Philippe Douroux, sur un blogue-notes du Monde, fait part des ennuis et retards de livraison du Boeing 787 Dreamliner. Un point (d’engluement) a retenu mon attention : « Comment réduire la consommation de carburant ? En abandonnant les vérins et les transmissions hydrauliques au profit de fibres optiques et de moteurs électriques ; en retirant l’aluminium pour les composites et en substituant la colle aux rivets. ». Souvenirs, souvenirs…

Ne cherchez plus AMP-France, vous la trouverez : c’est une société industrielle créée en 1983. Retour aux années 1960 avec une autre AMP-France, filiale d’une société américaine. Elle avait « révolutionné » la construction aéronautique, entre autres industries. Je ne sais même plus si, aux États-Unis, elle opère toujours sous cet acronyme, a changé de nom après rachat. C’était l’époque ou le rivet ( « Tige cylindrique (…) dont l’autre extrémité est destinée à être aplatie… », selon le Grand dictionnaire terminologique) faisait rêver, et la cosse électrique, remplaçant la soudure, s’annonçait ré-vo-lu-tion-naire. 

Imaginez que les premiers Mirage III de Dassault, ceux de 1955, étaient lestés d’autant de soudures, des milliers, que, sans doute, celles de centaines des revers de multiples premières cartes électroniques pour ordinateurs. À l’époque, on n’en était pas encore tout à fait là. J’ai longtemps gardé une « carte graphique » (enfin, plusieurs), véritable « meuble » carrossant les centaines d’eproms, d’un encombrement voisin de celui d’un vieux radiateur mural. Certes était passée de la cave de feu mon cousin, Serge Craciun, à la mienne… J’ai fini par m’en séparer.

Serge Craciun était un ancien mécanicien embarqué de l’aéronavale en Indochine. On avait affecté d’assez lourds bombardiers américains à l’aéronavale pour survoler les pourtours de la cuvette de Dien-Bien-Phu. Serge, qui nous a toujours soutenu avoir décliné de revenir en France avec Tabarly, « dans sa jonque pourrie… », avait fait son retour en scooter, accompagné d’un autre quartier-maître, un mataf. Ce n’était pas un mince exploit. Il fut d’ailleurs salué comme il se devait par Paris-Match. C’était plus attrayant que les retours antérieurs sur les quais de Marseille. Serge aborda diverses professions (vendeur de vin à domicile, ambulancier…) avant de faire figure, avant la date, de « Tonton Cristobal », celui de Pierre Perret, aux yeux de ses cousins et neveux. Pensez, il roulait en DS, « la même que celle de De Gaulle », enjolivions-nous en cours de récréations. Il était devenu commercial indépendant pour AMP-France, compagnie qui allait vendre des pinces à riveter ou sertir et des tonnes de rivets et de cosses à l’industrie française. Ses relations, autant à Montmartre dans les cabarets que dans les bureaux d’études où œuvraient des anciens ingénieurs et techniciens militaires, allaient lui valoir des centaines de commandes. AMP voulut en faire un ingénieur commercial salarié, il claqua ses indemnités, oubliant de les déclarer au fisc, se rétablit en entrant chez Calcomp et Benson (traceurs informatiques), fut rattrapé par le fisc, vendit à la sauvette des maillots frappés du Pingouin Dorchy de la Pêche aux moules de Jacques Martin, puis se refit une santé chez Quantel, en vendant des Paintbox (lourdes machines pour la vidéo et le graphisme).

Pour certaines applications, l’avantage du rivet sur le point de soudure n’est plus à démontrer. Voilà donc que Boeing veut le remplacer par le point de colle. Encore plus léger. Tout aussi électroconducteur peut-être (je n’y connais rien, je ne peux que supposer). Qui a pu assembler un modèle réduit de bombardier à l’échelle 1/48e, ne serait-ce qu’un B24 Liberator, peine à s’imaginer la masse de colle embarquée sur un Boeing Dreamliner. Les bolts and nuts (boulons et écrous) remplacés par des rivets sont une chose, les multiples rivets des connections et les multiples cosses abandonnés au profit de la colle, c’est, pour moi en tout cas, stupéfiant.

En tout cas, un Dreamliner pèserait 15 à 20 tonnes de moins que son rival, l’Airbus 330-200. Et plus besoin vraiment de « faire chauffer la colle ». Je ne sais si ce qu’on gagne en carburant compensera ce qu’on devra consentir pour recycler ces quintaux de colle, mais à l’époque des rivets et des cosses, ce genre de question n’était pas abordé. Aux Deux Baudets ou au Lapin agile, où Serge entamait parfois, et concluait souvent ses marchés, il était question de tout autre chose. Le champagne se buvait parfois « à la russe ». Mais dans les ateliers, Serge pouvait aussi suggérer des solutions « à la soviétique », soit très système D, empiriques, fiables et robustes. Constatant les méventes des Rafale, je me demande si l’intervention d’un Serge Craciun chez Dassault, formé rapidement par l’aéronavale, après avoir écourté ses années de lycée, n’aurait pas été à l’occasion bénéfique. Il était réserviste, se targuait d’avoir piloté un Fouga-Magister (l’appareil de formation des pilotes de chasse, désormais abandonné, un bimoteur d’une maniabilité exceptionnelle), et sur le tard, il avait rédigé un manuel de formation pour pilotes civils d’aéroclubs.  Je devais transposer ses textes et dessins en mise en pages assistée par ordinateur, il a sans doute trouvé un autre intervenant ou est décédé avant d’avoir pu mener à bien son projet, je ne sais. Il paraîtrait que l’abandon du copilote, sur les avions de ligne, devrait se généraliser. Les mécaniciens de bord retraités se font de plus en plus rares parmi les passagers. Michael O’Leary, de Ryanair, a proposé de remplacer en cas de besoin le copilote par une hôtesse rapidement formée. J’espère que leur manuel sera aussi bien conçu que celui de Serge. Mais j’aurai quand même tendance à lui préférer celle du bar d’un train à grande vitesse, fusse-t-il aussi encollé qu’un Boeing Dreamliner. Drone d’époque ! Pour Serge, dont les cendres ont peut-être rejoint la dépouille d’Antoine de Saint-Exupéry en Méditerranée, la page du plan de vol est tournée.

P.-S. – Coupé-collé (à peine modifié) du site des Scooters Peugeot :
« Deux quartiers-maîtres de l’aéro-navale, Michel Vaslin et Serge Craciun (Ndlr, ici au second plan), ont réussi ce raid peu banal. Après trois ans d’Indochine, ils ont profité de leur permission de campagne pour rentrer à Paris sur leurs scooters 125 cm3 Peugeot strictement de série. Ce bel exploit, marqué par une seule crevaison pour 17 000 kms parcourus, témoigne éloquemment de la valeur des deux auteurs de ce raid et des qualités de leurs machines. Partis le 21 avril, ils parviennent dans la capitale le 25 août 1957 après avoir traversé le Cambodge, le Siam, les Indes, l’Iran, la Turquie, la Yougoslavie et l’ltalie. »