A l'horizon de Thèbes le soleil déclinait, caressant une dernière fois les colosses désormais inutiles de mon père. Plus loin, dans le palais de Médinet, Maya attendait Aube pour venir le rejoindre au temple où il risquait de trouver la mort. Sur le fleuve, contre le quai, le premier vaisseau de la flotte royale accostait, menant mon aimée au désespoir. Meryet la consolerait.
Au sud, loin derrière l'horizon, mon frère sentait mon détachement de la vie. Il s'en détacherait lui aussi, après avoir accompli sa promesse, aidé de Maya, en me portant dans la belle chambre d'éternité qu'il s'était préparée.
Le crépuscule était beau. Je fermais les yeux pour détendre mon corps comme dans le bain parfumé du palais. Je m'efforçais de ralentir ma respiration pour que mon âme soit calme comme était calme le dernier crépuscule. Je ne pus empêcher ma gorge de se serrer car j'étais comme un enfant qui pleure. Ma main trouva la poignée de la dague. L'or avait la chaleur de mon corps. Je restais ainsi, ma main sur mon arme avec l'espoir que Maya viendrait faire ce que je ne pouvais me résoudre à faire. Mais déjà le soleil était presque de l'autre côté, il me fallait le suivre, et mon guide ne venait pas.
Alors je tirai la lame de fer hors de son beau fourreau ciselé. La dague de mon frère brillait d'un éclat rouge, caressée par les dernières lueurs de Rê. Je plaçais la pointe magique sur la cicatrice que le vieil Azirou m'avait faite au bas du ventre. Ce ne fut pas difficile. Tel un prêtre embaumeur, j'enfonçais la lame dans ce corps qui ne m'appartenait déjà plus. Et ce fut comme une piqûre d'insecte, une morsure de serpent. Les muscles, malgré moi se raidirent, mais la dague glissa toute seule au fond de moi. Ma bouche eut un cri sec. Et je revis Aube criant sous mon étreinte lorsqu'elle vint à moi pour la première fois. Cela faisait mal, mais je reconnus la douleur comme une vieille habitude. Je pouvais respirer, un peu haletant. Je pouvais voir, et l'Égypte me parut resplendissante ce soir de plénitude. Mon sang de mortel coulait sur mon pagne plissé, mais le sang intemporel des dieux prenait sa place.
Je descendis lentement les marches du pylône. Traversant la grande colonnade, j'eus l'impression de traverser un temple irréel et désert. Aucun son ne me parvenait plus. Seul le battement de mes tempes et le souffle de ma respiration troublaient le silence de la terre. Ce grand corps qui souffrait n'en finissait pas de se traîner. Je voulais atteindre le sanctuaire, je voulais retrouver Amon une dernière fois. Alors peut-être le dieu de mon enfance reviendrait-il me chercher, et au lieu de me laisser dans ce temple vide, il m'emporterait de l'autre côté, là où le soleil navigue lorsque la terre s'endort.
Les portes du sanctuaire étaient grandes ouvertes. Amon se tenait sur son trône, étincelant d'or sous les caresses de la lune. Je pus hisser mon corps affaibli sur le siège du Grand Prêtre, aux côtés du dieu. Le temps se suspendit à mon souffle. J'attendis longtemps la visite du dieu vivant.
La nuit commence à s'éclaircir. La fraîcheur du matin est venue me tirer de ma torpeur. La statue d'Amon est froide, à côté de moi.
Je lui prends la main pour le réchauffeur. Le dieu se laisse faire. Il serre le bout de mes doigts dans sa main divine. Je lève les yeux sur Lui.
Il se penche et il me sourit. A son beau visage, je reconnais mon frère, ce grand soldat des dieux. Thot est à ses côtés, et c'est Maya qui pleure.
Je ne veux pas fermer les yeux, déjà mon corps s'efface et mes doigts s'engourdissent dans les mains d'Amon. Je sens encore un peu la brûlure du poignard qui bouge au rythme de mon souffle saccadé.
Ne pas fermer les yeux.
Qu'il est difficile de finir lorsque la mort n'est plus un jeu.
Difficile de partir alors que nos mains sont liées.
Rester les yeux plongés dans le regard humide de mon frère qui ne dit rien tant les mots sont inutiles.
Parler le langage des dieux.
Ne pas fermer les yeux et entendre au loin la voix d'Aube qui murmure mon nom comme le nom d'un enfant. J'avais oublié la clarté de ses yeux penchés sur mon visage comme les étoiles du ciel. Est-ce la rosée du matin qui se lève trop vite ou les larmes de l'aube diluant les aurores, la lueur d'un sourire qui éblouit mon cœur, et mon corps me fait mal.
