« Tu accoucheras dans la douleur » (Genèse III,16 ; Esaïe LIII,4). Pas inéluctable, comme la péridurale l’a établi. Ainsi que l’énonce Michel Serres, « toutes les morales sont faites comme des luttes contre la douleur inévitable et quotidienne. ». L’enseignement des mathématiques serait-il, au moins en partie, fondamentalement « immoral » ? C’est la question implicite que soulèvent Ian Lyons (univ. de Chicago) et Sian L. Beilock (Western univ. de l’Ontario) dans leur étude Quand les maths font mal… (PLos ONE, 31 oct. 2012). Étudier les maths, et surtout résoudre des problèmes ou des équations, peut susciter chez élèves une véritable douleur. Franchement, je m’en doutais un peu…  

À peine avais-je publié sur Come4News « Calcul mental : en revenir au boulier », article dans lequel, incidemment, je faisais part de mes difficultés antérieures et actuelles lorsqu’il s’agit d’affronter le moindre problème de maths, que la revue Plus One me révèle que mon aversion s’apparente à une pathologie et que mes stratégies d’évitement établissent que je ne suis pas masochiste (ou alors, pas en ce domaine).
Je me méfie fort des chercheurs et universitaires nord-américains, encore davantage poussés à publier un peu tout et n’importe quoi que d’autres, en particulier des psychologues et neurologues.

La psychologie est une discipline permettant parfois d’affirmer un peu tout et son contraire, comme son historiographie l’établit assez aisément. Mais, bon, l’article « When Math Hurts: Math Anxiety Prédicts Pain Network activation in Anticipation of Doing Math » (Lyons IM, Beilock SL, PloS ONE 10/7, 2012) a été revu et approuvé notamment par Georges Chapouthier, univ. Pierre-et-Marie-Curie, Paris-VI, et d’autres, de fin février à fin septembre 2012, et cela me semble une garantie suffisante.
Je suis encore plus circonspect lorsqu’il s’agit de vulgariser de telles études, ce qui vaut pour moi-même, et m’incite à vous prier de ne pas prendre au pied de la lettre ce qui suit… mais bon, là, ces distingués chercheurs confirment ce que mon petit doigt m’avait dit dès ma classe de seconde S (redoublée en B, écosocial à présent), voire antérieurement.

Sciatique mathématique

Aurais-je eu à faire avec des sadiques qui s’ignoraient, ma stratégie d’évitement qui consista à éluder toute douleur en refusant l’affrontement dès ma classe de première (et totalement en terminale où, pour m’occuper, le prof me laissait écrire, dessiner, muser… mi par compassion, mi par obligation de ne pas sacrifier la progression du restant de la classe), relevait-elle d’une saine attitude de refus de ressentir une peine physique quelque part au-dessus de l’oreille ?
Comme le résume un commentateur, le cancre en maths est « plongé dans une situation d’angoisse extrême totalement bloquante ». Je confirme. Sciatique cervicale, oserai-je.

Je souffrais donc d’une véritable phobie qui aurait dû être traitée pour telle, ce que des cours particuliers (totalement inopérants pour mon cas pathologique et assez vite abandonnés) ne pouvaient assurer.

« Pour certains, même la simple perspective de devoir se livrer aux maths est harassante », débutent les auteurs. Mes hauts niveaux d’anxiété mathématique (HMAs, high levels…) s’apparentaient à un pic, une cime, un sommet himalayesque. Ma « mathophobie », pour reprendre à mon compte le néologisme de Chris Matyszczyk, de Cnet, s’élevait à des niveaux qui m’ont fait renoncer à la sociologie (savoir comprendre des stats n’oblige pas, à mon sens, à en faire soi-même, mais la faculté ne l’entendait pas de la sorte), puis pousser à déléguer toute opération simple (genre règle de trois) à des collègues, consœurs, collaborateurs, voire supérieures hiérarchiques. Cela n’a pas vraiment nui à la carrière que j’entendais poursuivre, mais comme le disent les auteurs, à renoncer à toute perspective professionnelle impliquant un minimum de connaissances, non seulement en maths, mais en arithmétique. Carrément !

Pour moi, comme l’énonçait « La Canne » (les anciens de Saint-Martin à Angers voient très bien de qui il peut s’agir), Pgcd signifiait « petite grenouille et crapaud dansant ». Pourtant, ce distingué professeur, sévère mais juste, n’était pas un piètre pédagogue. Me retrouvant redoublant avec un programme un tant soi peu allégé, il m’a maintenu les narines au-dessus d’un 7 ou 8 de moyenne qui m’a permis d’intégrer la classe de première. Ensuite, ensuite… Le naufrage, la plongée dans les bas-fonds du zéro ou d’un charitable un, valant peut-être un résigné encouragement.

