Propagande, « wishful thinking » (conjecture espérable) ? Ce n’est peut-être pas de Syrte que viendra la décision des Kadhafi de réellement faciliter une médiation russe (appuyée sans doute par l’Algérie et la Turquie, par exemple, voire aussi la Chine) ou de se résigner à une partition de fait, temporaire, de la Libye. Mais s’il faut en croire un blogueur d’Al Jazeera, des individus armés, autonomes et non-opposés formellement à Kadhafi ou liés, comme il l’indique ou le souhaite, aux insurgés de l’est libyen, auraient pris l’initiative de s’en prendre à des « mercenaires » biélorusses à Syrte. Ce qui laisserait supposer une sorte de désagrégation des « supports tribaux » (appellation commode mais tant orientée que trop péremptoire) du régime.

Je n’avais absolument pas pressenti les événements de Timisoara quand, lors d’un voyage de presse soigneusement et aimablement encadré par la Securitate, en 1987, nos accompagnateurs se laissaient aller à sourire lorsque nous nous risquions à évoquer des « blague roumaines » (ou allemandes de l’Est). Je n’en pensais pas moins que c’était significatif d’évolutions à venir. Deux années plus tard…
Mais l’histoire n’est pas transposable. Cependant, quittant l’hôtel Rixos, Tom Rayner, de Skynews, rapporte que l’un de ses « mentors » (membre de la sécurité) s’est risqué à lui confier que, pour lui, dès qu’il toucherait sa paye, il prendrait le large. Pas du tout pour rejoindre – déjà ou à court terme – Benghazi ou l’insurrection, mais tout simplement pour ne pas se retrouver du côté des perdants. Pour lui, Saif Kadhafi n’est plus une alternative, il a raté la bonne marche, qu’il aille au diable ! La solde de cet accompagnateur pourrait sans doute lui parvenir, puisque divers pays ne respectent pas l’embargo financier, et selon le cours des choses, il rempilera ou non, s’accordant, ainsi qu’au régime, un sursis.

Cette façon de voir par le gros bout de la lorgnette s’applique aussi à ce que rapporte, sur Al Jazeera, AFreedom (un pseudo dénué de profil). Les Chemises vertes (la sécurité intérieure) se verraient prendre à partie à Syrte, ville supposée loyale, et des « mercenaires » biélorusses auraient pris le large via le port sans demander leur reste. Par mercenaires, on peut entendre des naturalisés libyens, des techniciens « caucasiens », arrivés de fraîche ou longue date, ce qu’on voudra. Ils auraient, selon des faits constatés ou la rumeur, violé des femmes de la ville voici deux jours.  « Je peux confirmer qu’une unité de notre armée libyenne de Syrte a tourné ses armes contre l’élite (les mercenaires) de notre dictateur. ». 

Il y a aussi des combats à Zenten… Mais Syrte revêt une autre valeur symbolique. Des raids de l’Otan ont frappé récemment Syrte. Sans doute pas des drones américains, peut-être certains de ces chasseurs coalisés qui commencent à subir l’usure d’opérations trop répétées. Des Mirage ont dû avorter leurs missions pour se poser à Malte pour réparer des avanies. Ce serait le second cas constaté depuis le 20 avril. Le temps ne presse plus que pour Kadhafi, tant militairement que diplomatiquement, mais il se pourrait que le jeu ne soit plus aussi égal. Ce qui ne veut pas forcément dire que le temps joue principalement pour le Conseil national de Benghazi, en tout cas, tel qu’il se présente internationalement.

Pour l’anecdote, on relèvera incidemment qu’un Kazakh a tenté, en vain, de détourner un vol civil Paris-Rome vers Tripoli (un autre, tout aussi déprimé, isolé, aurait pu opter pour Benghazi…). Ce qui est plus inquiétant, ce sont les rumeurs voulant que le Front Polisario ferait cause commune avec Aqmi. Ce qui ne l’est pas moins, pour le CNL (ou CNT), c’est que l’Algérie, qui dément toute implication de mercenaires ou toute facilitation logistique en faveur de Kadhafi, pousse fortement divers pays à intercéder en faveur d’un cessez le feu. Lequel est supposé conduire à une partition de fait. Mais encore faudrait-il savoir selon quelle ligne de partage au juste. Les insurgés de l’ouest sont peu ou mal soutenus militairement par Benghazi, mais il faut désormais, semble-t-il, réellement compter avec eux.

Selon l’Otan, un « centre de commandement » de Kadhafi aurait été détruit dans son complexe résidentiel de Tripoli. Bilan : trois morts, sans doute pas des chefs militaires ou des ministres. Selon divers observateurs de la presse internationale, il ne s’agirait que d’un ensemble de salles de réunion, voire d’une bibliothèque et d’une large antichambre de réception de visiteurs et dignitaires (The Times, AP). Bref, l’Otan frapperait aussi ceux auxquels il suggère sans relâche de faire défection, soit l’entourage, militaire ou civil, difficile à dire, des Kadhafi. Ou alors, un mauvais renseignement aurait été exploité : Kadhafi lui-même, ou l’un de ses fils, aurait été mal localisé. Voilà qui conforte les Russes, avec maints autres, afin d’obtenir du régime l’assurance d’un réel cessez le feu.

