Deux journalistes français de FR3 sont retenus en otages par un groupe afghan énigmatique. Le soldat américain Bradley Manning est désormais détenu aux États-Unis depuis des mois. La France souhaite qu’un général bosniaque, libéré sous caution à Vienne, ne soit pas livré à la Serbie. Comparaison n’est pas raison… Relevons donc les dissimilitudes…

C’est quarante-huit plus tard que Marcel Gozzi publie La Jeunesse d’Albert (Live éds), recueil de témoignages d’anciens appelés en Algérie, qui, comme le Breton Albert, veulent se libérer « du poids de la barbarie ». Marcel Gozzi écrit : « Certains se sont suicidés, la plupart se sont tus, renfermant à tout jamais leurs terribles souvenirs… ». J’en témoigne, certains se sont suicidés, dont l’un de mes cousins. D’autres, communistes ou non, séminaristes ou prêtres ouvriers ou pasteurs, appelés ou rappelés, furent des réfractaires, refusant de combattre contre les Algériens, parfois passant du côté du FLN. Le soldat Bradley Manning n’est certes pas soumis au même traitement qui fut réservé au deuxième classe Alban Liechti, réfractaire, interné à la centrale de Berrouaghia qui « pouvait être comparé au bagne de Cayenne ou aux camps allemands. ». Un sort qui n’est pas comparable à celui réservé aux déportés des camps d’extermination, mais sans doute à ceux de Bedeau, Bossuet ou Magenta, où furent emprisonnés les soldats juifs en Algérie sous l’occupation. Il y eu sans doute plus de 12 000 réfractaires français en Algérie, et certains ont largement davantage « pactisé avec l’ennemi » que le private Manning.

Ce soldat de première classe sera bientôt détenu à la base de Quantino Brig (Virginie) depuis 300 jours. Serait-il général, lui aurait-on réservé la condition de Jacques de Bollardière, qui ne subit que deux mois d’arrêts à la forteresse de la Courneuve, avant d’être muté au Cameroun, puis en Allemagne ?

Il ne s’agit pas de dresser un parallèle, de comparer l’incomparable. Tous les militaires français ayant rejoint l’OAS n’ont pas torturé, n’ont pas commis des attentats contre des civils, en Algérie ou en France. De même, les réfractaires, dans leur immense majorité, n’ont pas rejoint le FLN. Les désobéissances, telle les refus de « corvées de bois » (exécutions sommaires) ou la facilitation des évasions des condamnés, n’étaient d’ailleurs pas que le fait des réfractaires. Beaucoup de soldats ont feint d’obéir aux ordres. Pas vus, pas pris… mais si pris, transférés à la section spéciale de Tinfouchy.

Bradley Manning est, lui, comme la plupart des soldats américains à présent en Irak cantonnés dans des camps retranchés, un « planqué ». Encore davantage que d’autres. Ce whistleblower (sonneur d’alarme) est un engagé, parti non pas la fleur au fusil en Irak, mais sans état d’âme. Il était analyste de données, chargé du renseignement. Il a fini par envoyer des écrits, des vidéos (de « bavures » plus ou moins involontaires ou inversement), qui ont fini par être diffusés ou par figurer dans les révélations de Wikileaks.

Il n’est absolument pas suspecté d’avoir, par patriotisme « dévoyé », pactisé ouvertement avec les groupes sunnites ou chiites iraquiens s’en prenant aux contingents étrangers. La vie de garnison finit par l’insupporter, cela fut remarqué, son « problème d’adaptation » lui aurait valu de voir casser son contrat. Ce qu’il consulte finit par le révolter, non pas contre les États-Unis globalement, mais contre ce qui le conduit chaque jour à déprimer davantage, à se dire que les moyens employés en Irak ne peuvent qu’aggraver le ressentiment des Irakiens. Il sera arrêté le 26 mai 2010, 17 mois après qu’un journaliste irakien ait expédié une paire de chaussures à la figure du président Bush, en fin de mandat.

Je ne sais si cet incident fut un déclencheur à retardement ou non : Manning arrive en Irak fin octobre 2009, dix mois plus tard. Un an se passe, il commence à communiquer des données puis finit par installer un logiciel espion sur un ordinateur militaire sécurisé. Arrêté, alors qu’il appartient à la 10e division de montagne, une unité de l’armée, il est normalement transféré dans une prison de l’armée au Koweit. Mais c’est contrairement aux usages qu’il est envoyé dans un centre des Marines, arme distincte de celle à laquelle il appartient.

