Vous vous souvenez ? Éric Cantona, début octobre 2010, confiait à Presse Océan qu’il suffirait que 20 millions de déposants retirent leur argent des banques pour faire s’effondrer le système financier français. Le 7 décembre suivant, il était censé passer à l’acte « accompagné » par quelque 30 000 personnes. Mais il n’a pas provoqué de panique bancaire (ou bank run). On ne sait s’il sera entendu massivement, après-demain mardi (ou mercredi) à Chypre, où le parlement a jugé plus prudent, ce jour, de repousser un vote (à lundi après-midi) sur la taxation de tous les déposants du pays, nationaux, binationaux ou résidents. 5,75 ou 9,9 % (selon montants détenus) de prélèvement en échange d’actions des banques, cela n’enthousiasme au client. Mais quitter la zone euro ou risquer l’effondrement des banques, privées de liquidités du fait de retraits massifs, est-ce une réelle alternative.
En 1999, la troisième banque de Malaysie fermait boutique au bout de trois jours. Ses clients avaient retiré leur argent en trop grand nombre. Idem en 2007 pour la britannique Northern Rock. Et en décembre 2011, des rumeurs sur la santé de la filiale lettone de la suédoise Swedbank faisaient, un dimanche, gonfler les queues devant ses près de 300 distributeurs de billets : dix millions de lats (14 M€) étaient retirés en un seul dimanche. Le mardi, tout rentrait dans l’ordre, mais les Lettons avaient été trop échaudés par la faillite des banques nationales Parex Banka et Krajbanca.
Lundi soir, le parlement chypriote votera (ou non) une taxe touchant tous les épargnants de l’île, Chypriotes comme magnats russes ou soldats britanniques en garnison. Mardi, après ce jour férié, les banques rouvriront leurs guichets. Outre les militaires, il y a près de 60 000 Britanniques (financiers et retraités principalement) à Chypre. La ruée sur les automates, dès l’annonce de la mesure, a fortement déjà asséché les liquidités des banques qui, en outre, ne sont guère solvables. Le redeviendront-elles, avec ou sans taxation des déposants contre émission d’actions ?
Contrairement à l’Argentine, qui avait pris à froid les Argentins (lesquels, encore aujourd’hui vont dans les casinos des pays voisins pour échanger des jetons ou plaques contre des USD), Chypre a laissé fuiter la mesure. D’où la panique et surtout la révélation crue de l’extrême fragilité du système bancaire, gonflé outre mesure par la promesse de revenus détaxés. Par conséquent, sauf mesure coercitive, les déposants retireront leurs avoirs, pour les transférer ailleurs, peut-être en Russie pour les résidents russes, ou vers d’autres paradis fiscaux.
Les dépôts avaient atteint jusqu’à huit fois le montant du PIB du pays. Avec beaucoup d’apports russes, en particulier (l’équivalent de vingt milliards de dollars ou 15,4 Mds€). Pour Anatoly Aksakov, président de l’association des banques régionales russes, la confiance en Chypre, quelle que soit l’issue du vote, est ébranlée. Pour les Russes, si la mesure passe, elle représenterait globalement un perte avoisinant 3,5 milliards d’euros. Le ministre chypriote des Finances, Michalis Sarris, se rendra à Moscou la semaine qui s’ouvre. Car outre les dépôts russes, l’État avait reçu de la Russie une aide de 3,5 milliards d’euros en 2011. Il s’agit de négocier un échelonnement.
Il n’y a pas de raisons objectives que les épargnants français, italiens ou espagnols et portugais soient portés à retirer leur argent. Mais les résidents (et autres) russes pourraient s’inquiéter que la mesure soit étendue à d’autres pays et ils ont de nombreux fonds dans les banques d’Europe du Sud. Si la rumeur leur attribuait des retraits massifs, elle pourrait engendrer des paniques. De même, beaucoup de retraités britanniques disposent de dépôts dans les banques des pays riverains du nord de la Méditerranée.
On peut aussi s’attendre à d’autres répercussions, notamment sur le cours de l’euro. Les banques grecques pourraient acquérir les filiales de leurs concurrentes chypriotes en Grèce. Alex White, de JP Morgan, considère que l’Union européenne s’est tirée « une roquette dans le pied » (bazookaed itself in the foot). De fait, les gouvernements européens ne garantissent les dépôts bancaires que jusqu’à un certain montant, et certains épargnants pourraient craindre la contagion. Laurent Fransolet et Antonio Garcial Pascual, de Barclays, ont critiqué la mesure en soulignant que c’était un nouveau signe que les épargnants étaient mal protégés en Europe. Les avoirs étrangers à Chypre représentent environ 40 %, dont 30 proviennent de pays hors Union européenne.
Pour le moment, à Chypre, il n’y a plus d’argent dans les distributeurs automatiques. Le gouvernement pourrait décider que les banques resteront fermées jusqu’à jeudi soir. Les banques grecques pourraient consentir des prêts à très court terme à leurs homologues chypriotes pour un montant global de cinq milliards d’euros pour faire face aux demandes de retraits.
Le risque de contagion, formellement écarté mais qui ne peut l’être, tient aussi aux très faibles rendements des dépôts, presque partout rongés par l’inflation, sous-estimée. Avoir de l’argent en banque est peut-être plus sûr que chez soi, mais cela ne rapporte rien du tout.
Vincent Chaigneau, de la Société générale, avait annoncé pour ce printemps une seconde poussée de fièvre dans la zone euro en soulignant que l’Allemagne, qui vote en septembre prochain, sera peut disposée à la calmer par des injections de liquidités. Pour Frédéric Ducrozet, du Crédit agricole, le diktat imposé à Chypre donne un nouveau signal que l’Allemagne impose l’austérité sans égard pour les populations.
C’est d’ailleurs ce que soutient le Cyprus Mail. L’Eurogroupe pourrait récidiver ailleurs. Mais surtout, dans l’immédiat, si les transferts d’argent hors de Chypre ne sont pas bloqués (c’est plus ou moins fait), la taxe sera-t-elle suffisante pour contribuer au sauvetage des banques ? Et qu’envisager ? L’alourdir encore ?
De plus, même sauvées, les banques chypriotes ne seront plus attractives : elles devront licencier, moins prêter, &c., alors qu’elles étaient le moteur économique de l’île.
Jean-Luc Mélenchon a estimé que Chypre « entre en enfer » comme la Grèce. L’adoption de la mesure conditionne, comme l’a rappelé le secrétaire général de l’OCDE, un plan de sauvetage d’environ dix milliards d’euros, qui, s’il n’était pas concédé, aurait des répercussions bien plus graves pour les épargnants. Certes, mais l’austérité qui cassera la croissance, qu’elles en seront les conséquences à moyen terme ? Entraînera-t-elle l’impérieuse nécessité d’autres plans de sauvegarde ?
J.-L. Mélenchon a développé : « une fois de plus on va assortir une aide, d’un plan d’austérité pour mettre en équilibre les dépenses et les recettes, comme on va mettre en équilibre on va faire l’austérité et comme on va faire l’austérité il y aura moins de rentrées et plus de déficit, et donc on va recommencer… ». Mais était-il en faveur de laisser Chypre continuer à jouer le rôle d’une place financière offshore ? Il a aussi estimé que les banques chypriotes étaient devenues « la machine à nettoyer l’argent sale d’une partie de l’Europe ». Ne pas les sauver, n’était-ce point aussi condamner Chypre ?
En fait, partout ou presque, les banksters, avec l’assentiment des politiques, ont pris les populations en otages.