Le Woerthgate aura peut-être, s’il n’a pas de suites judiciaires fâcheuses pour les protagonistes, eu au moins le mérite de rendre hommage à Pier Paolo Pasolini. Jean-François Banier aurait fait un excellent « visiteur » dans Théorème (ce fut Terence Stamp), et quand on voit Éric Woerth se poser en personnage virginal de Salò ou les 120 journées de Sodome, plongé dans le Girone della merda, on se prend à reconsidérer la portée visionnaire des films et écrits de Pier Paolo Pasolini…

Tentons d’élever le débat (merci à Dominique Morin-Thouars pour le rappel de ce topique des années 1970-1980). Nous n’y parviendrons sans doute pas, tant le niveau de la plupart des médiatiseurs du Woerthgate leur est dicté par les dures lois de la vulgate journalistique, lesquelles nous gangrènent autant que beaucoup d’autres, et dont il est fort difficile de se décontaminer.

Dans Salò, film glacé et glacial, le Duc, l’Évêque, le Magistrat et le Président sévissent ; des adolescentes et adolescents sont violés, plongés dans des bacs d’étrons avant d’être mutilés, torturés, puis mis à mort afin d’escamoter le souvenir des crimes des quatre notables de haut rang. C’est, dit salement comme le ferait le Voleur de Darien, proprement révulsant.

 

Dans Théorème, pour le dire comme Houellebecq (en pompant Wikipedia), « un personnage mystérieux d’une étrange beauté s’immisce dans une riche famille milanaise et entretient des rapports sexuels avec chaque membre de la famille, changeant radicalement la vie de chacun. ».

 

« Nous fascistes, nous sommes les véritables anarchistes…. une fois que l’on s’est emparé du pouvoir bien sûr… », énonce l’un des protagonistes de Salò, peut-être le Président de ce « Premier cercle » de pairs. Ils ne s’interdisent plus rien, mais l’interdiction d’interdire est leur exclusif apanage ; pour les autres, les interdits sont démultipliés. Éric Woerth, se posant en vestale enfouie dans les fèces, ne s’interdit plus rien, mais prohibe toute revisite de son passé. Son sermon dominical de ce jour est sempiternellement le même : « on me traîne dans la merde, on m’enrobe de sanies, et pourtant je n’ai jamais menti ; ce qu’on tente de faire passer pour des traces de mes supposées exactions ne sont que des actes dont personne n’aurait à rougir. ». Dans Bande à part, Jacques Perret remarque : « J’aime ça, moi, les malentendus, ça fait une musique qui me plaît, et chaque fois qu’il y a un beau malentendu bien gratiné, je me dis que les corniauds et les salopards ont une chance de l’avoir dans l’os. »

L’obispo qui trône chez Liliane Bettencourt fut-il manié par Banier ? Qui, du trio formé avec André, l’eut dans l’os (entre sacrum et coccyx) le plus souvent ? Peu importe ; à élever le débat, on se casse la tronche, mais n’en rajoutons pas dans la chute. Mais Mediapart et Antoine Perraud, en se livrant à une relecture très orientée, « au scalpel », du Passé composé, livre du jeune François-Marie Banier dont la crinière bouclée évoque celle du Visiteur de Théorème, réussissent à établir le parallèle. « Ce roman, publié en 1971 (…) décrit la mainmise d’un détrousseur au physique d’ange sur une famille qu’il détruit à Neuilly, » résume Antoine Perraud. Théorème sortit en 1968. Le « pousse au jouir » du Passé composé lui doit beaucoup. Il n’y a guère de malentendu, Perraud a certainement fort bien entendu Banier.

Il n’y a guère de malentendu avec Éric Woerth. J’ai trouvé ce passage de Laurent Lévy dans les commentaires à la suite de l’article de Claude Marie-Vadrot, de Politis, intitulé « Sarkozy est-il cynique au point de “pousser” Éric Woerth au suicide… ». « Les riches que quelques irresponsables voudraient saigner à blanc ne peuvent simplement plus payer pour les retraites des pauvres. À quoi servirait-il, d’ailleurs, d’accumuler du capital, si c’était pour en dépenser les fruits bien mérités à assurer une retraite oisive à ceux qui n’ont pas eu la glorieuse idée d’en faire autant ? Il peut sembler regrettable que les fins de mois étriquées qui commencent souvent le 10, que la misère, les difficultés d’accès aux soins, le mauvais logement, les vacances devant la télé, soient le prix à payer pour que les amis d’Éric Woerth et de Nicolas Sarkozy puissent s’enrichir, mais c’est ainsi que va le monde. Il n’y a pas d’alternative : c’est ça ou le communisme (…). Et dès lors, lui reprocher de chercher, dans la cohérence de ses choix, le meilleur moyen de financer, non d’inutiles retraites, mais le parti de ses maîtres, c’est comme reprocher à un footballeur de ne pas marquer contre son camp. Même les supporters de l’équipe adverse ne le lui en demandent pas tant ! » Ce pourrait être, énoncé sans ironie, du Nadine Morano, du Luc Chatel, du Xavier Bertrand, sans la moindre distanciation.

