A la redécouverte du socialisme libéral (2)

Alors que l’opposition semble être en hibernation intellectuelle, elle ferait bien d’écouter les petites voix universitaires de la philosophie politique qui ont pour nom Serge Audier, Monique Canto-Sperber, Nadia Urbinati, et qui cherchent à rendre justice à une tradition intellectuelle occultée : celle du socialisme libéral. Sans rentrer dans les détails des différentes doctrines et controverses, quelles sont les lignes de force du socialisme libéral ?

Pour commencer, nous l’avons vu, c’est le refus du césarisme et de l’absolutisme, qui renvoie aux conceptions libérales de base. L’Etat, parce qu’il peut devenir oppresseur, doit voir son action bornée. Sa mission est de garantir le pluralisme social et politique, l’égalité civile et l’accès aux principaux biens fondamentaux, à travers les services publics. Il se doit de respecter l’autonomie de la société civile et renonce à piloter lui-même l’économie. Dans la lutte contre toute forme d’oligarchie, que celle-ci caractérise une clique de politiciens ayant confisqué le pouvoir, ou des groupes économiques pesant sur la vie publique, on peut noter une forme de républicanisme. Tout comme dans la défense de la laïcité : Calogero la conçoit comme principe de tolérance, garante d’une coexistence harmonieuse et d’une vie démocratique saine. Cette dernière se caractérise par une délibération collective de qualité, qui suppose un effort d’éducation intense pour former des citoyens avertis, et surtout une presse indépendante.
On retrouve ici le thème profondément libéral de la séparation des pouvoirs. Norberto Bobbio, décédé en 2005 et qui aura combattu jusqu’au bout le berlusconisme et son mélange des pouvoirs économique, politique et médiatique, est une grande figure du socialisme libéral. Sa réflexion l’aura amené à réclamer un renouvellement profond et régulier des élites, et l’extension de la démocratie, qui ne peut se cantonner à la sphère politique. Elle doit en effet pénétrer la sphère économique et sociale, en particulier l’entreprise. Précisons ici que la pensée libérale, qui vise à l’émancipation croissante des individus, peut donc entrer en confrontation avec le capitalisme : ce dernier serait en effet menacé par cette « révolution démocratique » qui verrait les salariés participer de manière croissante à la gestion des entreprise, jusqu’à faire vaciller la nature du rapport salarial classique.

Par ailleurs, sur le plan de la méthode, la méfiance envers l’utopie est une caractéristique assez partagée par les socialistes libéraux. Préférant les réformes qui se font dans l’ici et le maintenant aux grands desseins annoncés dans un futur plus ou moins proche, ils ne cherchent ni à fonder une société idéale, ni à sculpter un « homme nouveau », des tentations potentiellement liberticides. Rejetant le déterminisme historique de Marx, ils travaillent à améliorer la condition humaine, porteurs d’une foi certaine en l’action collective et individuelle, dans un cadre démocratique. Pour Hobhouse, « le progrès est plus continu est plus sûr quand les hommes se satisfont de traiter les problèmes l’un après l’autre, au lieu de chercher à détruire racines et branches et de vouloir édifier un système complet qui a ravi leur imagination ». Les socialistes libéraux sont cependant conscients du caractère conflictuel de la société. Les luttes sont « fatales » selon Rosselli, qui indique que le cadre libéral permet de les « discipliner », au moyen de « règles du jeu » destinées à préserver la vie, l’autonomie et les libertés des citoyens.

Sur le plan économique, les socialistes libéraux reconnaissent les vertus d’une économie de marché, comme ensemble d’initiatives économiques décentralisées. Le libertaire Merlino indique ainsi que l’abolition du marché, en fusionnant les pouvoirs sous l’égide de la bureaucratie, ferait le lit d’ « une tyrannie cent fois pire que la tyrannie capitaliste ». Cependant, le marché laissé à lui-même peut être « capté » par des firmes de plus en plus puissantes, se constituant des monopoles et des rentes au détriment des consommateurs. Il appartient donc à l’Etat de veiller à ce que la concurrence soit juste, et la liberté d’entreprendre préservée.
Surtout, le marché produit des inégalités et ne protège pas contre les accidents de la vie. La « loterie sociale » fait que chacun ne dispose pas d’atouts égaux, mérite ou pas. Si tous les citoyens sont « débiteurs » d’une société qui leur offre une accumulation de savoirs, d’infrastructures et d’institutions qui sont le fruit de l’histoire, tous n’en profitent pas au même degré. Aussi, la justice sociale suppose une redistribution massive (mais non confiscatoire) par l’impôt progressif. L’imposition des successions sera privilégiée, pour éviter la concentration et l’accumulation des richesses de génération en génération, qui rend tout concept d’égalité des chances inopérant, valorise le capital par rapport au travail, et se montre en outre inefficace, privilégiant les héritiers au détriment des plus talentueux et des plus entreprenants. Par ailleurs, les socialistes libéraux défendent l’associationnisme, qui témoigne de l’importance qu’ils accordent à la société civile. Pour eux, le secteur coopératif est à valoriser : sans s’abstraire du jeu de l’offre et de la demande, celui-ci est organisé démocratiquement, et réinvestit ou redistribue les bénéfices réalisés, échappant aux dérives du capitalisme financier.
Mais afin que tous ces objectifs se traduisent concrètement, c’est l’horizon européen qu’il faut mobiliser. Beaucoup de socialistes libéraux se sont déclarés favorables au fédéralisme. Celui-ci suppose une véritable démocratie européenne capable d’enregistrer et de répondre aux aspirations des peuples, et la création d’un impôt européen pour alimenter un budget donnant les marges de manœuvre nécessaires à une politique sociale, ainsi qu’à des investissements lourds dans la recherche, clé de la compétitivité, et l’environnement.

On le voit, le socialisme libéral présente une certaine cohérence dans son souci d’allier ce qui, dans la tradition libérale comme socialiste, permet à l’individu de se réaliser. La plupart de ses principes vont à l’encontre de la mondialisation néolibérale et du néobonapartisme sarkozien. Il constitue de ce fait un socle de valeurs solide pour bâtir un projet politique alternatif. Si personnellement j’estime que « droite » et « gauche » sont des notions périmées, le clivage qu’identifiait Bobbio entre ces deux camps n’a pas disparu : tandis que pour la seconde toute forme d’inégalité exige d’être légitimée, pour la première toute égalisation demande à être justifiée. L’engagement pour la seconde provient d’un « sentiment de malaise devant le spectacle des énormes inégalités, aussi disproportionnées qu’injustifiées, entre riches et pauvres, entre ceux qui sont en haut et ceux qui sont en bas de l’échelle sociale, entre celui qui possède le pouvoir, que ce soit dans la sphère économique, politique, idéologique, et celui qui ne l’a pas ». Oui, l’égalité doit rester « l’étoile polaire » du progressisme.