Un ancien commandant de cette unité, ayant dirigé la base de Quantino où Manning est détenu, obtient des informations privilégiées. Le capitaine David C. MacMichael protestera publiquement auprès du général Amos, général en chef du corps des Marines, pour s’élever contre les conditions de détention infligées au soldat Manning : isolation, interruption du sommeil, pratiquement aucune sortie de sa cellule… « J’en viens à me demander pourquoi les Marines se sont mis, ou ont convenu de se retrouver placés, dans cette situation ingrate et ambigüe, » résume-t-il. Blessé sur le front de Corée, donc ancien d’un corps expéditionnaire comme l’avait été de Bollardière en Indochine, MacMichael dénonce en quelque sorte « l’effroyable danger qu’il y aurait pour nous de perdre de vue, sous le prétexte fallacieux de l’efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu’à maintenant la grandeur de notre civilisation et de notre armée. » (Bollardière, mars 1957). Massu a regretté la torture, Bigeard ne l’a pas glorifiée, l’imputant à « une mission donnée par le pouvoir politique » qui lui répugnait personnellement. La mission de Manning a fini par lui peser.

Manning n’est certes pas une Louisette Ighilhariz, psychologue de formation, militante, qui survécut à la torture en Algérie. Il est sans doute plus fragile. Mais il refuse sans doute d’accabler Aussange, de Wikileaks, ou tout autre. Peut-être, allez savoir, par respect pour son uniforme.

Stéphane Taponier et Hervé Ghesquière, journalistes à FR3, sont détenus en otages depuis bientôt plus de 440 jours en Afghanistan. Il ne s’est pas trouvé un seul militaire présent sur le théâtre des opérations pour les accuser de ce que les généraux Daniel Roudeillac et Jean-Louis Georgelin, relayés par Gérard Liebenguth, ancien d’AFN, colonel de réserve, leur imputent. En gros, avec des degrés divers, d’être des « gauchistes », et pourquoi pas des sympathisants des talibans. Gérard Longuet, ministre de la Défense, a dans un même temps estimé que « le préalable à la démocratie » passe « par la liberté de la presse (…) la circulation de l’information, » et que le chef d’état-major « organise la présence des journalistes qui le souhaitent. » Rappelons respectueusement à ces officiers supérieurs que la direction de FR3 avait demandé si la route empruntée par ces journalistes était « sécurisée ». Jean-Pierre Chevènement, ancien officier, comme Jacques Chirac, d’AFN pendant les « événements », a répondu au ministre : « vos propos sur la reconstruction [de l’Afghanistan] me rappellent ceux du gouvernement français à propos de la situation algérienne de 1961… ».

Finalement, au sujet de l’Irak, le soldat Manning n’a fait que rappeler les propos des gouvernements et des porte-parole officiels des armes américaines sur la situation en 2010. Il en a livré le verbatim. Qui peut laisser sceptique sur la manière dont il est procédé à la reconstruction de l’Irak.

Cela vaut sanction ? Admettons. Rappelons qu’il est mis en examen au titre de 22 chefs d’accusation dont la « collusion avec l’ennemi ». Certaines charges l’exposent à la peine de mort.

Le soldat Manning n’est certes pas un héros, si ce n’est malgré lui. Tout comme les soldats et officiers français qui, malgré les ordres, ont sauvé des soldats et sous-officiers des harkis ? Ceux qui ont bravé les ordres, même s’il ne s’agissait absolument pas des mêmes, et qu’il n’y a aucune commune mesure, devraient cependant s’interroger.

En ex-Yougoslavie, des militaires français ont reçu des ordres pour ne pas inquiéter les généraux croates Ante Roso et Ante Gotovina, deux anciens légionnaires, avant que d’autres ne reçoivent des ordres contraires. L’ancien général d’armée Jovan Divjak, 74 ans, un Serbe de Bosnie-Herzégovine, ancien de l’école d’état-major de Compiègne, qui avait choisi de combattre côté bosniaque, est sous le coup d’une demande d’extradition serbe pour « crimes de guerre ». Il a été libéré sous caution. Il reste interdit de quitter le territoire autrichien, mais les autorités autrichiennes se refusent à le livrer à la Serbie. La France s’est officiellement félicitée de cette décision « encourageante ». Le soldat Manning n’a tiré sur personne, contrairement à ces généraux. Comment admettre qu’il soit encore détenu ? Ou faudrait-il admettre qu’on doive lui réserver le sort promis au général Ratko Mladic ? Que l’on sache, le Tribunal pénal des Nations-Unies (TPIY) n’envisage pas la peine de mort…