrange. Ainsi pour les crédits consacrés à la recherche par toutes les entreprises, dont Valérie Pécresse et d’autres ministres se vantent si fort. Recevoir sans contrôle, quelles que soient les dites « recherches », y compris en mercatique et publicité avec recours à des « experts » et des cabinets de conseil, si possibles très proches de la direction ou susceptibles d’apporter d’autres avantages que leur « expertise » en retour, c’est un principe égalitaire intangible.

La plupart des prestations sociales sont assumées soit par des organismes paritaires, soit par les conseils régionaux, généraux, ou les communes. L’État sarkozyen s’est totalement défaussé, et ne consacre la plupart son budget qu’à des dépenses régaliennes, soit d’abord celles de son appareil. En revanche, l’État actuel sait exonérer de cotisations, arranger les retards de versements pour les plus gros employeurs, &c., sans jamais compenser lui-même le manque à gagner. Récemment, Michel Baroin plaidait pour l’amnistie fiscale, l’amnésie plutôt… Qui compensera ces cadeaux fiscaux ? L’ensemble des contribuables.

Les mieux nantis ont-ils un ou des enfants handicapés ? Ils réclament aux entreprises, aux collectivités, aux associations et fondations une prise en charge tant bien même pourraient-ils tout assumer : leurs impôts doivent aussi servir à compenser leur charge financière supplémentaire, fusse-t-elle négligeable, très marginale par rapport aux revenus.

L’une des premières mesures adoptées par Nicolas Sarkozy, qui s’est considérablement enrichi en cinq ans en dépit de lourdes pensions alimentaires, a consisté à exonérer de frais de scolarité les parents envoyant leurs enfants dans les lycées français à l’étranger, soit lui-même, indirectement. Il sera moins soucieux, peut-être, de conserver cet avantage pour ses petits-enfants…

Valérie Pécresse, mère de trois enfants, a-t-elle renoncé à ses allocations familiales, payé elle-même les frais d’examens nationaux de sa progéniture, et assume-t-elle intégralement ses frais de représentation ? Non, bien évidemment.

Elle se prononce pour la flexibilité du travail ? Pourquoi n’est-elle donc rémunérée que lorsque qu’elle a de vraies décisions à prendre, des réunions avec ses homologues à tenir ? Porte-parole du gouvernement, qu’a-telle fait au juste tout au long de cette longue campagne électorale ?

Les libéraux résolus sont par exemple les plus gros actionnaires des sociétés d’autoroutes privatisées (très peu de petits porteurs) qui sont aussi ceux des bétonneurs multipliant les ronds points et sens giratoires démesurés sur les routes de plus en plus ainsi scindées, ex-nationales devenues départementales, que l’automobiliste ne pouvant acquitter le péage est forcé d’emprunter. Ils survolent le tout en jets privés. Caricature ? Constatez… La réduction des accidents à bon dos.

Constatez aussi que les Français de Suisse ont apporté le double de leurs suffrages à Nicolas Sarkozy (41,75 % contre 38,89 % en 2007) par rapport à François Hollande (20,19 %, contre 23,82 % pour Ségolène Royal). Ceux-là savent parfaitement où se situent leurs intérêts.

Très conscients

Mélenchon a été très fortement critiqué pour avoir promis un Smic à 1 700 euros. C’est donc que le niveau actuel, le prix d’une paire d’escarpins de Valérie Pécresse, est suffisant pour vivre décemment, élever des enfants, &c., sans bénéficier de la moindre allocation. Les 35 heures sont si néfastes, mais les congés payés, donc ! Et les week-ends chômés ?

Que ceux qui le peuvent prennent des vacances ou du repos, et que les autres se débrouillent pour être chaque jour à l’heure au travail, toujours plus au loin, tel est le véritable crédo libéral. L’imposture électorale consiste à ne pas le dire frontalement.

La maladresse électorale du Front de Gauche a peut-être consisté à ne pas savoir l’expliquer notamment à celles et ceux, nouveaux électeurs du Front national, qui n’ont pas compris la nature ultralibérale – mais tue, camouflée – des dirigeants du parti de la famille Le Pen.

Certes, on peut le créditer d’avoir redonné à de nombreuses personnes s’estimant que cela soit (souvent) réel ou qu’ils se l’exagèrent –, l’objet d’une forte xénophobie, le sentiment d’appartenir à la nation française ou de le pouvoir dans un futur moins lointain. Mais, fustigeant l’appareil du Front national, que n’a-t-il pas su mieux s’adresser à ce nouvel électorat, qui pour un bon tiers, dit-on, s’apprêterait à voter François Hollande ? Ceux-là, dans leur majorité, ne cherchent pas à conforter les ambitions de Marine Le Pen, qui se voudrait incarner seule la future opposition. Ils se sentent fragilisés, ne sont pas fondamentalement xénophobes, mais ne pouvaient croire, comme parfois Mélenchon l’a laissé supposer, que toute immigration soit bonne à prendre.