Au profit de qui ? D’abord, des futurs médiateurs eux-mêmes, sans doute, et de leurs intérêts dans la région. Il est très difficile de discerner les soubassements de la position russe. La Voix de la Russie a donné la parole à un politologue, Yevgeny Satanovsky, qui aligne un certain nombre de clichés fermement réfutés par le CNL de Benghazi. Les « tribus locales » de Benghazi et les chefs islamistes (supposés rattachés au désormais mythique Al-Quaida) et l’entourage de Kadhafi prendraient des promesses d’un apaisement négocié pour ce qu’elles valent, n’engageant que ceux y accordant foi. De tous temps, « les tribus se méfient l’une de l’autre » en Libye, affirme cet expert. Ne pourraient émerger qu’un régime post-dictatorial à l’Iranienne ou un nouveau dictateur. De toute façon « il n’y a aucune chance que Nicolas Sarkozy et la France puissent jouer un rôle de médiateur ». L’intercesseur devra être non-impliqué ou l’être avec suffisamment de distance, ce qui reste, selon ce président de l’Institut russe pour le Moyen-Orient, le cas des États-Unis. De son côté, Henry Kissinger (l’avocat de la théorie des dominos en Indochine) constate que « ceux qui mènent une révolution survivent rarement au processus » et qu’une « seconde vague » émerge la plupart du temps.

Une éventualité pourrait découler d’un élément nouveau. En Éthiopie, deux représentants du CNL ont rejoint Abdelati Obeidi, le ministre des Affaires étrangères de Kadhafi, pour une rencontre sous l’égide de l’Union africaine qu’on croyait encore récemment hors-jeu. Ces membres du CNL seraient Al Zubedi Abdalla, et Bujeldain Abdalla, deux anciens ambassadeurs en Afrique du Sud et en Ouganda. Ils sont représentatifs, sans doute, du CNL, pas forcément des shababs… L’Onu et l’Union européenne seraient aussi représentées.
Lian Fox, le ministre de la Défense britannique, consultera de son côté la Maison blanche et le Pentagone. Il ne sera sans doute pas question que de la Libye : la Syrie, voisine de l’Irak, où sont encore stationnés 47 000 soldats étasuniens, pourrait être encline à se rapprocher de l’Iran et à fomenter de nouveaux troubles au Liban… L’évasion de 500 prisonniers de la prison de Kandahar, en Afghanistan, lesquels peuvent se fondre dans la ville et rejoindre les Talibans, ou le Pakistan, retiendra certainement aussi l’attention : c’est un fort coup dur sur l’un des autres fronts majeurs.

Il y a toujours de « petits » à-côtés dans ce type de conflit. Près de 2 500 étudiants libyens se trouvent aux États-Unis, désormais sans ressources du fait que leurs bourses, fournies par le gouvernement libyen, ne pourront plus être versées du fait de l’embargo. Jusqu’à nouvel ordre, le Vatican n’a pas manifesté l’initiative de leur fournir des passeports ou de prendre le relais. Certains, dans divers pays, vont manifester en faveur de Kadhafi en espérant recevoir des aides financières du régime, d’autres seront tentés de rejoindre Benghazi s’ils y sont attendus. D’autres encore n’auront sans doute que le recours de demander le statut de réfugiés. Personne n’a envie de rentrer de sitôt à Misrata…
Pour le moment, les oppositions algériennes ou marocaines à l’étranger ne se prononcent pas très ouvertement. Mais les réfugiés marocains ou tunisiens rapatriés de Libye dans leurs pays respectifs ou ayant tenté de rejoindre l’Europe continuent de poser problème.
Et puis, ces étudiants libyens qui regagnent Benghazi ont tendance à rejoindre les shababs qui sont très peu sensibles aux initiatives diplomatiques du Conseil, qui ne cherchent pas trop à rallier les forces armées du général Younès, et estimés incontrôlés. Leur fournir des armements semble une option trop risquée ; confier des équipements aux généraux du Conseil l’est tout autant : s’ils refusent de les partager avec les shababs, ces derniers pourraient se poser des questions, et réagir.

Un autre point commence à troubler les opinions des pays de la coalition les plus en pointe : vouloir la fin des Kadhafi, certes, les détruire avec des bombes guidées, pourquoi pas ? mais si c’est pour laisser les habitantes et les habitants de Misrata à leur sort, à quoi bon ? Ces mêmes opinions sont très réticentes à encourager l’option d’un envoi de troupes au sol pour dégager Misrata ou d’autres villes de l’ouest. À Misrata même, Nouri Abdallah Abdel Ati, l’un des 17 membres du comité de défense de la ville, est pour le moment le seul (hormis des groupes épars de combattants), a souhaiter publiquement une intervention armée étrangère. 

Mais, effectivement, si, dans les jours qui viennent, Kadhafi se voyait obligé d’abandonner ses troupes enclavées dans Misrata, de replier celles le pouvant sur Syrte, en proie à une véritable révolte, une réelle évolution se produirait. Avec l’option d’un cessez le feu, il faudrait convaincre les shebabs de ne pas pousser l’avantage, au risque de nouvelles pertes, voire d’une défaite trop sanglante ; dans celle d’une contagion gagnant Tripoli, le pari d’une issue rapide, enfin, cette fois, pourrait justifier celui, initial, de la coalition. Mais rien n’indique vraiment déjà que la suite satisferait les visées du Royaume-Uni et de la France…

Quelques heures après l’intervention du blogueur sur Al-Jazeera, aucune confirmation de ses dires n’est venue les corroborer… Mais… qui sait vraiment… et qui est qui… à présent, tout comme, selon les hypothèses d’Henry Kissinger, demain…