Ce qui suit n’est pas « très argumenté » parce que, de toute façon, la réforme des retraites n’est pas fonction d’argumentations, mais de volontés politiques, et de la prise en compte d’un « populisme » (ou plutôt, de plusieurs). Juste quelques réflexions pour tenter de faire en sorte qu’au moins certains élus dits de gauche, s’ils l’emportaient en 2012, prennent autrement le pouls du populisme qui les intéresse…

Je ne vais pas polémiquer avec Élie Arié, qui s’exprime sur le site de Marianne, parce que je partage nombre de ses réflexions ou interrogations, d’une part, parce que le temps n’est plus de polémiquer pour polémiquer d’autre part. J’ai juste bondi un peu en lisant cet extrait de sa tribune libre : « Assimiler les cas d’une caissière de supermarché qui, outre sa carrière en dent de scie, devra attendre 67 ans pour ne pas subir la triple peine que sont une proratisation de ses droits couplée à une décote, et l’obligation de s’arrêter de travailler pour cause de fatigue ou de chômage (qui recrutera demain des caissières ayant 65 ans…en admettant qu’elles n’aient pas été remplacées par des caisses automatiques ?) et celle d’un étudiant de bonne famille entrant dans la vie active à 24 ans, n’a pas de sens ! ». Le « raccourci » est une figure de style obligée par l’écriture de presse, je ne m’offusque pas de ce résumé lapidaire…

 

Le but de l’actuel gouvernement n’est pas de faire « tenir » le système des retraites par répartition mais de l’écorner assez pour que celui par capitalisation s’impose de lui-même, non pas en se substituant totalement au régime actuel, mais en le rendant incontournable pour une majorité de celles et ceux en situation de « cotiser » auprès d’assurances privées. Il est évident que pour certains grands patrons, le système actuel doit perdurer : divers mécanismes leur permettent de faire « cotiser » à leur place tant les autres salariés de leurs entreprises que la clientèle de leurs sociétés. Leurs cotisations salariales sont élevées, mais la part patronale est abondée de manière bien plus avantageuse par une multitude de bonus et de versements à des caisses publiques ou des assurances privées. Les salariés, eux-mêmes (ces patrons) inclus, créent de la valeur, et leurs retraites patronales sont plus ou moins (dis)proportionnées par rapport aux bénéfices qu’ils tirent de la vente des biens ou services que « proposent » leurs sociétés (on a effectivement le choix de se chauffer ou ne pas se chauffer, au gaz ou à l’électricité, ou en allant glaner du bois en forêt ou dans les décharges municipales). Que le bilan soit bénéficiaire ou non, de toute façon, s’ils parviennent à rester grands patrons, ils sont largement couverts. Pour un salarié ou un cadre moyen, voire supérieur, la part patronale généralement prélevée est proportionnellement bien inférieure. De plus, ces patrons se voient rarement priés de céder la place à 45 ou 50 ans.

 

L’argument est « populiste » en ce sens qu’on nous serine que même si les riches étaient davantage mis à contribution, cela ne suffirait pas et que, de plus, ils fuiraient à l’étranger. Ah bon ? Les exemples de grands patrons français ayant réussi à l’étranger ne sont guère légion. Mais effectivement, tout comme des chômeurs et des retraités s’exilent, pour trouver des pays où le coût de la vie est inférieur à celui de la France, des grandes fortunes prennent le large pour tenter d’être moins imposées. Ce n’est absolument pas le cas d’une Liliane Bettencourt qui a tout intérêt à bénéficier des lois françaises, c’est peut-être celui d’un Guy Wildenstein, le chef de file de l’UMP aux États-Unis. Le « business » est meilleur pour ses galeries d’art et écuries de courses outre-Atlantique mais ce n’est pas plus que Liliane Bettencourt un « grand patron ». C’est un gestionnaire avisé de sa propre fortune (sans doute plus vigilant que Liliane Bettencourt quant à la gestion du personnel qui la fait croître ou s’évaporer). Le volet retraites du Woerthgate se situe aussi dans ces « détails ».