Lourde tâche

Le Front de Gauche a sans doute pâti de l’impression croissante, à gauche, qu’il allait servir de commode épouvantail brandi devant une droite hésitante, celle des centristes de conviction (il en reste sans doute, de non affairistes) ou qui ont vu en François Bayrou l’incarnation d’une droite acceptable, digne, humaniste, capable de maintenir un statut quo qui ne balaye pas toutes les conquêtes sociales de la gauche, de faire face à « la crise morale » du pouvoir.

Jean-Luc Mélenchon a certes galvanisé ceux qui croient que les formes de la lutte des classes d’hier passent encore par des combats frontaux comme nombre de ceux qui en ont des appréciations plus subtiles ; il n’a pas forcément, en dépit de ses appels répétés à « privilégier l’humain », suffisamment convaincu.

Sur la durée, il appartiendra au Front de gauche ne pas se contenter de récupérer quelques places ou bastions, mais d’approfondir la manière de faire percevoir la lutte des classes par le plus grand nombre. Lourde tâche. Expliciter les mécanismes de l’ultralibéralisme, y compris à ces électeurs des couches dites populaires ou intermédiaires qui se sont ou vont se laisser encore séduire par les boniments d’un Sarkozy, ce n’est guère aisé. D’autant plus que, par prudence, souci de rassemblement, le Parti socialiste et bien sûr les centristes les plus conscients de sa réalité, ont renoncé à mettre en avant le concept. Comment faire comprendre à ce qu’on nommait naguère la petite bourgeoisie que même la bourgeoisie intermédiaire est menacée, en sursis ?

Comment faire comprendre que le slogan « Front contre Front », sans l’abandonner, est pour large partie fratricide ?

Passé le cap – réussi, semble-t-il, d’avoir regroupé suffisamment pour peser ; y compris au prix de certaines outrances ou arguments à l’emporte-pièce –, celui de convaincre le plus grand nombre, de concilier, sans renoncer à l’essentiel, sera plus dur à négocier.

Quels arguments ?

Marine Le Pen a aussi récolté plus d’un million de voix que son père et Brunot Mégret cumulés, essentiellement auprès de ruraux, de néo-ruraux (dont certains très pauvres), et d’ouvriers ou de jeunes d’agglomérations dont le niveau d’emploi est bas. Cette France des champs et des localités aux rideaux des commerçants tirés définitivement, hors grandes surfaces, va être très sollicitée par l’UMP. Au Front de Gauche de se rendre compte que les élections, en particulier les législatives, ne se jouent pas que dans les villes alors que le découpage électoral favorise les zones rurales.

Jean-Luc Mélenchon a pourtant pu surpasser Marine Le Pen en Ariège (16,86 % contre 16,78). Alors, Ariège toute ? Mettre le paquet sur la réorientation de la Politique agricole commune, certes, revoir le fonctionnement des Safer (sociétés d’aménagement en milieu rural), bien sûr, limiter la désertification médicale, oui, mais aussi peut-être mieux cerner les aspirations des rurbains… Dans les cinq ans à venir, ils seront de plus en plus nombreux, du fait de l’impossibilité de survivre, pour beaucoup, en ville (qu’ils soient locataires ou petits propriétaires grevés de charges trop fortes).

Pour beaucoup, que le FN diffuse un discours « haineux » ou non leur importe très peu, ou très subsidiairement. Sortir de l’incantatoire et proposer davantage s’imposera rapidement.

En Grèce comme en Espagne, Italie ou Portugal, les tentés par le suicide outrepassent les séduits par un incertain Grand Soir. Pour le moment, la résistance, c’est de pouvoir encaisser la survie, en France, dans les prochains mois. Et cela passe davantage par des initiatives que par des incantations ou la dénonciation du jeu des médias.

Les créanciers de la France ne passeront rien à Hollande ou à Sarkozy, qui, en dépit des beaux discours, se contrefiche des souffrances – si ce n’est des siennes en pénurie d’amphétamines – tout comme, en 2007, du sort des sans logis.

La capacité du Front de Gauche à mobiliser passera d’abord par la réinvention des solidarités et de nouvelles formes d’entraide, de coopération. Dénoncer le misérabilisme faussement compassionnel d’une droite impitoyable feignant de se poser en détentrice du monopole du cœur face à ceux qui revendiquent ne peut suffire. Les forçats de la faim, si trop faibles, épuisés, ne peuvent même plus lever le poing…