Dans la quête inaugurée dans ces colonnes pour identifier le pourquoi et le comment du nombre considérable de camps de concentration en France durant les années sombres de la seconde Guerre Mondiale et de leur répartition très particulière sur le territoire, un élément découvert très récemment (merci Internet !) pourrait jouer un rôle considérable : la thèse d’État de Denis Peschanski intitulée « Les camps français d’internement (1938-1946) ». Ce pavé (952 pages) constitue une somme extrêmement détaillée et documentée sur la question ; dans ce qui suit, les numéros de page sont autant de renvois à ce document de référence.

S’il n’est pas encore établi qu’il pourra à lui seul donner la clé de l’énigme, il promet d’ores et déjà de révéler par la richesse de son inventaire des vérités pas nécessairement agréables, mais (ô combien) indispensables à l’édification de nos contemporains, toutes générations confondues : les plus anciennes afin de leur communiquer les informations qu’ils ne risquèrent pas de lire dans la presse de l’époque et les plus jeunes, pour les instruire (à des fins préventives) de la sournoiserie de prémices qui passèrent inaperçus aux yeux des premiers.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il me paraît utile de rappeler les dates marquantes de cette période, dans la mesure où elles apportent un éclairage significatif :
                 mai 1936 à juin 1937 : gouvernement de Front Populaire
                 juillet 1936 à mai 1939 : guerre civile espagnole
                 23 août 1939 : pacte germano-soviétique (Molotov-Ribbentrop)
                 3 septembre 1939 : déclaration de guerre (invasion Pologne)
                 10 mai 1940 : invasion allemande de la Belgique, percée de Sedan
                 17 juin 1940 : Pétain succède à Paul Reynaud à la tête du gouvernement, replié à Bordeaux
                 22 juin 1940 : signature de l’armistice
                 11 juillet 1940 : vote des pleins pouvoirs constituants à Pétain ; État français

A la lecture de ce document, on passe par une première découverte : la paternité biologique du concept d’internement administratif ne revient pas au régime pétainiste, mais bien à son prédécesseur. Combien aurions-nous préféré que le mal soit concentré sur ce baudet (ce pelé, ce galeux d’où venait tout le mal) ! Mais il faut se rendre à l’évidence, dépourvue de la moindre ambigüité :

page 253 : « Dans la suite logique de la décision de septembre 1939, mais sans tenir compte de l’expérience acquise, le gouvernement décida l’internement de tous les ressortissants de puissances ennemies. Une circulaire du 15 mai 1940 reprit, tout d’abord, le décret de septembre en imposant l’internement de tous les hommes de 17 à 56 ans, la limite étant portée à 65 ans le 29 mai suivant … ».

La souche était ainsi créée, dont pourrait se « tirer » la suite (à la manière du processus par lequel l’industrie électronique « tire » un barreau de silicium à partir d’un germe initial).

Les citoyens allemands furent donc la toute première cible. Logique, direz-vous peut-être : mesure de simple prudence à l’égard de ceux que le hasard avaient fait naître dans un pays qui venait de nous agresser ; puisque l’on ne savait pas si l’on pourrait maîtriser l’offensive qui faisait fi de nos frontières, au moins on avait les moyens de mettre hors d’état de nous nuire l’« ennemi » situé à l’intérieur.

Une précision s’impose, cependant : s’ils se trouvaient sur notre territoire, ce n’était pas en qualité de touristes … L’écrasante majorité de ces personnes avaient fui l’Allemagne et les exactions qui s’y pratiquaient ouvertement depuis cinq années ; en majorité, ils étaient Juifs ! Un « détail » qui parut échapper aux décideurs d’alors. Ou bien décidèrent-ils de l’exception au nom du pas encore célèbre principe de précaution : peut-être des espions infiltrés se dissimulaient-ils dans la masse. Faute de pouvoir faire le tri, un traitement intensif était un moindre mal.

page 254 : « En toute logique, la mesure fut élargie aux Italiens à partir du 10 juin [1940], quand Mussolini se décida à se lancer dans la guerre contre la France. La difficulté était tout autre cependant puisque la colonie italienne comptait environ 700 000 ressortissants en France, sans compter les irréguliers. Il était impensable de tous les interner mais la procédure fut engagée ».

Et voilà l’exception faisant subrepticement ses premiers pas sur le chemin qui devait la mener à un périmètre de plus en plus élargi.