 

Mais pour en revenir à l’étudiant et à la caissière, il faut peut-être signaler que c’est l’étudiant qui a créé les caisses automatiques qui priveront la caissière de son emploi mais aussi tout un dispositif qui permet de se priver de ses propres services dix ans après qu’on l’avait trouvé « employable ». 24 ans, pour un étudiant de « bonne famille », c’est l’âge où, s’il est doué, il obtient son doctorat. 34 ans, s’il n’est pas d’assez bonne famille, c’est l’âge où il se retrouve « inemployable » et remplacé par un plus frais, mieux documenté, mieux formé aux mécanismes les plus récents.

 

Non seulement l’étudiant lambda type n’est pas de bonne famille, mais il a travaillé au noir ou multiplié les petits boulots en cours d’études ; de plus, comme en Espagne où le tiers des diplômés sont employés à des postes sans aucun rapport avec leurs aptitudes ou qualifications, il a ensuite enchaîné les stages, les CDD, et il est devenu cadre sur le tard. Là, la pénibilité du travail est très difficile à estimer. Il a peut-être dû accumuler les heures supplémentaires non payées et les week-ends de travail à la maison ne donnant lieu à aucune cotisation de retraite. Selon les métiers, il peut se retrouver licencié très tôt et estimé « inemployable » : trop diplômé, trop cadre moyen ou supérieur mais pas assez pour être patron, déjà trop âgé (55, 50, 45… pour certains des plus diplômés, c’est beaucoup, beaucoup plus tôt). De plus, les emplois de caissier lui sont fermés.

 

Ensuite, elle ou il maquille ou non son cv afin de ne pas inquiéter l’employeur ou le recruteur qui ne va pas mêler le bon grain de ses ouvrières ou employées non-syndiqués à l’ivraie d’un potentiel gêneur pour, aussi, « ses » syndiqués et syndicalistes. Pour mon compte, j’ai accumulé les heures supplémentaires, les travaux non « pénibles » mais prolongés jusqu’à 24, 48 et même 72 heures d’affilée (repos fractionné d’environ 20 à 30 minutes par « poste »), parfois, mais rarement « récupérés » en congés. Je dois cependant mon avant-dernière période de chômage indemnisé à un boulot réputé pénible : chauffeur-livreur à l’international (départ de nuit, retour… parfois contrarié par un autre chargement à prendre d’urgence dans un autre pays que celui de destination initiale). Effectivement, là, pour ce type de job, je suis devenu trop vieux, et même un risque pour la cargaison (l’arrêt cardiaque peut mener au fossé) et le véhicule. Je ne me sens incapable de reprendre un boulot de chauffeur-livreur dans une grande ville : trop de tension nerveuse ingérable (c’est peut-être l’âge, aussi). Je le sais pour avoir servi de chauffeur bénévole à un petit entrepreneur ami, privé de son permis de conduire…

 

En revanche, oui, je pourrais peut-être travailler jusqu’à 67 ans si j’étais encore « employable » : ce n’est pas pour des raisons liées à ma productivité que je ne le suis pas : j’ai « mal travaillé » en négligeant d’entretenir mon relationnel professionnel.

 

Élie Arié a raison : « il faut établir une forme de discrimination pour assurer de la justice sociale. ». Laquelle ? Certaines caissières sont syndiquées, les précaires les plus précaires ne le sont plus ou pas. C’est en fonction du poids de leur « clientèle » que partis ou syndicats jaugent la pénibilité. De plus, pour ceux n’ayant pas toujours trouvé à s’employer en France mais sont partis trouver des petits boulots, au noir ou déclarés, dans d’autres pays, bonjour la reconstitution de carrière. Cela vaut d’ailleurs pour les informaticiens enchaînant des missions destinées à remplacer des salariés par des machines. Vient un jour où, en fonction de l’âge, le « bon » ou « très bon » niveau devient un handicap. Élie Arié « ose » (j’en comprends les raisons) avancer : « le marché du travail (…) ne veut pas des vieux, même en état de travailler, parce qu’ils sont à la fois moins performants et plus chers ». Non, ils sont, aussi, pour beaucoup, plus performants et largement moins chers (leurs dernières fiches de paye de cadres remontent à des lustres, leurs derniers boulots étaient fortement sous-payés). Ce genre de vulgate ne vaut que pour les salariés et cadres encore en poste, qu’on va « gentiment » pousser vers la porte, ou l’arrêt de travail très prolongé pour raisons de santé (facile, quelques mutations successives, quelques remplacements de chefs de poste loin du domicile, voire des fautes professionnelles arrangées, et le tour est joué).