L’amputé ressent encore la douleur

Or donc, mes réactions neuronales en situation d’HMAs, douloureuses, taraudantes, si, vraiment, dans une première phase (ensuite, échanger une dissertation contre un devoir de maths n’illusionna plus personne, je m’enfonçais donc dans le statut de cancre assumé), dans la zone fronto-parietal (pariéto-frontale), étaient d’un tel niveau que je devins un mathématico-amputé volontaire. Sioux tel le renard (ou le fennec, mon totem chez les Éclaireurs), je me suis rongé la patte matheuse. Littéralement (enfin, presque).

Mes HMAs devaient frôler le niveau 76 (l’ultime selon l’étude), tandis que ceux de mes condisciples, qui ont au moins mitoyenné la moyenne ou l’ont obtenue et surpassée au bac (j’obtins quatre sur 80), devait se situer entre 5 (personne n’y échappe, même les plus doués) et 24 pour les plus performants, dans la moyenne de 30,34 pour les « passables ».

Tout s’explique. Les petites taches orange qu’une IRM détecte sur un esprit « sain » mathématiquement parlant, si j’ose, devaient virer chez moi à une indécente iridescence approchant l’écarlate, puis glissant du grenat au rubis, enfin au blanc de chauffe.

Les obstinés risquaient « une peine viscérale » (sic, je cite, mais ce n’est pas incorrect, le cerveau étant un viscère) : je me la suis progressivement épargnée.

Il y a de l’espoir pour les pas trop mauvais en maths : l’anxiété, inévitable chez toutes et tous, surpassée, la douleur s’estompe dès qu’ils se lancent dans la résolution du problème de maths.

CQFD !

L’ennui est que, si les auteurs laissent penser, sans vraiment le suggérer nettement, qu’un traitement serait possible pour que les affectés d’HMAs surélevés retombent du côté des ratios moyens
( soit vers [Left INSp: F(1,24) = 10.91, p = .003, η2 = .313; Right INSp: F = 6.00, p = .022, η2 = .200; MCC: F = 18.44, p<.001, η2 = .434; Right CSd: F = 5.45, p = .028, η2 = .185]),
ils ne laissent pas présager de méthode (médicamenteuse, comportementale, mixte, autre…).

Je pose la question : une telle étude ne justifierait-elle pas le rétablissement, certes pas à l’identique (trop de cours fumeux, trop peu d’approche pratique), des Instituts de formation des maîtres (IUFM) ?
Élève Vincent (Peillon), levez-vous, répondez !

J’interpelle aussi les psys de tout poil, plume ou écaille : cette étude, qui confirme ce que j’ai pu confusément ressentir, ne doit-elle pas vous inciter dare-dare à expérimenter, sur des cobayes, de nouveaux anxiolytiques adaptés, ciblés, et surtout de nouvelles méthodes ? Il y a de nouveaux honoraires à prendre, des coups en bourse à tenter, des bénéfices à récolter.

Grosse différence, lourdes conséquences

J’imagine déjà les parents préparer des poches de glaçons, les profs compatissants se retenant de caresser les chères têtes blondes (la pédophilie se niche partout dans le crane des chefs d’établissements et des délégués des fédérations de parents d’élèves), les bourreaux de cour de récréation obliger leurs souffre-douleur à peiner sur des énigmes mathématiques, &c.

Le dilemme : faire face frontalement – adverbe ô si idoine à la lumière de cette étude – à la difficulté ou affronter résolument la facilité et laisser les cancres en maths suivre des cursus adaptés. Après tout, il est bien possible de se faire exempter de gym (pardon, d’éducation physique). Une instruction (un conditionnement ?) mental est-il à la portée de nos scientifiques et thérapeutes ?

Au lieu de revoir les programmes d’histoire et de littérature pour, comme le suggérait Najat Vallaud-Belkacem, signaler l’apport gendré dans les œuvres et réalisations (les Curie, mère et filles, étaient-elles attirées par les femmes ? Cela influença-t-il leurs méthodologies ?), la priorité n’est-elle point tout autre ? Qu’en pensent les centres, le Front de Gauche, le PS, l’UMP, le FN et les non-inscrits ? N’est-ce point plus crucial que le mariage pour toutes et tous et le vote des étrangers aux élections territoriales ?
Élèves Marine Le Pen, François Bayrou, Jean-Luc Mélenchon, François Fillon, levez-vous, répondez à la question&nbsp;!

Imaginez toutes les implications. Soumettre un ministre de l’Éducation devant des caméras de télévision à la torture d’une division de fractions, voire à l’épreuve par neuf, est-ce encore admissible&nbsp;? Santé, bonheur, jamais plus de maths à nulle heure pour les affectés.
Songez aussi à l’encombrement des tribunaux. Infliger des devoirs de maths à des souffrants n’est-il point délictuel, donc passible de la correctionnelle ? Élève Christiane Taubira, levez-vous&nbsp;!
L’euthanasie médicalement assistée doit-elle être accordé aux patients des écoles et lycées ou faut-il envisager des soins palliatifs ? Élève Marisol Touraine, levez-vous !
Le futur recensement général de la population ne devrait-il pas comporter des questions permettant de déceler l’ampleur de la population souffrante ?
J’en appelle aussi aux plus hautes autorités religieuses. Papes, patriarches, grands rabbins, ayatollahs, suprêmes invocateurs des guédés, levez-vous ! Cela vaut bien des bulles, encycliques ou fatwas. Flagellants de Séville, infligez-vous la résolution d’équations.