Avant même les « ressortissants des puissances ennemies », une autre population était déjà  visée :

page 331 : « … Le décret du 6 avril 1940 … prohibait la circulation des nomades sur la totalité du territoire métropolitain et pour la durée de la guerre. Les « nomades » (définition de 1912) devaient se déclarer dans les quinze jours aux autorités de police et être astreints à résider dans la commune fixée par le préfet concerné dans chaque département … »

Délit de faciès pour les Tziganes, Romanichels et autres nomades ? Pas vraiment, car :

Idem : « … Le préambule du décret est explicite : les nomades présentaient un danger, risquant de surprendre le mouvement des troupes ou de repérer les stationnements d’unités … ».

Mais ce décret ne faisait en réalité qu’entériner un état de fait préexistant car :

page 330 : « … dès le 22 octobre 1939, au nom de la loi sur l’état de siège et en s’appuyant sur la loi de 1912, le commandant de la 9e région militaire interdisait la circulation des nomades dans les départements de Maine-et-Loire, Indre-et-Loire, Vienne, Deux-Sèvres, Haute-Vienne, Charente, Dordogne, Corrèze et leur séjour dans les deux premiers départements … »

Décidément, la logique militaire est à la logique tout court ce que la musique militaire est à la musique : d’un style souvent percutant et peu propice aux nuances …

« … astreints à résider dans la commune fixée par le préfet concerné dans chaque département … » ; voilà un indice qui pourrait donner un début d’explication à notre interrogation au sujet de la localisation des camps. Mais qui ne suffit pas, car c’était une population peu exigeante en matière d’infrastructure, puisque par définition, telle l’escargot, elle se déplaçait toujours avec celle qui lui était propre ; un point d’eau et quelques barbelés feraient prestement l’affaire (page 332 : « … Apt et Mormoiron avaient bien été prévues en juin 1940, …  pour accueillir des nomades avec leurs roulottes ») !

De plus, au titre du décret du 6 avril 1940, on aurait dû compter a minima une commune de rassemblement dans chaque département, ce qui n’est pas le cas (page 336 : « … on relève vingt-sept camps d’internement ayant accueilli des nomades en France, dont vingt-deux à titre exclusif ou très majoritaire … » [NdR : la liste publiée par Wikipedia, qui n’en dénombre que 17 exclusifs, serait donc incomplète]). Est-ce à dire que dès octobre 1939, la décision militaire pouvait l’emporter sur la loi administrative ?

page 331 : « … Il suffit de comparer les camps de zone Sud (NdR : dite « libre ») et de zone Nord (NdR : occupée) à la fin de 1940. Alors même qu’on comptait quelque 60 000 internés dans la première et moins de 2 000 dans la seconde, on ne comptait pratiquement aucun Tsigane interné en zone Sud. On y appliqua en fait le décret-loi du 6 avril 1940 en exigeant, avec plus ou moins de force, l’assignation à résidence et, donc, la sédentarisation. Tel fut le cas dans le Vaucluse. C’est le 8 juin 1940 que le préfet interdit la circulation des nomades dans le département le temps des hostilités et désigna deux communes d’assignation à résidence, Apt et Mormoiron … ».

page 333 : « … Quoi qu’il en fût l’internement des nomades en zone Sud fut un phénomène marginal et, en zone Nord, l’internement massif des populations nomades fut la conséquence d’une décision allemande, même si les préfets et les autorités locales, comme le reste de la société, se satisfirent d’être ainsi débarrassés de « populations indésirables » … ».

Le cheminement du traitement de la « question juive » est encore plus complexe, encore que l’on puisse le faire remonter à la circulaire du 15 mai 1940 car, comme nous l’avons signalé, même si celle-ci n’évoque aucun motif confessionnel ou « racial », nombreux étaient les Juifs parmi les ressortissants allemands réfugiés sur notre territoire au moment de sa promulgation

page 338 : « … Dannecker (…) rejoignit la France le 5 septembre 1940 … il s’imposa comme le coordonnateur de la politique antisémite en France occupée …
… Déjà en désaccord sur ce point avec les autorités militaires, il ne pouvait être l’homme de la situation quand furent scellés les « accords » Bousquet-Oberg …
… le 27 juillet 1942, il fut remplacé à son poste par Röthke …
 ».