 

J’ai lu la prose de je ne sais quel UMP (Woerth ? peut-être), qui bottait en touche en avançant que certains avaient « choisi » de faire des études prolongées ou d’en reprendre (j’ai tenté deux fois le Capès général, échoué à l’oral de celui de prof de lycée professionnel, et bien sûr bossé comme je l’ai pu durant ma très tardive reprise d’études, m’écrasant des travaux effectués mais jamais payés, en droits d’auteurs ne donnant pas lieu à cotisations parfois…). Choisi ? Sans doute pas davantage que peut l’être le « choix » d’une année sabbatique non-cotisée quand on est total lessivé. Pas davantage « choisies » que ces formations Fongécif pour tenter de changer d’emploi parce qu’on ne supporte plus du tout le sien, trop pénible : les « choix » n’en sont pas, ils s’imposent d’eux-mêmes. Mais qui départagera les choix imposés des autres, les choix assumés et ceux imposés par d’autres ?

 

Élie Arié a raison de soutenir qu’une loi peut être défaite par une autre et que la « taxation du capital » a fortement varié de nature et de poids au fil des mandatures. Il n’y a pas que le capital à taxer, il y a aussi les retraites. C’est ce qu’à tenté de faire le gouvernement roumain en « sucrant » pour partie les retraites : la Cour européenne l’a renvoyé dans ses cordes, il vient de faire grimper la TVA pour tout un chacun de cinq points (24 %, pour les riches comme pour les pauvres). Mais la clientèle électorale des retraités est choyée par l’UMP. Et si la gauche prônait une taxation uniforme des retraites, je serais sans doute bientôt l’un des premiers à descendre dans la rue.

 

Mais je veux bien « cotiser », même sur ma très maigre future retraite. De même que je payais des impôts locaux pour des piscines que je ne fréquentais pas (mais que mes enfants allaient sans doute fréquenter), j’estime que les revenus des retraites peuvent être mis à contribution. Je me souviens d’un fils de « syndicaliste ouvrier » qui avait pu, grâce à son mérite, mais aussi grâce à la TVA et à l’impôt qui finançaient sa bourse, enchaîner Sciences Politiques et une licence de journalisme : il avait commis un papier saignant sur les hausses des impôts municipaux, il pu faire une belle carrière (freinée par la suite, mais qui reste confortable). Je suis devenu très, très peu imposable, mais je trouve normal de l’être. Je trouverais anormal en revanche que l’UMP reprenne l’inéquitable idée de Margaret Thatcher, qui releva le taux des impôts des plus bas revenus tout faisant passer la tranche marginale de 83 à 60, puis 40 % (selon un mécanisme beaucoup plus obscur, Sarkozy a fait bien mieux ; Alistair Darling l’a portée à 50 % pour les contribuables dont les revenus sont d’environ 12 500 par mois, et réduit les baisses d’impôts accordées à certains retraités). Reagan, en 1986, avait fait mieux que Sarkozy, en apparence du moins, et ramené le taux d’imposition des plus fortunés à 24 % (taux réel de Liliane Bettencourt : environ 9 %).

 

Les retraites, en France, représentent 40 % des salaires. La solidarité discriminatoire que prône Élie Arié ne doit certainement pas peser que sur les retraités, mais elles et ils peuvent en prendre une certaine part. Élie Arié, cardiologue hospitalier et libéral retraité, n’en disconviendra sans doute pas, même s’il n’a pas mis ce point en évidence.

 

La question de la pénibilité et de son évaluation (par qui ? des médecins salariés ? on risque d’avoir des convocations post-mortem pour évaluer cette pénibilité si hospitaliers et médecins du travail doivent s’en charger) est un dilemme pratiquement insoluble s’il s’agit de se fonder sur l’équité, et non pas sur des critères préétablis généraux. Il y a travail de nuit et travail de nuit. J’ai travaillé posté en usine, mais aussi au « mettage » de presse, sauf qu’en usine j’étais ouvrier et non pas cadre. Ouvrier, je n’ai jamais été convoqué à des réunions du matin, voire à prendre un reportage en urgence, quelques heures seulement après m’être couché. En revanche, le tout petit « patron » chauffeur-livreur, lui, ne dort parfois pas plus de trois-quatre heures des semaines durant. Idem pour certains restaurateurs ou cafetiers qui vivotent.