Éric Woerth, « domestique muet » tel un personnage de Balthazar, fils de famille, de Banier, sera-t-il « trahi par tout le monde », tel Balthazar par sa marraine ? Sans doute par quelques-uns, auxquels sa livrée conviendrait. Mais gravit-il vraiment un chemin de croix christique, comme dans L’Évangile selon saint Matthieu, de Pasolini ? N’est-il pas plutôt l’entrepreneur (absent de l’écran) des Murs de Sana’a, qui détruit ce qui ne peut plus être aménagé en dégageant le profit qu’on pourrait tirer de nouveaux édifices, avec, par exemple, des compagnies d’assurances et des cabinets de gestionnaires de fortunes à tous les étages ? Celui qui, par exemple, au Budget, au prétexte de réduire le déficit de l’État et d’une efficacité qui reste à démontrer, délègue au secteur privé des pans entiers de tâches, sachant fort bien que cela le grèvera davantage, mais que la masse globale des suppressions de services publics masquera ces « petits » profits.

Uccellacci e uccellini fut traduit par Des oiseaux petits et gros, mais aussi plus explicitement par The Hawks and the Sparrows (faucons et moineaux). L’imposture d’un Woerth consiste à se faire passer pour un moineau, qui n’aurait bénéficié que de roupies d’étourneau, de pourboires, et serait tout dévoué au seul service de la Nation. N’a-t-il pas plutôt confondus intérêts de l’État et autres, et moins indirectement qu’il ne paraît, les siens ? Il vient de déclarer, ce dimanche, « Je souhaite évidemment rester au gouvernement. Ma passion c’est mes convictions politiques, c’est de les défendre et les mettre en œuvre. ». Bientôt, tel un Palmiro Togliatti accordant l’amnistie aux fascistes, il réclamera l’amnésie pour lui-même avec la même conviction. Faute de bénéficier, comme Togliatti ou Berlusconi, d’un attentat véritable ou mode « Observatoire », il a au moins reçu une très opportune balle de petit calibre dans un pli adressé à la mairie de Chantilly. Toto et Davoli finiront bien par étrangler le corbeau, et reprendront leur chemin, l’un vers une retraite amputée, l’autre vers le Pôle emploi, et Woerth retrouvera les ors de la Chose Publique.

Mediapart, encore, rappelle que Claude Chabrol pensait tirer de l’affaire Bettencourt un scénario pour un prochain film. Dans les seconds rôles, peut-être aurait-il écarté celui de Lucienne de Rozier qui se serait refusée à faire répéter le texte attribué par elle à Banier et que Liliane Bettencourt aurait débité à Nicolas Sarkozy pour le prier de contrecarrer les actions judiciaires de sa fille ? Aurait-il préféré de Maistre dans ce rôle d’auteur et répétiteur, comme l’a supposé Claire Thibout, l’ex-comptable ? Ce n’est pas faire ombrage à Claude Chabrol que de présager qu’il aurait fait du Chabrol là où Pasolini aurait fait du Pasolini. Philippe Bouvard a estimé que Chabrol « prenait légèrement les choses graves et avec des choses graves pouvait faire des films légers… ». Tout l’art des conseillers de com’ de Nicolas Sarkozy et de l’UMP consiste à faire du Woerthgate à la Chabrol et à nous faire vivre du Pasolini en nous suggérant d’étrangler le corbeau. Le problème, c’est que les corbeaux, au deux sens du terme (l’intellectuel de Pasolini, les auteurs de fuites vers la presse), risquent chaque jour d’être un peu plus nombreux à donner de la voix et des munitions un peu plus lourdes que celle destinée au maire de Chantilly…