Retrouver une dernière fois un fond de vie pour ne pas finir si vite, maintenir la vie par le regard, épuisé fermer les yeux juste un peu, sans lâcher la main d'Amon, mais trop tard, ne plus pouvoir ouvrir les yeux, ne pas même me souvenir de la dernière image de la vie, juste une sensation¨, la pression des doigts sur mes mains d'enfant, et mal au corps, un dernier souffle, et le calme s'installe dans le temple de l'homme.
Plus rien, la vie devient un rêve. Un sursaut parfois, l'impression d'une douleur, et la voix étrange d'Amon, la voix souvenir, la voix délire, la voix de mon frère qui pleure, je ne le vois plus mais je reconnais la chaleur de ses épaules lorsqu'il me prend dans ses bras, ce n'est pas ma bouche qui dit les mots que j'entends encore, c'est mon frère qui me berce et murmure tendrement au creux de mon oreille :
« – Voici que mes yeux ne voyaient plus et que j'étais au fond d'un temple sombre, et, se penchant sur moi, Il a dit : « Ouvre les yeux, Je te rends la vue, car Je suis Dieu et j'ai pouvoir de Maât ». »
J'étais comme un naufragé et Il m'a pris sur Sa barque, j'étais comme un aveugle et Il m'a rendu la vue, moi qui ne voyais plus. Aujourd'hui je vois de nouveau et Mon Seigneur est comme le soleil, resplendissant sur l'Égypte.
Ainsi, chaque soir, lorsque le soleil de couche à l'horizon, je dis : « Voici que Mon Seigneur s'endort ». Et chacun se tait, le pays est comme un songe, le temps s'arrête et la nuit est comme une heure.
A l'aube, lorsque paraît le premier rayon du soleil, je dis : « Voici que Mon Seigneur se lève sur l'Égypte ». Et la vie recommence, les enfants naissent, les hommes s'éveillent, les animaux s'étirent, les lotus s'épanouissent, et chacun est dans la joie du jour retrouvé. Les heures sont des heures, les jours sont des jours.
S'il fait doux, je sais que Mon Seigneur est heureux, et je suis heureux. S'il pleut, c'est qu'Il est triste et mon cœur est triste aussi. Alors je sors du temple et sous la pluie je tends mon visage sous Ses larmes sacrées. S'il fait trop chaud, c'est que Mon Seigneur est malade, alors dans tout le pays je fais bruire les grands flabellums pour rafraîchir Sa face, et de servir ainsi Mon Dieu, mon âme se soulève, mon esprit se pâme, mon corps frémit.
Et nul jusqu'alors n'a pu voir un si Grand Seigneur sur la terre, Lui qui revit de Ses propres œuvres comme l'Osiris d'Abydos, Lui qui renaît de Ses cendres comme le Bennou[1] d'Héliopolis, Lui qui sépare le ciel et la terre, Lui qui dispense le souffle de vie, Lui qui, tel Rê sur sa barque, a pouvoir de renaître chaque jour et pour les siècles à venir.
Car ce Grand Seigneur vivra éternellement, et lorsque nous, Ses enfants, ne serons plus que des âmes errantes dans l'Amenti, Il sera toujours le soleil sur Sa barque, éblouissant le monde de Sa face dorée, car pas un jour ne se fera sans Lui, pas une nuit sans Son consentement, pas un matin sans Son sourire.
Il est le soleil, Il est le jour, Il est la nuit qui s'étend sur toute chose lorsqu'Il ferme Ses yeux.
Le voici qui Se couche à l'horizon de ce matin, et le soleil qui croit se lever aujourd'hui n'est plus qu'un songe pour les hommes, le jour qui vient n'est plus le jour sur la terre, c'est désormais la longue nuit des pharaons, demain n'est plus que le souvenir de cette éternelle nuit qui commence et s'étend sur le monde, la nuit définitive puisqu'il est le dernier des dieux d'Égypte.
Il est toute chose et toute chose est en Lui.
Il est hier, Il est aujourd'hui et Il connaît demain »
La voix de mon frère résonne encore dans le temple qui s'efface de ma mémoire, et ma nuit, plus lumineuse que la lumière, envahit l'univers.
Alors, délaissant lentement ce beau corps d'éternel adolescent, j'étends mes ailes au-dessus de l'Égypte blessée.
FIN
(Annexes à suivre …)
¨ « Juste une illusion, une petite sensation … » Jean-Louis Aubert
[1] Le Bennou, l'oiseau qui s'est posé sur le tertre primordial, le premier à naître et à renaître. Le mot est synonyme de « lever » du soleil et de « pyramidion » des obélisques. C'est le Phénix décrit par Hérodote.
Ô grand oracle d’Osiris !
JEHOVAH OSIRIS BAAL .
Blessée !
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