 

Une autre question qui n’est pas abordée par Élie Arié (cela se conçoit, il n’a pas été chargé d’un rapport exhaustif), c’est celle de la multiplicité des régimes, des caisses complémentaires, &c. Je n’ai pas « choisi » un temps d’être agent-général d’assurances (profession libérale) : pour un employeur, chargé de l’entretien d’un aéroport, j’étais déjà trop « diplômé » pour occuper un poste de technicien. Le bachelier embauché a trouvé que transbahuter des caisses n’était pas digne de lui, et on m’a de nouveau proposé, trop tard, le poste. Je venais d’obtenir un fixe dans une compagnie d’assurances, j’ai décliné, et là, c’est un choix que je « regrette » (non, rien de rien, non… chantait Édith Piaf, les regrets ne mènent pas loin). En revanche, a-t-on vraiment autant besoin de multiples administrateurs de multiples caisses complémentaires ? Que vont devenir ces centaines, milliers, d’autoentrepeneurs qui remplacent des salariés dans des centaines, des milliers d’entreprises, lorsqu’ils ne pourront plus travailler ? La survie de la répartition est aussi fonction des nouvelles pratiques patronales : la flexibilité a des avantages pour les entreprises, mais le « temps choisi » des nouveaux indépendants leur est souvent imposé. Il y a celles et ceux qui pourront régler des assurances privées, et les autres, qui cotiseront le minimum, ne pouvant envisager mieux. Au moins n’ont-ils pas à supporter le financement d’un comité d’entreprise comme celui d’EDF, épinglé par la Cour des comptes. Mais ils n’auront peut-être pas accès à des maisons de retraites mutualistes ou gérées par des caisses complémentaires dont les tarifs se sont alignés sur ceux des établissements privés (sauf, peut-être, pour certains parents d’administrateurs).

 

Voici plus d’un quart de siècle, le Conseil de l’Europe avait lancé une étude sur le devenir des régimes de retraites. J’ai proposé le sujet, retoqué par le chef des « infos générales », qui n’en voulait même pas pour bouche-trou à marbrer (voire en marronnier). Politiques et syndicalistes, mais aussi médias, se sont assis sur la question des retraites pendant une bonne vingtaine d’années. À présent, la question est « torchée » par une majorité parlementaire fortement influencée par le groupe de pressions des assureurs privés. Il y a certainement mieux à faire, plus finement, plus équitablement, peut-être en lâchant du « lest » des « deux » côtés (majorité, opposition, syndicats, contribuables).

 

Encore une fois, je ne vais pas polémiquer avec Élie Arié qui rappelle aussi l’évidence : « La retraite par capitalisation est la pire des solutions: elle rend son montant (voir son existence) aléatoire, elle l’ampute des bénéfices des assureurs, elle ne créé pas un centime de richesse supplémentaire, elle maintient la dépendance des retraités à l’activité de ceux qui travaillent (une fois retraitée, la valeur de vos actions Renault dépendra du travail et des résultats de Renault; et si Renault fait faillite, elles ne vaudront plus rien). ». En Grande-Bretagne, on voit des septuagénaires au travail. C’est aussi la conséquence de la généralisation d’une forme de capitalisation. Au moins peuvent-ils travailler, être employés. Ou du moins le pouvaient-ils avant que la crise ne conduise à supprimer aussi leurs emplois, généralement peu « comptablement » productifs. La question des retraites a été aussi soulevée, de manière faussée, par la droite de la droite suédoise qui oppose les fonds consentis à l’intégration des immigrés à ceux dévolus aux retraités. Mais il faudra bien aussi se poser les bonnes questions. Au-delà des retraites, il y a aussi le problème de la dépendance, de plus en plus assurée par des soignantes et soignants étrangers (médecins employés en tant qu’infirmiers ou aides-soignantes) tandis que les bénéficiaires d’un numérus clausus occupent des postes de direction. Est-ce vraiment un autre sujet ? Sans polémiquer, suggérons quand même à Élie Arié, s’il reprenait sa plume, de la tailler plus finement.