Approfondir la logique multidimensionnelle

Cette étude n’est pas passée inaperçue. Ses conséquences ne sont encore qu’effleurées. En tant que sachant, expert qualifié, je suggère d’être nommé au futur Haut Comité interministériel pour l’atténuation de la souffrance mathématique et la réforme pédagogique d’éradication de la mathophobie (HCIASMRPÉM). Chauffeur, à Grenelle (au ministère de l’Éducation). Ou aux rives de la Marne pour une séance décentralisée (les taxis seront réquisitionnés).
Je suis même prêt à soumettre mon cerveau à la torture, pour la Science ! De me soumettre aux Sudoku force 11 dans les conditions de Guantanamo.
Merci de ne pas me vouer trop vite au Panthéon…  Non accessoirement, merci de m’accorder la Cotorep rétroactivement au titre d’handicapé mental.

N’empêche, contrairement aux études et recherches dignes des prix IGnoble, celle-ci mérite toute l’attention qu’il se doit. La numératie (l’innumératie) est un enjeu crucial de compétitivité et je propose d’affecter un pourcentage substantiel de la prochaine hausse de la TVA à relever le défi. Sans rire, ni même sourire. Le PrOuT (Parti de rien, revenu de tout, que je præside) s’engage à le réclamer, au besoin en appelant à descendre dans la rue, même aux côtés de Jean-François Copé et de Marine Le Pen. La France attendra-t-elle que le Groland prenne les devants ? N’est-ce point là une ardente – qu’écris-je, incandescente ! – priorité nationale, européenne, mondiale ?

Comme me l’affirme ma voisine de clavier (mention TB au bac, obtenu à 16 ans, 12 en maths, série B, coef. 4, en dépit du fait qu’elle trouvait le résultat selon des raisonnements que les correcteurs n’arrivaient pas à confronter aux corrigés, puis divers mastères et un MBA), « tout cela, j’aurais pu te le dire, les maths, c’est terrifiant, horrible !&nbsp; ». Elle n’exagère nullement. Contrairement à tant d’autres, elle parvenait à surmonter son anxiété puis, confirmant l’étude, une fois lancée dans la résolution des problèmes, son appréhension s’apaisait.

Nouveau genre littéraire

Pour qui comprend l’anglais, j’engage vivement à consulter l’original :
Lyons IM, Beilock SL (2012) When Math Hurts: Math Anxiety Predicts Pain Network Activation in Anticipation of Doing Math. PLoS ONE&nbsp;7(10):
e48076.doi:10.1371/ journal.pone.0048076.

Futurs profs de maths, en activité ou retraités, syndicalistes de l’Éducation nationale, vous ne pouvez plus dire que vous ne saviez pas. Nul n’est censé ignorer la loi, pas davantage les conclusions de cette recherche médicosociétale. Près de 13 000 sites répercutent déjà cette étude.
Amen puissance n, serais-je tenté de conclure. Mais ce n’est pas tout. Gurumed, qui donne un abstract plutôt correct de l’étude, exprime « le vague pressentiment que certains vont présenter cette étude comme une justification de leur voluptueuse procrastination face aux mathématiques.&nbsp;».
Bien vu. Mais n’est-ce point là ajouter blessure à l’insulte ? Sadique, va. Un genre littéraire nouveau émergera peut-être, le sadomathémaso. Me laisserais-je tenter&nbsp;? Cinquante nuances de géométrie grise devrait faire un tabac. Rapporter davantage à son auteur·e que la formule E=mc2 au regretté Albert.

Sois sage, ô ma douleur !

Comme le remémorent Nihaela-Gentian Stanisor et Razvan Enache, de la revue Alkemie, on peut considérer que « tout est littérature, c’est-à-dire préoccupation pour l’expression et pour le langage. ». Le langage mathématique et son orthotypographie n’y échappent pas. Comme l’exprimait un professeur de lettres de Fustel-de-Coulanges (Strasbourg), «&nbsp;l’hypokhâgneux s’infuse dans la macération.&nbsp;». Et parfois (litote) la souffrance.
« Aucun progrès ne peut être acquis par une société sans passer par la souffrance, et c’est là que le matérialisme est désarmé, » estimait Rabindranath Tagore. Le tout dans le tout (et inversement) est qu’elle reste supportable, corollaire incontournable. Cette recherche, dont je doute lire un jour une refutatio convaincante, le rappelle, et c’est essentiel. Oui, faire des maths peut faire souffrir, un peu, beaucoup, intensément, et jamais pas du tout.