Évidemment, avec des sonnets intitulés Détresse ou Tombeau, plus crêve-la-faim que soiffard, le poète Léon Deubel n’allait pas connaître la postérité d’un Verlaine ou d’un Rimbaud. Même pas celle de son compagnon de vache maigre, Louis Pergaud (La Guerre des boutons). Pourtant, pourtant, le Belfortain Francis Décamps, frère de Christian, du mythique groupe rock Ange, et son groupe Gens de la Lune, lui consacre à un opéra-rock, révèle Alain Roy, du Pays de Franche-Comté. 

Deux anecdotes à propos d’Ange (1969… 2012, avec éclipses). Ce devait être au Café de la Gare (de Belfort), circa 1980, et j’étais attablé avec Francis et Christian Descamps.
À leur narrer comment, à Bobo-Dioulasso (Burkina), j’étais tombé sur un animateur de radio qui passait jusqu’à six ou douze fois par semaine l’un de leurs morceaux. Ces années-là, il n’y avait plus guère, en France, que de rares radios libres pour balancer de l’Ange sur les platines.
Mais le groupe allait ressurgir, à Dijon, en 1983, pour quelques représentations d’un splendide opéra-rock, La Gare de Troyes n’aura pas mieux. Un truc pêchu, au livret ciselé, avec funambule et autres effets de scène (un très – trop – massif échafaudage). Miracle, RTL s’y intéresse et programme une date parisienne.
Concert annoncé doublement « unique » (il faut dire que le dispositif scénique était coûteux ; c’était un vrai risque, mais si cela prenait, les prolongations, la tournée, étaient envisageables).
Patatras, salauds de…, grève de la RATP, flop (de fréquentation) : prémonitoire ? « Tu dérailles (…) change de file, change de rails ». Bref, l’Ange se pare d’ailes d’albatros et retourne à une semi-clandestinité, les recettes ne couvrant guère l’investissement.

Du coup, je n’ai retrouvé Christian et Francis qu’à la trop rare occasion d’un concert confidentiel dans une discothèque parisienne, cachetonnant avec je ne sais plus qui (Haas, Brezovar, Cuenot, l’ami Laurent Sigrist ?). Mais l’albatros se fait parfois phénix. Christian, replié en Haute-Patate (Saône), et son fils Tristan, sortent des albums, Francis forme Gens de la Lune, mais il est arrivé, jusqu’au début de la première décennie de ce siècle, que les frères se retrouvent et œuvrent de concert.

Là, il appartient au seul Francis (et aux Gens de la Lune) de faire ressurgir le poète Léon Deubel du Cimetière des Arlequins

Un projet soutenu

Robert Belot, l’adjoint à la culture du maire de Belfort Étienne Butzbach, ne fait pas que des « çonneries » (son livre sur Alstom, de bonne facture, fait a présent parler de lui pour des raisons que nos visiteuses et les lecteurs du blogue Plein feu sur Belfort connaissent, n’y revenons plus). À diverses reprises, des admiratrices et férus de l’œuvre du poète « maudit » Léon Deubel (Belfort, 1879–Maisons-Alfort, 1913) avaient tenté de sensibiliser le « Che », ses prédécesseurs et successeurs à la mairie, pour tenter de faire remémorer ses poèmes. Avec des succès divers, dont de piteux, même si un buste du poète, dû à Philippe Besnard, copie de celui d’Hiroatzu Takata à Maisons-Alfort, orne le square Émile Lechten depuis 1935. 

Patrick Beurard-Valdoye, autre poète au nom évocateur (de la ville prolongeant celle de Belfort), avait mis la main sur des correspondances de Deubel qui finiront peut-être par trouver éditeur (d’autres – ou les mêmes – avaient été publiées en 1930). Mais depuis 1979, rien ou presque, de notoire en tout cas, sur Deubel. 

Mais, mais, or donc, à Belfort, les 19 et 20 décembre prochains, au Granit, scène nationale, puis à l’occasion de la sortie d’un double CD (tiens, pourquoi ne pas y localiser aussi la correspondance, tombée dans le domaine public…), musiques… et textes de Deubel (scandés par Jean-Philippe Suzan), et de Francis Descamps évoquant le tragique destin du poète.
Le Pays de Franche-Comté signale qu’un clavier Haken Continuum et des percussions Handpan Drum seront mis à contribution. Quelques dates ultérieures sont prévues : Arbois (histoire de célébrer le ventre creux autour d’un coq au vin jaune ou de paille de Pupillin ?), Baume-les-Dames, Besançon…

Rappelons que les Décamps se sont fort intéressés aux divers orgues Hammond et autres mellotrons.
« Il fallait utiliser des instruments peu usités pour créer un climat nouveau et une sorte d’ouverture vers d’autres univers, celui du paradis des poètes probablement, » commente Francis Descamps qui s’est imprégné du funeste destin du poète suicidé à 34 ans et d’une œuvre à la fois ténébreuse et compacte comme le pain rassis des pauvres, légère, aérée, scintillante, comme les lendemains qui, hélas, tardent à venir, et n’en sont que plus éclatants.

Léon Deubel aurait pu, bien mieux et beaucoup plus bourgeoisement que Rimbaud, renoncer. Il s’y refusa, préférant la mouise, partagée un temps avec Pergaud, à la gueuserie de se consacrer à tout autre chose que ses vers (ou ceux, d’autres, rassemblés dans son éphémère revue L’Île sonnante, qui publia Pergaud, ou dans la revue lilloise Le Beffroi).

Sinistrose

Hormis, peut-être, dans des cercles « gothiques », Deubel n’avait pas vraiment de quoi passer de l’ombre des galetas à la lumière des cénacles littéraires. Il distillait parfois la sinistrose à pleins baquets.
Ainsi de Ma souffrance :

J’offre au ciel fulgurant qui châtia Sodome,
Et voua Prométhée à l’éternel martyre,
L’invincible douleur de ne rester qu’un homme…

Léon Bocquet lui consacra un Léon Deubel, roi de Chimérie. Tout est dit. Baudelaire pouvait fréquenter grisettes et catins, Deubel devait se contenter de les reluquer de loin. Détresse (autre sonnet).
« L’éclatante fortune d’un Stéphane Mallarmé », que lui prédisait, un an avant le suicide dans la Marne, le journaliste Gaston Picard, demeura infortune et vocation obscure. Déroute…

Tais-toi, les mots ne savent plus…
Ils gisent auprès de leurs lances

Ces grands Barbares du silence

Aux fossés des routes, perclus.

Blanc mutisme. Il neige souvent à Belfort fin décembre. Mais la chanson n’y sera pas balbutiante pour évoquer le « pauvre Gaspard ». En dédicace de son Chant des routes et des déroutes, Deubel consignait : « Le public n’entre pas ici, ou montrez patte musicienne ». Le cortège des Gens de la Lune n’a rien de sinistre…  Souhaitons que les « oreilles » des « âmes normaliennes » des critiques sauront distinguer « les ors roux des couchants », des blondeurs lunaires, des « murmures d’astres » et des friselis d’indéfinis.