Dominique Dutillois nous a rappelé que les lois vichystes relatives aux Juifs sont datées du 4 octobre 1940. Cinq semaines seulement s’étant écoulées entre l’arrivée du « coordonnateur » et la publication desdites lois au Journal Officiel, on se dit qu’il est vraisemblable que son action fut une véritable sinécure tant les « coordonnés » se montraient bons élèves. Et de fait :

page 342 : « … Si, comme on l’a vu … Dannecker se plut à dire ainsi aux responsables du camp de Pithiviers que l’internement relevait de la seule responsabilité des autorités françaises, il se passa en fait moins de trois semaines entre le moment où celles-ci furent informées de la décision allemande et l’ouverture effective du camp. C’est en effet le 22 avril 1941 que le représentant de l’Intérieur dans les Territoires occupés, le préfet Ingrand, était averti par le MBF que les Allemands souhaitaient l’application en zone occupée de la loi du 4 octobre 1940 permettant l’internement des Juifs étrangers pour la seule raison qu’ils étaient juifs et étrangers. Il n’était encore question alors que de l’ancien camp de prisonniers de guerre de Pithiviers qu’ils mettaient à la disposition des Français.

Dans la même note, Ingrand annonçait l’envoi sur place d’un inspecteur général de services administratifs qui avait fait le voyage avec les représentants allemands. Le 25 avril, il lui faisait rapport : compte tenu des capacités d’internement et de l’urgence, deux localités avaient été choisies, Pithiviers et Beaune-la-Rolande, pour un effectif maximum de 5 000 personnes ; Dannecker exigeait la désignation de deux chefs de camp pour le 29 au plus tard ; l’ouverture, quelques mois plus tôt, du camp de Jargeau dans le même département avait asséché le réservoir local de main-d’œuvre et rendait nécessaire de regarder vers la région parisienne pour le recrutement des gardiens. »

page 344 : « … L’opération débuta le 13 mai, à Paris. On remit 6 694 « billets verts » valant convocation : la personne visée devait se présenter le lendemain, accompagnée d’un membre de sa famille, à l’un des trois centres de rassemblement prévus à cet effet. Pour les 3 710 Juifs parisiens, polonais pour l’essentiel, qui se présentèrent à ce qu’on leur avait présenté comme une simple vérification, ces centres ne furent qu’une étape : transférés par autobus jusqu’à la gare d’Austerlitz, ils rejoignirent les deux camps du Loiret par quatre trains spéciaux.

La même improvisation et la même urgence prévalurent à l’ouverture du camp de Drancy en août 1941 ».

Mais avant 1941 ?

page 354 : « … dans un document du 13 septembre 1940 … compte rendu de la réunion qui s’était tenu la veille … on … lança l’idée de diminuer les coûts en limitant le nombre de camps à sept, dont trois pour les étrangers (Gurs, Le Vernet, Argelès) et quatre pour les Français (localisations à définir). »

page 355 : « Très rapidement un contrôleur général fut chargé de repérer et proposer les quatre camps prévus pour les Français offrant une capacité de 2 000 places chacun. Sa conclusion fournie le 18 septembre contrastait avec le schéma théorique arrêté quelques jours plus tôt : « Aucun des vingt centres dont il s’agit ne répond entièrement aux nécessités envisagées ». La seule solution, dans les limites imparties, impliquait le changement de statut de Gurs, jusque là et à l’avenir prévu pour les étrangers ».

D’où l’on peut conclure qu’au 18 septembre 1940, existaient trois camps : Gurs, Argelès et Le Vernet prévus pour regrouper plusieurs dizaines de milliers des combattants et réfugiés espagnols, ouverts début 1939, ainsi que vingt autres centres (principalement des casernes ou des forts désaffectés) dont aucun n’atteignait la capacité requise. On est en tout cas loin du chiffre de 240 sites !

Une note du 17 décembre 1940 permet de se faire une idée des critères à satisfaire :

page 356 : « Il semble, en effet, que l’on ne se soit guère préoccupé jusqu’à ce jour des conditions dans lesquelles pourraient être réalisés l’installation des camps, l’aménagement des baraquements, la nourriture, le couchage et le chauffage des internés, autant de questions qu’il était peut-être relativement aisé de régler jusqu’alors, mais dont la solution s’avère de plus en plus ardue à mesure que s’accroissent les difficultés d’approvisionnement et de ravitaillement en produits de toutes sortes. […]

Improviser des agglomérations importantes susceptibles de grouper jusqu’à 20 000 individus dans des régions généralement déshéritées, à l’écart de toute agglomération importante, même de gare de chemin de fer, n’est possible qu’à la condition d’assurer la ‘vie’ de ces agglomérations, c’est-à-dire de les introduire dans un circuit réalisant, d’une part, leur alimentation en valeurs économiques (nourriture, eau, combustible, éclairage, médicaments essentiels etc.), intellectuelles ou morales (correspondance, lecture) et, d’autre part, l’évacuation des éléments nocifs à divers titres (maladies graves, décédés, individus dangereux, naissances etc.). ».